Par Jean-Marie Raymond NOEL, Professeur, Ex-Membre du Conseil de Direction de la Faculté des Sciences
Octobre 2002
I. Considérations Générales
La lecture attentive de ces documents suscite un ensemble de commentaires d’ordre général.
i) En présentant ces avant-projets dans les forme et fond actuels, l’administration de Myrtho Célestin Saurel a marqué un net recul par rapport à celle de Emmanuel Buteau, tant en termes de vision, de projet qu’en celui du renforcement de l’autonomie de l’université. Le document présenté en août 1995 par le ministre Buteau, intitulé Pour un enseignement supérieur haïtien de qualité au service de la nation se voulait au moins plus cohérent, plus complet avec trois avant-projets dont l’avant-Projet de loi créant et organisant l’Office national de l’enseignement supérieur et de la recherche scientifique (ONESRS). Le document Célestin ne présente pas l’Avant-Projet de loi sur l’organisme équivalent (ONESST). Oubli ou calcul pour mettre en avant « de façon transitoire » une direction du ministère. L’ « Avant-projet de loi-cadre de l’enseignement supérieur » de Célestin n’est qu’une copie moins réussie de l’ « Avant-Projet de loi-cadre sur l’enseignement supérieur » de Buteau, avec quelques ajouts et retraits. Au niveau des ajouts, il faut noter : le décret du 8 mai 1989 dans les visas et le titre IV relatif aux institutions d’enseignement supérieur publiques autres que l’UEH. S’agissant des retraits, il convient de relever : le considérant faisant état des interventions des gouvernements qui ont entraîné à plusieurs reprises la fermeture des établissements et l’essence du chapitre III du Titre I « Obligations de l’Etat ». Le texte Buteau indiquait de façon explicite le niveau des dépenses publiques à consentir par l’Etat dans le cadre de la recherche de l’excellence académique
ii) Une différence de taille entre les deux documents réside dans la stratégie d’accès à l’enseignement supérieur. En son article 13, l’Avant-projet Buteau dit clairement que l’Etat a l’impérieuse obligation d’étendre de plus en plus le service public de l’enseignement supérieur afin d’en augmenter les possibilités d’accès pour les postulants provenant des secteurs économiquement faibles de la population alors que le document Célestin déclare en son article 17 que l’enseignement supérieur étant un service public, l’Etat a l’impérieuse obligation de l’étendre afin d’améliorer les possibilités d’accès. Alors que Buteau prône une augmentation des capacités d’accueil des IES publiques, Célestin propose, elle, de renforcer le secteur privé de l’enseignement supérieur.
iii) Entre les périodes d’élaboration des deux documents, des événements scientifiques et mutations technologiques importants ont eu lieu : il s’agit de a) la Conférence Mondiale sur l’Enseignement Supérieur, à l’UNESCO, du 5 au 9 octobre 1998 et intitulée L’Enseignement Supérieur au XXIème siècle :Vision et actions, après une série de cinq conférences régionales de 1996 à 1998 à la Havane (novembre 1996), Dakar (avril 1997), Tokyo (juillet 1997), Palerme (septembre 1997) et Beyrouth (mars 1998) b) la Conférence mondiale sur la Science, à Bucarest en juin 1999, à la suite de réunions régionales dont celle de l’Amérique latine et des Caraïbes à Santo-Domingo sur la Science et la Technologie c) le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Autant dire que les documents Célestin se devaient de présenter une vision plus moderne, qui s’inscrit dans les grandes tendances actuelles du monde de l’enseignement supérieur. Force est de constater qu’il n’en est rien. Les documents Célestin sont muets quand aux grandes préoccupations qui ont traversé la Conférence de l’UNESCO :
a) aucune disposition particulière n’est annoncée pour porter les institutions privées à garantir l’objectif d’équité qui doit régir l’accès à l’enseignement supérieur, en conformité avec l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme qui proclame notamment : « ……l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite »
b) aucun plan n’est démontré, visant à l’instauration progressive de la gratuité dans l’enseignement supérieur, comme le prescrit le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels en son article 13 consacré à l’éducation
c) il n’est pas préconisé de mesures véritables visant à améliorer l’interaction avec le monde du travail
d) rien n’est dit quand aux efforts qui devraient être faits pour accroître la participation des femmes à l’enseignement supérieur à la fois comme étudiantes et enseignantes, plus particulièrement aux filières scientifiques et technologiques
e) aucune référence à l’intégration progressive des nouvelles technologies de l’information et de la communication n’est faite
f) la considération de l’enseignement supérieur comme service public faite par le document Célestin ne rejoint que partiellement l’esprit de la Conférence de l’UNESCO. Ce document ne fait aucune suggestion quand au financement de ce service public par les acteurs sociaux majeurs dont surtout le monde du travail
iv) Les documents Célestin ne projettent aucune vision réelle d’université. Comme je vais le démontrer au moment de l’analyse spécifique des textes, des questions aussi fondamentales que l’autonomie, la démocratisation de l’accès, la qualité de l’enseignement, l’organisation de la recherche, l’organisation universitaire, la décentralisation de l’enseignement supérieur, sont traités avec une légèreté ou mieux une médiocrité étonnante
v) En fait, la tendance la plus marquée ressortant de ces textes est celle, à la fois, de la volonté de mettre l’UEH sous contrôle réglé et de la banalisation ou la marginalisation de l’Université d’Etat en particulier et de tout l’enseignement supérieur en général. Cela peut sembler paradoxal et même très paradoxal, mais en fait cela participe d’une seule et même logique. L’article 78 des dispositions transitoires expose toute la légèreté et le mépris avec lesquels le MENJS se propose de gérer le dossier de l’enseignement supérieur : les écoles ou facultés de droit et de sciences économiques des villes de province sont désormais rattachées aux CUT des villes concernées ; dans le cas contraire, elles relèvent de l’ONESST. Vouloir confier le dossier de l’enseignement supérieur, de la science et de la technologie (voir articles 26, 27 et 28 de l’Avant-projet de loi cadre sur l’enseignement supérieur de Célestin) à une entité placée sous le contrôle d’un ministère aussi défaillant que le MENJS relève d’une vision réductrice de l’enseignement supérieur et d’une logique de destruction annoncée de ce niveau d’enseignement. Comment comprendre qu’une institution qui n’est pas capable de gérer les niveaux d’enseignement préscolaire, primaire (aujourd’hui, fondamental), secondaire, professionnel, après environ deux siècles d’exercice, se présente aujourd’hui en structure apte à gérer l’enseignement supérieur ? Le résultat est connu d’avance si cela doit se faire :la répétition de ce qui se fait au niveau de l’enseignement secondaire (détérioration accélérée des structures publiques à l’image des anciennes gloires que sont les lycées, incroyable baisse de la qualité de la formation et des extrants, et bien entendu la multiplication exponentielle d’Institutions d’enseignement supérieur (IES) « borlettes ». Une certaine frange du secteur privé de l’enseignement n’en sera hélas que trop ravie ! Le document Buteau, un peu plus visionnaire et réfléchi, plaçait l’Office National de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche Scientifique (ONESRS) sous la responsabilité du Premier Ministre.
vi) Penser à une institution chargée de veiller au développement de l’enseignement supérieur, de la science et de la technologie est en fait une bonne chose si on sait bien de quoi il est question. Le dossier de la Science et de la Technologie a depuis longtemps retenu l’attention des gouvernements de la région, avec la constitution des Conseils Nationaux de la Science et de la Technologie ou formules apparentées, qui sont surtout des organes de consultation et de veille. Un ONESRS (ou une autre formule) bien conçu viendrait combler un vide institutionnel dont Haïti est l’un des rares pays à faire état malgré sa participation régulière aux conférences. Hélas, le document Célestin veut créer un « monstre », avec une capacité de nuisance certaine pour les institutions publiques.
vii) Pour clore le chapitre des considérations générales, il convient de signaler que ces textes sont émaillés d’accrocs à la constitution de 1987, à des conventions ou résolutions internationales, sur l’autonomie universitaire, la démocratisation de l’accès et de la formation, le droit des étudiants, le droit d’association.
II. Analyse spécifique des Avant-projets de loi
2.1 Avant-projet de loi cadre sur l’Enseignement Supérieur
i) A la lecture de ce texte, il n’y a pas lieu de parler d’un avant-projet de loi cadre sur l’enseignement supérieur. L’élaborateur s’est surtout préoccupé de circonscrire l’évolution de l’UEH, d’aménager la possibilité d’octroi de subventions publiques à des institutions privées, et d’introduire maladroitement les centres universitaires technologiques (CUT).
ii) Les grands principes tels la démocratisation de l’accès, l’équité dans l’accès à l’enseignement supérieur, , l’excellence académique, l’autonomie universitaire, sont globalement ignorés
a) démocratisation de l’accès
L’article 17 notifie que l’Etat a l’impérieuse obligation d’étendre l’enseignement supérieur afin d’améliorer les possibilités d’accès. Ce n’est là qu’un slogan, vu que le texte n’indique guère les voies et moyens. Les articles 20 et 21 ne sont que trop laconiques et la capacité d’un Centre Universitaire Technologique à financer ses opérations ne se décrète pas !
La conférence mondiale sur l’enseignement supérieur recommandait l’assouplissement des conditions d’accès et l’adoption de mesures visant à élargir et à démocratiser l’accès et en accroître les capacités d’accueil. Il s’agit par exemple de mesures permettant l’admission de personnes ne possédant pas de diplôme d’études secondaires complètes mais justifiant d’une expérience et de connaissances reconnues comme qualifiant pour l’accès de plein droit aux études menant aux grades, diplômes et titres de l’enseignement supérieur. L’article 52 du texte tranche nettement avec cette préoccupation quand il dit que pour être admis à l’enseignement supérieur, l’étudiant doit détenir un diplôme de fin d’études secondaires ou avoir un niveau équivalent homologué. L’assouplissement pourra consister également à exempter des personnes de condition modeste de droits d’inscription et/ou de droits de scolarité. La question n’est nullement approchée par cet avant-projet. Il n’est même pas fait obligation aux IES pouvant recevoir des subventions de réduire les droits de scolarité (voir articles 18 et 19).
b) équité dans l’accès à l’enseignement supérieur
Ce principe sous-tend que le mérite doit être le principal critère d’accès. Le manque de moyens financiers ne devrait pas être une contrainte d’accès. C’est ainsi qu’il faut comprendre la déclaration voulant que l’enseignement supérieur soit rendu accessible à tous en pleine égalité, en fonction des capacités de chacun, par tous les moyens appropriés et notamment par l’instauration progressive de la gratuité.
Dans son incapacité à s’attaquer à cette contrainte de taille que représentent les coûts de scolarité, le concepteur de l’Avant-projet de loi se noie dans des approximations. A l’article 4, il souligne que l’enseignement est libre, laïc et accessible à tous sans autre distinction que celle du mérite. Puis il livre l’étudiant au bon vouloir de l’institution d’enseignement supérieur en écrivant à l’article 55 : les étudiants ont des droits et des devoirs déterminés par les statuts et règlements de chaque IES.. Il ne se gênera pas plus loin à l’article 59 pour présenter comme source de financement d’une IES la participation des étudiants sous forme de droit d’inscription, de droit de scolarité et des frais de toutes sortes .
La notion d’équité s’entend aussi de la nécessité d’élargir, d’assouplir et de diversifier l’accès à l’enseignement supérieur en faveur des femmes ainsi que des groupes défavorisés. Le Cadre d’Action adopté par la Conférence Mondiale sur la Science en juin 1999 invitait les gouvernements à accorder la plus haute priorité à l’amélioration de l’enseignement scientifique à tous les niveaux, en veillant particulièrement à éviter les effets de la discrimination entre les sexes, la discrimination contre les groupes défavorisés. Le document Célestin est muet sur la question.
c)excellence académique
Voilà un concept fondamental souvent cité de façon démagogique mais qui pourtant n’a pas retenu l’attention de l’élaborateur de cet avant-projet. Il s’est contenté d’écrire aux articles 2 et 6 que l’Enseignement Supérieur vise la poursuite de l’excellence dans l’enseignement, la recherche et les services à la communauté et a pour missions de garantir une formation de haut niveau. Les moyens, les mécanismes prévus pour atteindre ces objectifs ne sont pas indiqués. C’est à croire qu’il suffit d’écrire « excellence académique » ou d’en parler tapageusement pour qu’elle s’obtienne. Je dirais même que ce texte est conçu pour promouvoir la médiocrité. Analysons de plus près les éléments y relatifs
1)L’Avant-projet crée une institution multicéphale l’ONESST et lui attribue des fonctions diverses :
veille académique(art.27 et 28)
veille scientifique (art.27 et 28)
veille technologique(art.27 et 28)
orientation (art.28.1)
régulation/normalisation (art .28.4,.5, art.48, art.66)
accréditation(art.38)
évaluation (art.28.7,.8, art.38)
secrétariat (art.40, art.63
direction (art.76)
Quelle est la structure de cette entité ? Quelle est son organisation ? Quelles sont les ressources qui lui sont allouées ? Quelle est sa marge réelle de manœuvre ? On identifie ses multiples attributions mais rien d’autre ne filtre si ce n’est qu’un beau matin le Ministre (dont il relève) peut lui conférer d’autres pouvoirs (à la hausse ou à la baisse ?), selon l’article 26. Le ministère lui-même se perd dans cette hyperstructure au point de la définir dans trois articles différents (art.23, 26, et 27).
Ce gros monstre est incapable de promouvoir l’excellence académique dans l’enseignement supérieur. Et cela est tout aussi valable pour le MENJS dans son état actuel de fonctionnement. Il faut reconnaître néanmoins qu’il peut nuire, exclusivement aux institutions publiques qui ne lui auraient pas adressé leur inventaire annuel (art.63) ou à ces autres institutions d’enseignement supérieur publiques (type CTPEA, ENST, ENARTS,….) dont il contrôle directement la gestion.
2)Le document Célestin comporte des éléments favorables à la « boutiquisation » de l’enseignement supérieur (développement de boutiques d’enseignement supérieur). L’article 38 précise les aspects sur lesquels portera essentiellement l’ « avis technique » de l’UEH. Les moyens pédagogiques (laboratoires, bibliothèques), les techniques et méthodes d’enseignement, l’espace physique disponible, ne constituent pas des éléments essentiels. Comme quoi, l’excellence académique peut être atteinte sans ces éléments.
Dans le même ordre d’idées, l’article 40 est un modèle du genre. Il dispose :En cas de dissolution de toute institution d’enseignement supérieur privée, les responsables sont tenus de déposer les archives intégrales de l’établissement à l’ONESST. Rien n’est précisé sur la responsabilité de cette IES vis-à -vis des étudiants, des professeurs, des familles victimes. Le texte n’explicite pas le concept de dissolution, ni les conditions dans lesquelles elle peut être prononcée. Cette disposition n’est pas faite pour rassurer. Le MENJS se soucie davantage de récupérer les archives que d’empêcher ou de prévenir la dissolution. Il faudrait croire qu’on peut ouvrir et fermer boutique facilement. D’aucuns diront que l’avis technique - en lieu et place de l’approbation technique, comme le stipule la Constitution de 1987 en son article 211 - de l’UEH a été obtenu pour l’ouverture. Rien n’est moins sûr, car cet avis est subordonné à la recommandation expresse du monstre (l’ONESST). Cet article ne représente pas non plus une garantie de qualité de l’enseignement, encore moins d’excellence académique. Quand on sait qu’on n’a pas de comptes à rendre, on peut bien tenter une chance au détriment des jeunes, comme cela se passe au niveau secondaire.
3)L’excellence académique ne peut pas s’obtenir dans les conditions de dénuement matériel actuelles des IES, avec peu ou pas de professeurs à temps plein pour l’encadrement pédagogique des étudiants, sans des conditions de rémunération raisonnables et sécurisantes pour les professeurs, sans activités de recherche, en dehors de séances d’entraînement pratique ou de sorties pédagogiques sur le terrain. L’objectif d’excellence académique a un coût associé. S’agissant des moyens nécessaires, le document Célestin a cru bon d’évacuer la question à travers les sept articles (art.57 à 63) du chapitre IV du Titre III qui ne décrivent aucune stratégie réelle de financement. La banalisation de la question est telle qu’on n’estime pas que les sources de financement soient une question essentielle dans l’analyse des demandes d’autorisation de fonctionnement d’une IES. L’Etat est-il réellement prêt à s’engager pour le relèvement de l’enseignement supérieur en Haïti ? Le premier paragraphe de l’article 18 n’est pas du tout convaincant en disposant que le financement de l’Enseignement Supérieur se fera en tenant compte des possibilités et des besoins actuels et futurs de la société ainsi que des inégalités socio-économiques. Le document Politicas y Estrategias para la Universidad LatinoAmericana del Futuro publié en 1998 par la UDUAL (Union de Universidades de America Latina) indique que les dépenses publiques par étudiant en Amérique latine atteignaient 937 dollars en 1995, contre 1241 dollars pour l’Afrique subsaharienne, 5488 dollars pour l’Asie et l’Océanie, 5596 dollars en Amérique du Nord et 6585 dollars en Europe. Le budget actuel octroyé à l’UEH suppose une dépense maximale d’à peine 320 dollars par étudiant. On s’étonnera ensuite que l’enseignement supérieur haïtien soit peu efficace et peu productif ! Imaginons un instant que l’Etat haïtien pense à rattraper ce retard. Pour la seule université publique, en dehors de l’effort indispensable d’investissement, il faudra un budget annuel de fonctionnement de l’ordre de 450 millions de gourdes.
d)autonomie universitaire
Le document Célestin s’est lancé dans un exercice tortueux de définition de l’autonomie et de l’indépendance des IES. La lecture des articles 11 à 16 démontre aisément que l’élaborateur n’a fait aucun effort intellectuel pour essayer de bien comprendre les concepts et de les définir dans le cadre des prescrits constitutionnels. Sur cette question en particulier, la preuve est donnée que les mots n’ont aucun sens pour l’auteur de ce texte. Pendant que l’article 16 déclare que ni l’Etat, ni le Gouvernement, ni aucune autre institution ou instance interne ou externe à une IES ne peut imposer directement ou indirectement une idéologie quelconque dans un établissement d’Enseignement Supérieur public ou privé, l’article 23 attribue à l’ONESST la charge de gérer et de promouvoir le développement supérieur, de la science et de la technologie. Jusqu’à quel point le monstre va-t-il laisser aux IES la latitude d’exercer leur liberté académique par exemple (art.15.2) ?
Alors que le texte Célestin tente par tous les coups de galvauder l’autonomie universitaire, à travers des définitions creuses et des énoncés contradictoires, il est utile de rappeler que la Conférence de Dakar recommandait déjà à l’UNESCO d’interpeller les gouvernements des Etats membres à garantir l’autonomie des institutions. Le document de l’UNESCO L’Enseignement Supérieur au XXIème siècle :Vision et actions conclut en ces termes : l’autonomie institutionnelle et les libertés académiques sont nécessaires pour le fonctionnement efficace du système d’enseignement supérieur, pour le renforcement de sa capacité à changer et à anticiper, pour l’accomplissement de sa fonction d’observatoire ou de tour de vigie, pour l’affirmation de son autorité morale dans le débat sur les grands problèmes éthiques et les questions majeures de portée planétaire mais aussi pour son développement comme espace et facteur de démocratie. Contrairement à ce que projettent souvent les ennemis du principe d’autonomie, celui-ci ne signifie pas non-respect des normes et des principes. L’autonomie institutionnelle est associée au devoir de rendre compte et c’est cet équilibre qu’un bon texte sur l’enseignement supérieur doit rechercher !
iii) Le document Célestin prône un transfert de fonds vers les institutions privées selon un mécanisme, on ne peut plus, opaque. Le deuxième paragraphe de l’article 18 traduit bien cette opacité. Il y a deux possibilités de financement : un financement régulier pour laquelle la seule condition est que l’IES privée soit à but non lucratif aux termes de l’article 59 ; et un financement supplémentaire par contractualisation à des IES qui acceptent de mettre en place des programmes pour répondre aux priorités définies par l’Etat dans l’un ou l’autre domaine de formation ou de recherche. La question est abordée avec trop de non-dits : quand une IES est-elle réellement reconnue à but non lucratif ? quelles autres obligations sont faites aux IES bénéficiaires relatives à l’admission, aux droits de scolarité ? n’est-il pas étonnant que la qualité de l’enseignement dispensé par l’IES ne soit pas le critère principal d’éligibilité dans le cadre de la poursuite de l’excellence académique ? A ce sujet, le document Buteau était encore une fois mieux pensé et voulait davantage s’inscrire dans la durée. Ses articles 15 et 16 tranchent par rapport au caractère approximatif et léger du document Célestin. L’article 16 du texte de 1995 dispose que toutes les Institutions Privées d’Enseignement Supérieur et de Recherche à but non lucratif et constituées en association sont habilitées à recevoir une aide financière de l’Etat en fonction de leurs besoins, leur niveau d’excellence académique sur la base des recommandations de l’ONESRS.
2.2 Avant-Projet de la Loi Organique de l’Université d’Etat d’Haïti
Cet Avant-projet de loi vient démontrer de façon claire le véritable projet du ministère. Il marque un net recul démocratique par rapport aux documents antérieurs et choisit de se démarquer des grandes tendances actuelles. Dans sa forme et dans son fonds, ce document constitue une insulte à la réflexion.
i) Dans sa forme, il est navrant de relever autant de fautes de grammaire et d’orthographe d’un document émanant du ministère de l’éducation nationale et qui se veut promoteur de l’excellence académique. Qu’est-ce qu’on peut espérer d’une structure qui est incapable de faire un contrôle minimal de qualité d’un texte ouvert au public ? C’est encore cette légèreté qui explique l’hétérogénéité du texte avec deux fontes différentes. D’aucuns diront, je sais, « c’est banal ! » ; d’autres, qu’ils étaient pressés de sortir l’avant-projet. Quoiqu’il en soit, certaines institutions ont le devoir de donner l’exemple et le MENJS a tort de soumettre à l’analyse un tel document.
ii) Dans son fond, cet avant-projet est inacceptable : aucun projet d’université positif n’est perceptible, l’autonomie de l’UEH est foulée aux pieds, la décentralisation de l’UEH est compromise, les droits des étudiants sont ignorés, une organisation lourde et irréaliste est proposée, le principe de la démocratisation de la formation est ignoré.
a) Aucun projet d’université positif n’est perceptible. Il est clair que l’élaborateur du document Célestin a fait le choix d’ignorer ce qui se dit et ce qui se fait au sein de l’UEH. Il est évident qu’ils n’ont pas pris le soin ou le temps de lire le document intitulé Programmes Stratégiques d’Action (Vers la réforme de l’UEH) émanant du Bureau du Recteur en décembre 1999 (document Paquiot). Les missions de l’UEH y sont regroupées en quatre catégories : promotion, intervention, formation et information, régulation. Le texte Célestin offre un amalgame de huit groupes de missions avec certains éléments tout à fait démagogiques, d’autant plus démagogiques que les moyens ne sont pas proposés à l’UEH pour les réaliser. Le document Paquiot propose même des éléments de stratégie qu’on n’ignorerait pas dans le cadre d’une démarche sérieuse d’élaboration d’un projet de loi pour l’UEH. Tout comme l’avant-projet de loi cadre sur l’Enseignement Supérieur, cet avant-projet est muet sur la plupart des préoccupations qui traversent les grandes rencontres sur l’enseignement supérieur.
Par ailleurs, alors qu’il est souvent reproché à l’UEH de regrouper onze « caciquats » , non seulement le document Célestin entérine le statu quo mais il en ajoute trois autres. Un avant-projet de loi sérieux ne proposerait les facultés, les écoles, ou les programmes que sur la base d’un projet préalable. Où est ce projet ?
b) L’autonomie de l’UEH est foulée aux pieds. En l’absence d’un projet positif, l’avant-projet de loi Célestin dévoile par contre un projet de mise sous contrôle de l’UEH. Sans ambages, le texte déclare en son article 1 que l’UEH est placée sous la tutelle du MENJS. L’approbation d’éventuels avant-projets de loi par le Conseil de l’université n’est pas requise alors qu’elle l’est pour les statuts et règlements (art.26.9). La lourdeur administrative proposée par le texte, les duplications de tâches relevées entre le Rectorat (art.68) et le Conseil de l’Université (art.26) sont de nature à créer des conflits permanents au sein du système et donc à aménager des interventions inopportunes des instances gouvernementales dans les affaires de l’UEH. Le titre IV du texte est la manifestation la plus parfaite de cette volonté du ministère à contrôler l’UEH. Sous couvert de cette crise qu’il a lui-même initiée, il veut créer de nouvelles facultés avec les mêmes droits, devoirs et prérogatives que les autres facultés de l’UEH dès leur création. Il compte même nommer des conseils de direction et organiser des élections pour les conseils en place, tranchant de façon nette avec la liberté de l’université à choisir elle-même ses dirigeants.
c) La décentralisation de l’UEH est compromise. Alors que le document Paquiot proposait que l’UEH se dote d’un cadre cohérent d’actions à effets structurants tant au niveau national que départemental et qu’elle ouvre des antennes dans les principales villes du pays, l’Avant-projet Célestin annonce les couleurs d’une centralisation d’un autre temps dans un considérant ainsi libellé : considérant qu’il est de l’intérêt de l’UEH de regrouper toutes ses composantes sur un seul et même campus en vue d’accomplir la mission qui lui est fixée. De fait, les facultés de province qui jusqu’à présent sont rattachées à l’UEH n’en feraient plus partie (art.1 et 83).
Et dire que le même texte considère que l’enseignement supérieur doit être organisé de manière à favoriser le développement national et régional. Comment cela va-t-il se faire à partir d’un seul et même campus ? Le regroupement géographique strict tel que souhaité par cet avant-projet est-il aujourd’hui de mise avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication ? Il convient de noter que par ce considérant, l’élaborateur du document Célestin prend du même coup le contre-pied du principe de la démocratisation de l’accès. Par ce choix, les étudiants originaires des villes de province continueront à être défavorisés en raison de l’éloignement de leur milieu naturel d’évolution qui leur est imposé.
d) Une organisation lourde et irréaliste est proposée. L’avant-projet Célestin innove par la conception de cette hyperorganisation suggérée pour l’université. Il ne faut pas y voir une recherche de participation accrue ou de transparence. Nombre d’éléments, tels l’exclusion des étudiants dans l’instance d’élection des dirigeants de leur institution, sont là pour prouver le contraire. Il s’agirait plutôt ou d’une volonté délibérée de monter une structure ingérable conduisant à terme à l’extinction pure et simple de l’UEH ou le résultat d’une mauvaise compréhension du fonctionnement d’une institution universitaire autonome. Pas moins de 22 instances sont identifiées ; le nombre de réunions auxquelles doit participer le Recteur par exemple n’est pas moins négligeable, vu qu’il fait à la fois partie du Rectorat, du Conseil de l’Université, de l’Assemblée universitaire, du Conseil académique. L’élaboration d’un organigramme aiderait à mesurer le degré de complexité de la structure proposée.
Le concepteur lui-même s’y perd au point qu’il est relevé un ensemble d’incohérences, de définitions confuses qui ont pour vertu d’aménager la place à des conflits et à l’arbitraire. Relevons-en quelques-unes : 1)l’article 26 attribue au Conseil de l’Université l’exercice des pouvoirs de direction de l’institution alors que pour l’article 68, c’est le Recteur qui dirige l’université ; 2)le remplacement du Recteur en cas d’absence est abordé différemment dans les articles 36 et 69 ; 3)une trouvaille particulière aux articles 30 et 31 : la commission électorale et les deux comités permanents assistent le rectorat mais sont placés sous l’autorité du Conseil de l’Université ; 4)des concepts sont introduits pêle-mêle sans définition : unité d’enseignement, cycle d’études (art.59), organes, services (art.68), autres instances de l’université (art.74), fonctions académiques (art.76).
Cette lourde organisation repose en plus sur des structures dont on ne peut pas dire que la création est gagnée d’avance : l’Assemblée universitaire, l’Association des diplômés de l’université, l’Association des étudiants, l’Association du personnel non académique, l’Association du personnel de soutien. A-t-on réfléchi sur la taille de l’Assemblée universitaire et sur sa fonctionnalité ? Plus de cent membres des différentes institutions sont appelés à se réunir au moins trois fois par année pour accomplir les tâches définies à l’article 46.
e) Les droits des étudiants sont ignorés. Deux éléments l’illustrent de façon très claire :. 1)l’exclusion des étudiants du processus de désignation des dirigeants de leurs institutions. Les articles 56 et 57 sont formels : l’Assemblée facultaire qui élit le doyen et les vice-doyens n’inclut pas de représentants des étudiants. Voilà une disposition d’un temps révolu et qui va à contre-sens de ce qui se fait aujourd’hui. Les cinq conférences régionales sur l’enseignement supérieur étaient formelles : il importe que les étudiants soient encouragés à jouer un rôle actif au sein des établissements d’enseignement supérieur, que ce rôle leur soit reconnu comme à leurs organisations, qu’ils puissent participer à l’élaboration des politiques et aux processus de prises de décision concernant l’enseignement supérieur, et à l’élaboration des programmes d’études, et qu’ils soient ainsi les artisans de leur formation, de leur éducation, cette participation étant nécessaire à leur épanouissement personnel.
2)l’article 82 dénote bien le peu de cas fait par le document Célestin des droits des étudiants. Comme "au bon vieux temps", il propose un mécanisme d’embrigadement des étudiants, en ignorant les principes élémentaires du respect de la liberté individuelle et du droit d’association. Comment écrire que les étudiants deviennent membres de l’Association des étudiants de l’université de par leur inscription ? Dans son esprit, cette disposition est contraire à la mission qu’a l’enseignement supérieur de développer chez les étudiants une approche critique et indépendante, approche particulièrement importante face au déferlement de toutes sortes de sollicitations idéologiques, politiques, commerciales et autres dont font l’objet tout particulièrement les jeunes. Sur cette question en particulier, l’élaborateur de cet avant-projet gagnerait à lire les objectifs généraux du document Paquiot.
f) Le principe de la démocratisation de la formation est ignoré. L’avant-projet de loi organique sur l’UEH vient donner la preuve évidente que la démocratisation tant de l’accès que de la formation n’est pas une préoccupation des concepteurs des deux textes. Loin de signifier un enseignement de faible qualité, le concept traduit plutôt un engagement véritable à développer un enseignement plus diversifié et plus flexible. Le document Paquiot a posé le problème en ces termes i) offrir un plus large éventail de programmes d’études ii) proposer des voies multiples pour aboutir à un même diplôme iii) offrir des qualifications de différents niveaux iv) ouvrir des antennes dans les principales villes du pays.
Hélas, l’intérêt de l’auteur du document Célestin se situe ailleurs. Et l’article 80 viendra préciser pour ceux-là qui sont inscrits à l’université à des formations techniques (exemple de la Topographie à la Faculté des Sciences) avec des certificats de Bac I, qu’ils ne sont pas étudiants. Cet Avant-projet n’est définitivement pas dans la note !
III. Conclusion
En guise de conclusion, j’apporterais d’abord une note positive à ces deux avant-projets. Ils ont le mérite d’exister et de provoquer le débat. Cela dit, tant dans leur forme que surtout dans leur fond, ils projettent une très mauvaise image de la classe universitaire haïtienne en particulier et de la société haïtienne en général. L’Enseignement Supérieur haïtien et l’UEH ont besoin de véritables lois. Ces deux documents, qui ne sont en fait que des amalgames de slogans, sont annonciateurs de mauvais jours pour les IES publiques. Aussi, je recommanderais aux législateurs de les déclarer irrecevables.