Note de conjoncture de l’Association nationale des médias haïtiens (Anmh)
Document transmis à AlterPresse le 25 janvier 2021
L’Association nationale des médias haïtiens constate avec grande inquiétude une situation de délitement de la démocratie construite patiemment par le peuple haïtien à coups de sacrifices pendant ces trente-cinq dernières années.
Les signaux sont clairs, un train de répression est lancé et désormais, c’est sans aucun discernement que la police tire sur les citoyens sans aucune considération pour leur statut. Au cours des dernières manifestations, le journaliste Réginald Rémy de Radio Caraïbes, clairement identifié, a reçu trois balles d’une patrouille de police alors qu’il exerçait sa profession en accord avec les garanties constitutionnelles quant à la liberté de la presse et la liberté d’expression. D’autres reporters, Destiné Alvales de ALTV, Reynald Petit-Frère de Signal FM ont été l’objet d’agression dans l’exercice de leurs fonctions.
L’ANMH dénonce ces attaques caractérisées contre la presse et exige que la police et les autorités gouvernementales respectent la liberté de la presse d’informer et d’exercer ses prérogatives en toute sécurité et en toute liberté, sans préjudice des poursuites que les victimes et les médias doivent entreprendre contre les prédateurs de la liberté de la presse.
De paisibles manifestants réunis dans un sit-in devant le bureau du Premier ministre sont dispersés arbitrairement à coups de gaz lacrymogène. C’était déjà le cas déjà en plusieurs occasions, l’année dernière, lors de manifestations pacifiques de citoyennes et de citoyens qui réclamaient le droit à la vie avec des banderoles et des pancartes devant le ministère de la Justice. L’exercice du droit de manifester est devenu une entreprise risquée à cause d’un usage abusif par la police de gaz lacrymogène, de tirs à balles en caoutchouc et à balles réelles, faisant de nombreuses victimes un peu partout dans le pays.
Depuis le 13 janvier 2020, alors qu’aucun processus électoral n’a été lancé conformément aux échéances constitutionnelles, le Président de la République déclarait constater la fin du mandat des députés et de 2/3 des sénateurs. Dès lors, le chef de l’État, dans maintes déclarations, exprimait clairement sa satisfaction d’être désormais celui qui légifère sans être gêné par aucun autre pouvoir.
L’équilibre des pouvoirs consacré par la Constitution est rompu. Le pouvoir législatif est mis hors-jeu, et le pouvoir judiciaire est de plus en plus domestiqué. Les commissaires du gouvernement, en maintes occasions, ont montré qu’ils étaient des instruments aux mains de l’exécutif. Pendant ce temps, les juges, faisant montre de velléités d’indépendance dans l’instruction de dossiers sensibles, sont menacés et mis en fuite. D’autres dont le mandat a expiré sont dans l’incertitude de leur renouvellement ou pas.
Pendant ce temps, les citoyennes et les citoyens ont la désagréable sensation d’être abandonnés par l’État incapable de garantir la sécurité des rues, des familles et la libre circulation des biens et des personnes sur nos routes nationales. Les bandits occupent le vide laissé par les pouvoirs publics et les forces de sécurité, tandis qu’une florissante industrie du kidnapping appauvrit les familles dont nous connaissons déjà la grande vulnérabilité.
C’est dans ce contexte délétère que le Président de la République se projette comme un personnage autoritaire non conforme à la vision de la Constitution de 1987 qui limite les pouvoirs du chef de l’exécutif. L’article 150 de la Constitution dispose : « Le Président de la République n’a d’autres pouvoirs que ceux que lui attribue la Constitution. » Mais le Président Jovenel Moïse, qui n’a pas agi pour garantir la continuité de l’État et la permanence des institutions selon le voeu de l’article 136 de la Constitution de 1987, s’est approprié illégalement l’autorité législative en prenant un ensemble de décrets et de décisions qui conduisent notre pays sur des pistes dangereuses, où le pouvoir est exercé de manière autoritaire et suivant la seule volonté du chef de l’État, en marge du cadre démocratique tracé par notre loi-mère.
Notre pays aujourd’hui est sorti de la voie de l’État de droit et semble vouloir retourner sur les sentiers battus de la dictature dont nous en avons fait l’amère expérience sur une longue durée et dont nous avons connu les conséquences en termes de privation des droits et libertés.
La formation d’un Conseil électoral provisoire en dehors de la recherche habituelle de consensus ; le projet de changement de la Constitution dans la plus totale division de l’opinion publique ; le projet de référendum sur la nouvelle Constitution, en violation parfaite de l’article 284.3 de la Constitution de 1987, non réputée en veilleuse, sont autant d’initiatives d’un pouvoir qui fait une totale abstraction de l’existence du corps social haïtien.
L’arrestation sans aucun motif ce 21 janvier 2021 à Miragoâne du sénateur Nènèl Cassy et d’autres militants politiques par le commissaire du gouvernement de cette juridiction, les déclarations incendiaires du même personnage précédant ces arrestations arbitraires, sont autant de mauvais signaux en provenance d’un pouvoir absolu en mal d’excès. Toutes ces expressions d’autoritarisme et de l’arbitraire surviennent à un moment où le débat fait rage autour de la fin du mandat du Président de la République, conformément à l’article 134.2 de la Constitution, dans le même esprit qui a prévalu le 13 janvier 2020, quand le chef de l’État, selon ses dires, avait constaté la caducité du Parlement.
L’ANMH est préoccupée par le climat de confrontation en cours et croit que le fondement de la loi réside dans le principe de l’égalité des citoyens comme le prescrit la Constitution haïtienne en son article 18 et la Déclaration universelle des droits de l’homme. Aucun citoyen, aucun membre des trois pouvoirs de l’État ne bénéficie d’un régime d’exception, le plaçant en cela, au-dessus de la loi.
L’Association nationale des médias haïtiens rappelle quelques points du préambule de la Constitution de 1987 proclamée : « ...Pour implanter la démocratie qui implique le pluralisme idéologique et l’alternance politique et affirmer les droits inaliénables du peuple haïtien...Pour assurer la séparation et la répartition harmonieuse des pouvoirs de l’État au service des intérêts fondamentaux et prioritaires de la Nation.... Pour instaurer un régime gouvernemental basé sur les libertés fondamentales et le respect des droits humains, la paix sociale, l’équité économique, la concertation et la participation de toute la population aux grandes décisions engageant la vie nationale, par une décentralisation effective. »
L’actuelle conjoncture politique nous éloigne chaque jour de ces objectifs et des acquis de la Constitution. L’ANMH en appelle à ceux qui ont prêté serment sur la Constitution de la respecter, de la défendre et de la faire respecter comme ils s’y étaient engagés avant d’entrer en fonction. Le Président de la République doit mettre notre pays au-dessus de tout intérêt personnel pour prendre les bonnes décisions et se conformer à son statut de garant de la Constitution. L’Association nationale des médias haïtiens (ANMH) en appelle aux forces vives de la nation et à ses institutions pour qu’elles s’érigent en gardiennes des valeurs démocratiques, pour éviter à notre pays de faire de nouvelles expériences déchirantes et dramatiques.
Le 22 janvier 2021
Jacques Sampeur
Président