Déclaration commune des départements de droits humains des Facultés de droit des universités américaines Harvard, Yale et New-York University sur la crise constitutionnelle et les violations de droits humains en Haïti
Document en date du 13 février 2021
Transmis à AlterPresse
En tant que cliniques (Ndlr : départements de droits humains) des facultés de droit basées aux États-Unis et travaillant en solidarité avec la société civile haïtienne, nous sommes profondément préoccupés par la détérioration de la situation des droits humains en Haïti et par la réponse des États-Unis à ce jour. Des preuves crédibles démontrent que le Président Jovenel Moïse s’est engagé dans un schéma de conduite visant à créer une crise constitutionnelle et à consolider le pouvoir qui mine l’État de droit dans le pays. Nous appelons le gouvernement des États-Unis à dénoncer les actes récents du Président Moïse qui aggravent la crise constitutionnelle.
Au cours de la semaine dernière, Moïse a pris plusieurs mesures particulièrement alarmantes qui violent l’état de droit :
• Le mandat présidentiel du Président Moïse est considéré largement comme ayant pris fin le 7 février 2021, basé sur l’interprétation de la Constitution d’Haïti1 [1] approuvée par le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire ; la Fédération des Barreaux d’Haïti et de nombreux autres experts juridiques et membres de la société civile. Mais Moïse a refusé de se retirer, invoquant une lecture alternative qui prolonge son mandat jusqu’au 7 février 2022.
• Vers 3 heures du matin, le jour où le mandat du président Moïse devait prendre fin, la police a arrêté au moins 18 personnes en alléguant qu’elles préparaient un coup d’État. Parmi ces personnes figurent le juge de la Cour de Cassation Yvickel Dabrésil, l’inspectrice générale de la police Marie Louise Gauthier et un ancien candidat à la présidence. Les arrestations ont eu lieu au milieu de la nuit, et les personnes arrêtées n’ont pas été présentées devant un juge pendant plusieurs jours. [2] Le 10 février, un juge a décidé que la détention du juge Dabrésil était illégale et a ordonné sa libération. Cet ordre a été ignoré, et Dabrésil est resté détenu jusqu’au lendemain, lorsqu’un second juge a ordonné sa libération. Le greffier en chef impliqué dans la première audience a été congédié par le ministre de la justice d’Haïti. Les personnes arrêtées avec le juge Dabrésil continuent d’être détenues arbitrairement.
• Le lundi 8 février, Moïse a promulgué un décret, en violation de la Constitution haïtienne, « mettant en retraite » - révoquant - trois juges de la Cour de Cassation :
Dabrésil, Wendelle Coq Thélot, qui a critiqué l’arrestation de Dabrésil, et Joseph
Mécène Jean-Louis, le plus ancien membre de la Cour de Cassation. [3] Le même jour, la police a pris le contrôle de la Cour de Cassation et de l’École de la Magistrature. Ces mesures ont paralysé le fonctionnement de la Cour. Le 11 février, Moïse a publié un décret nommant trois nouveaux juges à la Cour de Cassation. Ces nominations sont contraires à la procédure prévue par la Constitution d’Haïti. [4]
• La police a utilisé des munitions réelles pour disperser les manifestants qui
protestaient contre la consolidation du pouvoir du président Moïse, et plusieurs
journalistes qui couvraient les manifestations ont été blessés. Des agresseurs non identifiés ont tiré sur deux journalistes qui couvraient les manifestations le 8 février.
Le mercredi 10 février, le journaliste de l’Associated Press, Dieu Nalio Chéry, a été blessé à la jambe par une cartouche de gaz lacrymogène alors qu’il documentait une manifestation d’étudiants. Le même jour, des agents du CIMO (Corps d’Intervention et de Maintien de l’Ordre) ont placé une cartouche de gaz lacrymogène à l’arrière d’une camionnette de Radio Télé Pacific. L’Association des Journalistes Haïtiens a publié une déclaration condamnant le comportement de la police, le dénonçant comme une atteinte à la liberté de presse.
La crise de la semaine dernière fait suite à des années d’allégations crédibles de graves violations des droits de l’homme sanctionnées par l’État en Haïti. Les organisations haïtiennes de défense des droits de l’homme, les Nations Unies et la police judiciaire haïtienne ont documenté l’implication d’acteurs étatiques - y compris de hauts fonctionnaires de l’administration Moïse et de la Police Nationale Haïtienne - dans une série de massacres contre des communautés actives dans le mouvement d’opposition. En décembre 2020, le département du Trésor américain a sanctionné deux anciens hauts fonctionnaires de l’administration du président Moïse et le chef de gang mal famé Jimmy Cherizier, qui a également des liens avec le gouvernement, pour avoir perpétré un massacre brutal à La Saline en 2018 au cours duquel au moins 71 personnes ont été tuées.
Au cours de sa présidence, Moïse a systématiquement sapé les autres branches et agences gouvernementales qui servent de frein à son pouvoir. Il a gouverné par décret pendant plus d’un an, puisque le mandat de la plupart des membres du Parlement a pris fin sans que Moïse ne soumette une loi électorale pour faciliter l’élection de leurs remplaçants. Après l’expiration du mandat de tous les maires du pays, Moïse est maintenant l’un des 11 dirigeants élus en fonction.
Défiant les appels à limiter son utilisation des décrets à l’organisation d’élections législatives, Moïse a plutôt cherché à mettre en oeuvre des changements législatifs de grande envergure. En novembre, il a ordonné la création d’une agence nationale d’intelligence et a criminalisé les formes de protestation pacifique les plus courantes. [5] De manière générale, Moïse a chargé le Conseil électoral provisoire (CEP) d’organiser un référendum constitutionnel avant les élections législatives, en violation du processus d’amendement prévu par la Constitution. Les réformes proposées restructureraient fondamentalement le gouvernement et renforceraient considérablement la présidence, au détriment du pouvoir législatif et d’autres fonctions.
Les violations graves des droits de l’homme et les efforts systématiques de consolidation du pouvoir compromettent sévèrement la possibilité que Moïse supervise des élections libres et équitables pour son remplacement. La société civile haïtienne a demandé à plusieurs reprises la mise en place d’un gouvernement de transition pour gérer les élections.
Nous sommes préoccupés par le fait que, plutôt que de soutenir la démocratie en Haïti, le gouvernement des États-Unis a envoyé un mauvais signal à Moïse. L’administration américaine actuelle ne devrait pas poursuivre les pressions inappropriées que l’administration Trump a exercées sur les acteurs haïtiens pour qu’ils acceptent un processus électoral inconstitutionnel. Au contraire, l’administration Biden devrait soutenir la démocratie et les droits de l’homme et condamner les attaques de Moïse contre les institutions constitutionnelles d’Haïti. Sinon, Moïse pourrait être enhardi à restreindre davantage les droits de l’homme et la démocratie.
En outre, alors qu’Haïti est enlisé dans une crise politique et que la stabilité est particulièrement fragile, les États-Unis ont poursuivi sans relâche les vols de déportation et d’expulsion vers Haïti.
Depuis le début du mois de février, ICE a expulsé plus de 600 personnes vers Haïti, dont beaucoup n’ont même pas eu la possibilité de demander l’asile. Ces vols ont inclus de nombreux enfants, nourrissons et femmes enceintes.
Nous exhortons le gouvernement des États-Unis à soutenir l’État de droit en Haïti et appeler le gouvernement haïtien à respecter ses obligations internationales en matière de droits de l’homme. Plus précisément, nous encourageons les États-Unis à prendre les mesures suivantes :
• Demandez la libération immédiate des personnes qui sont toujours détenues
arbitrairement en relation avec les arrestations du 7 février.
• Affirmer clairement le droit du peuple haïtien à l’autodétermination. Les États-Unis ne devraient ni insister sur la tenue d’élections ni les soutenir sans avoir la preuve de mesures concrètes visant à garantir qu’elles soient libres, équitables, inclusives et non minées par des attaques contre l’opposition politique, les médias et la société civile haïtienne.
• S’abstenir de soutenir politiquement ou financièrement le référendum inconstitutionnel.
• Réaffirmer le soutien des États-Unis au droit de manifester pacifiquement, appeler Moïse et les forces de sécurité haïtiennes à respecter ce droit et condamner les violences récentes contre les manifestants et les journalistes.
• Demander que des enquêtes soient menées et des poursuites engagées sur les violations flagrantes des droits de l’homme qui auraient été commises par le gouvernement ou avec son soutien.
• Mettre fin à tous les vols vers Haïti de déportation et d’expulsion en vertu du Titre 42, compte tenu de la crise constitutionnelle, des troubles nationaux et de l’agitation politique qui s’intensifient quotidiennement.
[1] Les présidents sont élus pour un mandat de cinq ans. Moïse a été élu en 2016, au cours d’un second scrutin suivant celui de 2015. M. Moïse soutient que, comme il n’a pris ses fonctions qu’en 2017, son mandat de cinq ans se termine en février 2022, mais cela est contraire à la Constitution haïtienne et à la loi électorale de 2015. La Constitution précise que le mandat présidentiel commence le 7 février après la tenue des élections. HAITI CONST. ART. 134-1, https://www.constituteproject.org/constitution/Haiti_2012.pdf?lang=en (traduction anglaise). L’article 134-2 précise en outre que lorsque les élections sont retardées, « le président élu entre en fonction immédiatement après la validation du scrutin et son mandat est considéré comme ayant commencé le 7 février de l’année de l’élection ». Id. art. 134-2. Les élections de 2016 ont été organisées en vertu de la loi électorale de 2015, qui spécifiait que le mandat du président prendrait fin cinq ans après la date de début du mandat, quelle que soit la date à laquelle le président a effectivement pris ses fonctions. Loi électorale de 2015, art. 239(a), LE MONITEUR,
https://www.haitilibre.com/docs/decretelectoral2015.pdf (« Le mandat du Président de la République prend fin obligatoirement le sept (7) février de la cinquième année de son mandat, quelle que soit la date de son entrée en
fonction »). Moïse a précédemment appliqué cette interprétation pour destituer tous les maires locaux et la plupart des membres du Parlement l’année dernière, ce qui lui a permis de statuer par décret sans aucun contrôle de son pouvoir. Voir Jacqueline Charles, « Les législateurs américains appellent à une transition dirigée par Haïti et soutiennent que la présidence de Moïse prend fin dimanche », MIAMI HERALD, 6 février 2021, https://www.miamiherald.com/news/nation-world/world/americas/haiti/article249058630.html. Cela correspond
également à la façon dont la durée des mandats a été interprétée par et pour les précédents présidents haïtiens dont les périodes d’exercice n’ont, pour diverses raisons, pas atteint cinq ans. Voir Jake Johnston, « L’OEA prend parti en Haïti... Encore une fois, » Centre de recherche économique et politique, 4 juin 2020, https://cepr.net/the-oas-pickssides-in-haiti-again/.
[2] 2 La loi haïtienne interdit les arrestations entre 18 heures et 6 heures du matin, sauf si elles sont effectuées pendant la perpétration d’un crime, et exige que les personnes arrêtées soient présentées à un juge dans les 48 heures. HAITI CONST. ARTs. 24-3, 26, https://www.constituteproject.org/constitution/Haiti_2012.pdf?lang=en (traduction anglaise).
[3] 3 Les dirigeants de la société civile ont condamné cette mesure comme étant illégale, notant l’article 177 de la Constitution, qui stipule que les juges de la Cour de Cassation sont "inamovibles", à moins qu’il n’ait été légalement établi qu’ils ont abusé de leur autorité. HAITI CONST. ART 177, https://www.constituteproject.org/constitution/Haiti_2012.pdf?lang=en (traduction anglaise).
[4] La Constitution exige que le président nomme des juges choisis sur une liste fournie par le Sénat. Voir HAITI
CONST. ART. 175, https://www.constituteproject.org/constitution/Haiti_2012.pdf?lang=en (traduction anglaise). Bien que le président Moïse ait affirmé dans un « Tweet » avoir suivi cette procédure, le Sénat n’est plus en session depuis de nombreux mois, car le mandat de la plupart des membres du Parlement a expiré. Voir supra, note 1.
[5] Suite aux protestations, y compris les critiques sévères de l’Office de la protection du citoyen concernant les pouvoirs étendus et le manque de responsabilité de l’agence de sécurité nationale, le Président Moise a publié un nouveau décret modifiant certaines des dispositions initiales. Cependant, de nombreux éléments ont été laissés tels quels. Voir Robenson Geffrard, Décret pour le Renforcement de la sécurité publique : Kidnapping, barricades sur la voie publique, destruction de biens, détention d’armes illégales… sont désormais des actes de terrorisme, LE NOUVELLISTE, Dec. 3, 2020, https://lenouvelliste.com/article/223867/kidnapping-barricades-sur-la-voie-publiquedestruction-de-biens-detention-darmes-illegales-sont-desormais-des-actes-de-terrorisme ; L’OPC recommande à l’exécutif de modifier certains articles dans les décrets relatifs à l’ANI et à la sécurité publique, LE NOUVELLISTE, Dec. 30, 2020, https://lenouvelliste.com/article/224756/lopc-recommande-a-lexecutif-de-modifier-certains-articlesdans-les-decrets-relatifs-a-lani-et-a-la-securite-publique ; Jovenel Moïse apporte quelques modifications au décret portant création de l’Agence nationale d’intelligence, LE NOUVELLISTE, Le 4 février, 2021, https://lenouvelliste.com/article/226023/jovenel-moise-apporte-quelques-modifications-au-decret-portantcreation-de-lagence-nationale-dintelligence.