Lettre ouverte, en date du 15 février 2021, à Emmanuel Macron, président de la République française
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Monsieur le Président de la République,
Depuis le lundi 15 février 2021, les juges des tribunaux et des cours à travers tout le territoire haïtien observent un arrêt de travail illimité pour forcer Monsieur Jovenel Moïse à respecter la Constitution. En effet, depuis son accession au pouvoir, Monsieur Moïse a vassalisé les institutions républicaines, créé un climat de terreur dans le pays, démantelé l’arsenal juridique et réduit l’exercice du pouvoir à sa seule personne.
Aussi, alors que son mandat constitutionnel a pris fin le 7 février 2021, a-t-il choisi de rester au pouvoir, en vertu d’une interprétation de la constitution rejetée aussi bien par les voix les plus autorisées de la République - le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ), la Fédération des barreaux d’Haïti-, par des universitaires reconnus et respectés – Chaire Louis-Joseph Janvier sur le constitutionnalisme haïtien de l’Université Quisqueya- que par une grande partie de la société civile : l’Eglise catholique, l’église protestante, des associations professionnelles, des personnalités, etc.
Gouvernant par la force, et usant sans retenue de la provocation, Monsieur Jovenel Moïse voudrait utiliser l’année supplémentaire qu’il s’est octroyée pour adopter une nouvelle Constitution et procéder aux élections qu’il n’a pas daigné organiser pendant tout le temps qu’a duré son mandat.
Sans nous demander comment il y parviendra vu l’opposition qui se dresse en face de lui, et s’il y parvient, comment garantir que ce n’est pas là la plus éloquente manière de mettre le pays dans un état d’instabilité, reprenons à notre compte les faits relatés par douze organisations de la société civile dans une « Lettre ouverte à la représentante du Secrétaire Général des Nations unies en Haïti », en date du 4 février 2021 :
« 1. Sur l’irrégularité du processus électoral
L’actuel Conseil Électoral Provisoire (CEP) a été institué le 18 septembre 2020 en violation de l’article 289 de la Constitution haïtienne en vigueur avec, de surcroit, pour mission de la changer par voie référendaire, ce qui est prohibé aux termes de l’article 284-3. De plus, ce CEP n’a pas prêté serment par devant la Cour de Cassation, une formalité imposée par les articles 194-2 de la Constitution et 241 du décret électoral du 2 mars 2015.
C’est d’ailleurs en raison de ces nombreuses irrégularités qu’en date du 28 septembre 2020, la Cour Supérieure des Comptes et du Contentieux Administratif (CSCCA) a rappelé aux institutions l’obligation qui leur est faite de respecter les prescrits constitutionnels et légaux. Et, faisant suite à ce mémorandum, elle n’a statué sur aucun des nombreux contrats concernant ce CEP, portant, entre autres, sur les élections et sur l’organisation du référendum (...)
2. Sur la dislocation du processus de l’État de droit
Le président Jovenel Moïse a choisi de ne pas réaliser les élections en 2017 et en 2019 pour la Chambre des députés et les deux tiers (2/3) du Sénat. Par conséquent, depuis le 13 janvier 2020, le Parlement haïtien est dysfonctionnel. Dès lors, le président Moïse s’érige en maître de la République, violant particulièrement les articles 85 et 150 de la Constitution définissant les limites de son pouvoir.
Pour la seule année 2020, il a adopté quarante-et-un (41) décrets et cent-vingt (120) arrêtés, démantelant les fondements de l’État de droit et l’arsenal juridique haïtien. Parmi ces instruments illégaux se retrouvent : le décret du 24 juin 2020 portant sur le nouveau code pénal, le décret du 5 janvier 2021 habilitant le CEP décrié à organiser un référendum constitutionnel et prorogeant de deux (2) mois le mandat du Comité consultatif installé le 30 octobre 2020 pour l’élaboration du projet de Constitution, le décret du 26 novembre 2020 créant l’Agence nationale d’intelligence (ANI), etc.
3. Sur la situation sécuritaire du pays et les massacres dans les quartiers défavorisés
La situation sécuritaire du pays demeure préoccupante. Depuis 2020, les gangs armés faisant partie de la coalition « G-9 an Fanmi et Alliés » et bénéficiant de la protection du pouvoir, s’adonnent au kidnapping. Des cas spectaculaires sont répertoriés tous les jours. Les femmes et filles enlevées sont violées, mutilées, assassinées pour la plupart.
De même, plusieurs massacres et attaques armées ont été perpétrés dans les quartiers défavorisés, notamment à La Saline, Cité Soleil, Bel-Air, Carrefour-Feuilles et Martissant faisant des centaines de morts. »
Ajoutons à la gravité des faits mentionnés ci-dessus que toutes les manifestations sur la voie publique, dès lors qu’elles ne sont pas organisées par des chefs de gangs armés réputés proches du pouvoir, sont sévèrement réprimées au point que les journalistes eux-mêmes ne sont pas épargnés par la furie répressive du régime en place.
Il est clair que nous assistons en Haïti au retour des périodes les plus sombres de la dictature que nous croyions appartenir à un passé révolu. C’est contre cet état de fait que nous, socioprofessionnels-les, étudiant.e.s haïtien.ne.s ou d’origine haïtienne résidant à la Martinique, nous insurgeons en vous demandant de ne pas soutenir le régime incarné par Monsieur Jovenel Moïse.
Ce régime, qui a toutes les faces d’une dictature naissante et farouchement assumée, fait honte à la démocratie, aux droits humains et aux espérances des Lumières dont la France reste, en dépit des soubresauts de l’histoire, un phare, un repère.
Nous vous remercions de votre attention et vous prions de croire, Monsieur le Président de la République, à l’expression de nos considérations distinguées.
Fait à Fort-de-France, le lundi 15 février 2021
Suivent les signatures :
Faubert BOLIVAR, Enseignant, Ecrivain
Wesner Estevenson DARIUS, Enseignant, Ecrivain
Widely NOREUS, Doctorant
Jacques LEANDRO, Technicien en agronomie
Magdala HENRY, Etudiante
Miralex REGIS, Technicien agricole
Joberd CONSTANT, Etudiant
Jean-Durosier DESRIVIERES, Ecrivain, Doctorant
Daniel PUJOL, Enseignant, Ecrivain
Réginald SENATUS, Révérend
Linda Claudia THERESINE, Secrétaire et Coiffeuse
Calo CEANT, Technicien de surface
Frantz PAUL, Mécanicien