Par le Regroupement des Haïtiens de Montréal contre l’Occupation d’Haïti (Rehmonco)
Soumis à AlterPresse le 21 décembre 2020
En moins d’un an, le gouvernement Moise-Jouthe a publié environ 46 décrets, les uns les plus contestés que les autres.
Publiés le 26 novembre 2020, les deux derniers traitent respectivement de la création d’une Agence nationale d’intelligence (Ani) et du renforcement de la sécurité publique.
Le premier entérine la formation d’une nouvelle milice armée, détenant désormais plus de pouvoirs que les différents paliers du système judiciaire et de la police. Ces agents fonctionnent dans l’anonymat le plus total, ils peuvent, sans rendre compte à qui que ce soit, interroger, fouiller, séquestrer, arrêter des citoyennes et citoyens : ils ne sont redevables qu’envers uniquement le président de la république.
Quant au décret portant sur la sécurité publique, il donne droit de condamner, comme un acte terroriste, toute manifestation obstruant la voie publique. Les peines vont de 20 à 50 ans de réclusion et d’une amende pouvant atteindre 50 millions de gourdes.
En réalité, les deux décrets visent le même objectif : la répression des travailleurs et d’autres groupes opprimés de la société. Les organismes des droits humains en Haïti, dont le Réseau national de défense des droits humains (Rnddh) et la Fondasyon je klere (Fjkl), ont systématiquement critiqué ces décrets, les considérant comme une violation de la Constitution haïtienne, une porte ouverte à la suppression des libertés individuelles et du fonctionnement des groupes d’opposition.
Si cette critique juridique n’est pas sans intérêt, dans une société dite « démocratique » et « libérale », elle ne permet pas, néanmoins, de saisir les dessous de cette décision essentiellement politique.
Pour arriver à comprendre les raisons de ces décrets, il faut aller au-delà de la conjoncture actuelle.
En effet, depuis le départ des Duvalier en 1986, l’oligarchie haïtienne et ses alliés de la classe politique se sont lancés dans une véritable quête de stabilité politique. Ce qui veut dire tout faire, même si cela implique la plus grande répression, pour conserver le statu quo socio-économique.
Le régime sanguinaire des Duvalier avait garanti, par des crimes odieux, par une des répressions les plus criminelles, l’exploitation des travailleuses et travailleurs, aussi bien dans les centres urbains que dans la paysannerie. Son effondrement et les luttes, qui s’en sont suivies, remettaient en question le processus éhonté de l’accumulation colossale de profits des classes dominantes. Ces dernières devaient, dorénavant, tenir compte des revendications populaires, négocier avec les syndicats, le mouvement paysan, etc.
Cette situation, au lieu de se traduire par un nouveau « contrat social », expression utilisée de façon démagogique par l’un des secteurs les plus réactionnaires de l’oligarchie, a donné lieu à de nombreux massacres, perpétrés par la police et l’armée.
Avec le temps, cette répression se complexifie et prend la forme d’une hydre à multiples têtes : émergent des groupes paramilitaires, formels et informels, qui se mettent au service de l’État haïtien et de l’oligarchie, dans leur lutte contre les classes dominées.
Au cours des 40 dernières années, ces groupes se succèdent et se différencient à peine. Sous les gouvernements des militaires putschistes, il y avait des milices paramilitaires, dont les brassards rouges, les attachés, les assassins du Front révolutionnaire armé pour le progrès d’Haïti, devenu Front pour l’avancement et le progrès haïtien (Fraph), tandis que les gouvernements populistes instrumentalisaient des groupes, communément appelés chimè (chimères).
Débutait, dès lors, le règne des « bandits légaux », qui, finalement, s’est consolidé et a produit aujourd’hui la confédération ou coalition des gangs armés, le G9.
Loin d’être un pur produit de la conjoncture, la multiplication de ces groupes criminels répond à un besoin des capitalistes locaux et des firmes multinationales opérant en Haïti.
Il s’agit de maintenir un climat de terreur, dans le but de poursuivre l’exploitation, à bon marché, de la main d’œuvre haïtienne et l’expropriation de la paysannerie. Cette terreur doit empêcher les travailleuses et travailleurs de s’organiser, de revendiquer un partage équitable de la richesse sociale. Elle sert également à décourager, voire contraindre les militantes et militants progressistes et révolutionnaires à fuir le pays.
En ce sens, il n’y pas de discontinuité entre le règne sanguinaire des Duvalier et l’ère dite de « démocratie bourgeoise ». L’objectif de l’oligarchie est resté le même : maintenir les travailleuses et travailleurs, et les autres groupes opprimés de la société dans une situation d’anomie et de désorganisation.
C’est la meilleure façon de poursuivre l’exploitation des travailleuses et travailleurs dans les ateliers de misère dans les grands centres urbains, de déposséder les paysannes et les paysans de leurs lopins de terre, au profit des compagnies minières et agroalimentaires transnationales.
Plusieurs secteurs de la gauche et de la droite libérales, tant en Haïti que dans la diaspora, semblent ne pas comprendre que la politique de terreur n’est pas étrangère à l’ordre social du capitalisme haïtien. Ils espèrent un appui du prochain gouvernement démocrate étasunien, pour résoudre la crise en Haïti. Une attitude non seulement opportuniste, dans la mesure où il perçoit ce changement, à la Maison Blanche américaine, comme un moyen uniquement de changer de gouvernement, mais aussi « utopiques », en ce sens qu’ils promeuvent aussi la croyance illusoire que la nouvelle administration étasunienne serait ipso facto contre le pouvoir de Jovenel Moïse.
Le fait que certaines critiques, comme celles provenant d’un secteur de l’État étasunien, blâment des hommes de main du pouvoir du Parti haïtien tèt kale (Phtk), ne signifie pas que la politique de la domination impérialiste étasunienne connaît un changement qualitatif.
C’est une illusion dangereuse de penser ainsi et de faire croire que l’avenir politique et économique de notre pays dépend uniquement des puissances étrangères, que le peuple haïtien se trouve dans une situation de dépendance et de dénuement, tels que nul espoir n’est permis, en dehors de l’étranger.
Divulguer l’idée, selon laquelle on peut négocier avec les puissances occidentales, en particulier les États-Unis d’Amérique, sans prendre appui sur des organisations, en lien structurel avec la lutte du peuple, c’est rêver en couleur, c’est faire croire que les changements, dont notre pays a tant besoin, dépendent uniquement d’un changement d’individus à la tête de l’État.
Cette question a été d’une grande pertinence au cours des années, qui ont suivi la chute de la dictature des Duvalier. Elle l’est encore aujourd’hui : l’avenir de notre pays dépend plus que jamais de la lutte du peuple.
C’est pourquoi nous rejetons et dénonçons cette approche, consistant à attendre des puissances impérialistes un quelconque changement de l’ordre social en Haïti. Elle est contreproductive, dans la mesure où elle ne sert qu’à faire sombrer les travailleuses et travailleurs, et les autres groupes opprimés de la société haïtienne dans l’illusion et l’attentisme.
Il s’avère important de saisir la crise haïtienne dans sa dimension structurelle. C’est par la compréhension de cette dimension, par la lutte et par la solidarité avec d’autres peuples en lutte, que l’on développera une stratégie et une vision claire d’une nouvelle Haïti.
Pour authentification,
Renel Exentus,
Ricardo Gustave
Montréal, le 21 décembre 2020
Contact : rehmoncohaiti1915@gmail.com