Frédéric Thomas*
Soumis à AlterPresse le 11 janvier 2020
Le séisme du 12 janvier 2010, qui frappa Haïti et suscita un mouvement de solidarité internationale, fut malheureusement une occasion manquée. Ces dernières années, les Haïtiens se mobilisent pour faire face à la dérive autoritaire du pouvoir et à l’effondrement de l’État. La « communauté » internationale continue pourtant à soutenir ce gouvernement discrédité. Au risque d’un nouveau rendez-vous manqué.
Il y a onze ans, le 12 janvier 2010, un tremblement de terre frappa Haïti. De magnitude 7, ce qui, ailleurs, n’aurait pu être qu’un accident, fit ici plus de 220.000 victimes et 1,5 millions de personnes sans abri. La faute à la pauvreté, à l’urbanisme chaotique des bidonvilles d’une capitale, Port-au-Prince, saturée, aux infrastructures déficientes, au manque de mécanismes d’alerte et de réaction, à l’absence de politiques publiques sanitaires. La catastrophe, en réalité, avait déjà eu lieu, et elle était sociale. Le séisme en fut le révélateur et l’amplificateur.
Un impressionnant mouvement de solidarité internationale émergea instantanément. Le monde entier semblait vouloir venir au chevet d’Haïti. Mais, par expérience, le malade se défiait des régimes et des drogues de ces spécialistes, toujours pressés et trop sûrs d’eux. Et la surmédiatisation, les réflexes néocoloniaux, la réduction au plus petit dénominateur commun – l’humanitaire –, le retour au même firent largement de cet élan un rendez-vous manqué. On passa à côté des Haïtiens et Haïtiennes.
Tout n’a pas été vain. Des soins ont été donnés, des maisons reconstruites, des formations partagées, des systèmes de prévention mis en place, etc. Certaines ONG ont fait du bon boulot (et continuent de le faire). Mais, de manière générale, on buttait sur les propres contradictions de l’aide internationale. Alors qu’ils devaient être au cœur de la reconstruction, les Haïtiens étaient cantonnés au rôle de sous-traitants et de bénéficiaires. La surenchère des promesses ne se traduisait pas dans un soutien structurel, et la démultiplication des projets ne faisaient pas une politique. Surtout, pour être efficace et durable, l’action aurait dû s’arrimer au principe d’égalité, sans cesse défait par une logique humanitaire asymétrique et tournée vers « le haut ».
D’une occasion manquée à l’autre
Les bailleurs internationaux justifièrent plus ou moins ouvertement le contournement de la souveraineté étatique par la faiblesse et la corruption de l’État haïtien. Ils contribuèrent ainsi à l’affaiblir un peu plus. Onze ans plus tard, la lutte contre les scandales de corruption et d’autoritarisme, mis au jour et dénoncés depuis plus de deux ans par un mouvement social inédit, ne jouit pas pour autant d’un soutien international réel. Si les acteurs internationaux se méfient toujours de l’État, ils semblent plus encore se défier du peuple. Haïtiens et Haïtiennes en sortent doublement perdants.
Qu’elle soit étatique ou populaire, la souveraineté arrachée de haute lutte de ces anciens esclaves noirs semble toujours poser problème. Le monde arriva en retard sur la révolution haïtienne. Celle-ci fut moins un rendez-vous manqué que différé. Son onde de choc se mêla quasi-clandestinement à celle des révolutions américaine et française pour bouleverser l’univers. Nous lui devons, aujourd’hui encore, une partie de notre liberté.
Du séisme de 2010, en passant par les élections (controversées) de Michel Martelly en 2011, puis de son successeur, Jovenel Moïse en 2017, s’écrit la chronique d’un effondrement, qui s’accélère. Appauvrissement, massacres, insécurité, corruption, violations des droits humains et impunité dessinent le quotidien des Haïtiens. Les spécialistes sont toujours au chevet du malade, lui administrant bonnes paroles et financements. Moins pour le guérir – ce à quoi ils n’ont peut-être jamais cru – que pour tenir à distance le remède d’un changement populaire. Et, peut-être aussi, de peur que le patient s’impatiente et lui échappe.
Au premier jour de l’an, comme de coutume, célébrant le 217ème anniversaire de l’indépendance du pays, le Président a fait un long discours, affirmant que 2021 serait l’année de la réforme constitutionnelle (le référendum, interdit par la Constitution, a été fixé au 25 avril), des élections (19 septembre, le premier tour ; 21 novembre, le second) et de l’électrification du pays, 24 heures sur 24. Le dernier point est une ancienne promesse qui devait se réaliser… début 2019. Deux ans plus tard, on en est très loin, la situation s’est même dégradée.
Ce gouvernement, discrédité, sans contrepoids parlementaire, fonctionnant par décret, ayant limité le pouvoir de contrôle de la Cour des comptes qui avait révélé l’ampleur de la corruption, est ainsi engagé dans une fuite en avant. Sans base légale, encore moins d’appui populaire, il entend donc réformer la Constitution, puis organiser des élections (plusieurs fois repoussées), avec un conseil électoral sur lequel il a la main et dans un climat d’insécurité où règnent les gangs armés, dont certains liés au pouvoir.
En 1919, Lénine déclarait que le communisme, c’était les soviets plus l’électricité. Les Russes eurent la dictature et l’électricité sans les soviets. Les Haïtiens risquent fort d’avoir uniquement la dictature. À moins d’entendre les voix de la population, et que le rapport de force ne se renverse. Cela implique notamment que la « communauté » internationale cesse de porter à bout de bras ce Président. C’est le principal message d’une campagne mondiale, Stop silence Haïti, signée par une centaine d’organisations, syndicats, ONG. Pour que la rencontre puisse avoir lieu, et ne plus passer au-dessus ou à côté des Haïtiens et Haïtiennes.
* Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).