Par James Darbouze*
Soumis à AlterPresse le 14 novembre 2020
« Donnez-moi un point d’appui
et un levier et je soulèverai la terre »
Archimède
Il est de plus en plus clair que l’Empire est en crise et tente de se restaurer en sombrant dans le fascisme aux États-Unis, en Haïti et dans le monde. Le contexte actuel marqué depuis l’hiver 2020 par l’éclosion de la pandémie de Coronavirus fournit un prétexte aux politiques autoritaires et liberticides. Dans de nombreux pays, les gouvernements profitent de ce contexte pour démanteler les conquêtes démocratiques formelles défendues par les sociétés civiles et faire passer des réformes. C’est le dramaturge allemand Bertholt Brecht (1898-1956) qui disait que le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son évolution par temps de crise. Dans cette même veine, le philosophe français Jean Paul Sartre (1905-1980) nous rappelle que ce qui définit le fascisme ce n’est pas le nombre de victimes qu’il fait, mais la façon dans laquelle il tue ses victimes. Aux États-Unis comme en Haïti, l’État cautionne la brutalité policière et la terreur paramilitaires (milices / milices blanches dans un contexte et gangs de quartier dans l’autre) contre les populations dissidentes.
En Haïti, la montée au pouvoir depuis 2010 des « bandi legal » a exacerbé la culture du viol et de l’impunité, avec plusieurs bureaucrates du gouvernement, des personnalités médiatiques influentes et des chefs de gang notoires accusés pour agression sexuelle systématique et violence. Les habitant-e-s des quartiers populaires connu-e-s pour lutter contre leur abandon sont la cible constante de massacres d’État.
L’ambassade des Etats-Unis en Haïti est la quatrième plus grande ambassade des États-Unis au monde. Bien que Jovenel Moise ait été identifié (avec d’autres responsables de l’État et des chefs d’entreprise transnationaux clés) dans le gaspillage de 4.2 $ milliards de fonds PetroCaribe, le Core Group – les Etats-Unis en tête – a soutenu sans condition Jovenel Moise depuis son élection frauduleuse en 2016 [1].
En 2020, en guise de bilan de la politique internationale étasunienne en Haïti, des dizaines de groupes criminels sèment la terreur et contrôlent des quartiers entiers de la capitale – surtout les milieux populaires – devenus zones d’exception. Pour parodier l’historien Jean Alix René, « nous éprouvons dans toute [leur] rigueur les conséquences désastreuses des mesures prises au cours des décennies 1980 et 1990 pour déstabiliser l’économie haïtienne, appauvrir sa population et la forcer à rejoindre le nouvel ordre mondial tel que défini par les décideurs impériaux ». Sur l’ensemble du territoire, « pas moins de 96 gangs armés sévissent » selon Jean Rebel Dorcena, un des responsables de la Commission nationale de désarmement, de démantèlement et de réinsertion (CNDDR). Et le nombre de gangs va croissant. Environ 500 000 armes illégales sont actuellement en circulation en Haïti. En quatre années (2016-2020), le pays a été transformé en véritable mouroir à ciel ouvert, en abattoir humain. De janvier à août 2020, ce sont 944 personnes assassinées, 287 personnes maltraitées, 42 exécutions par des tireurs d’élite et 124 cas de kidnapping en huit (8) mois. En outre, selon les chiffres du BINUH, le système national de santé a signalé 457 cas de viol (dont 164 femmes, 235 enfants et 58 hommes) entre le 1er juin et le 31 août, contre 541 entre le 1er mars et le 31 mai. Par ailleurs, les neuf (9) massacres perpétrés sur les deux dernières (2) années (2018-2020) ont causé 306 morts et 55 disparus ; 214 enfants ont été rendus orphelins suite aux massacres.
Pourquoi le gouvernement étasunien – et tout le Core group à sa suite – continue-t-il de soutenir un tel régime ? Mais alors qu’est-ce que la démocratie selon l’idéologie de ce gouvernement ? En quoi consiste-t-elle ? Quel projet poursuit la stratégie étasunienne en Haïti ? Quelle similarité existe-t-il entre la politique intérieure menée par le gouvernement étasunien aux Etats-Unis et celle qu’il soutient en Haïti ? Par ailleurs, la politique étasunienne en Haïti aurait-elle pu être différente lorsque l’on sait qu’aux Etats-Unis, la tradition de l’extrême-droite est solidement ancrée dans les mentalités dominantes (Ku-Klux-Klan) et qu’en raison d’un racisme d’État systémique, les Noirs, jusqu’à date, sont discriminés, considérés comme inégaux et non-sujets de droits comme le dénonce le mouvement Black Lives Matter ? Sous couvert de démocratie libérale, l’idéologie impérialiste d’exception qui domine la politique américaine est largement de droite – conservatrice – factieuse, classiste/clanique et raciste.
I. Commençons par le commencement
Le 10 mars 2010, alors qu’il déposait devant la Commission des affaires étrangères du Sénat américain, l’ancien président des États Unis William Jefferson (Bill) Clinton a fait, ce qui a semblé aux yeux de beaucoup, son mea culpa. En termes clairs, il a évoqué le rôle que son administration (1993-2001) avait joué dans la destruction de l’agriculture haïtienne via l’exportation vers Haïti de denrées alimentaires américaines subventionnées. Bill Clinton a profité du fait que la baisse des droits de douane était une des conditions attachées aux prêts du Fonds Monétaire International (FMI) et de la Banque Mondiale (BM) pour assauter (assaillir) Haïti. Citons un extrait de ses propos :
« Les pays riches comme le nôtre, qui produisent beaucoup de nourriture, doivent vendre aux pays pauvres et les soulager du fardeau de produire leur propre nourriture, de sorte que, Dieu aidant, ils puissent sauter directement dans l’ère industrielle. Cela n’a pas fonctionné ! Cela a peut-être été bon pour mes fermiers de l’Arkansas, mais ça n’a pas fonctionné. Ce fut une erreur. Ce fut une erreur à laquelle j’ai contribué. J’ai du vivre tous les jours avec ce remords de la baisse de la capacité de production de riz capable de nourrir le peuple haïtien, avec les conséquences du fait qu’Haïti a perdu la capacité de produire du riz pour nourrir sa population. Tout cela, à cause de ce que j’ai fait, moi et personne d’autre. »
Certains ont salué le courage du grand homme arguant que c’était la première fois qu’un président – américain et leader du « monde libre » de surcroît – critiquait ouvertement sa politique étrangère et reconnaissait ses torts. D’autant que, dans ses accords majeurs, la politique de Bill Clinton était l’expression d’une tonalité récurrente de la politique américaine dans toute la région depuis le 19ème siècle. De manière générale, il est question de l’interminable récit de déprédation, de dépossession des peuples, de dépossession de la majorité au profit de quelques-uns tel que raconté par l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano (1940-2015) dans son ouvrage célèbre Les veines ouvertes de l’Amérique latine : une contre-histoire (1981). Et de manière spécifique, il est également question dans les propos de Clinton de la mise sous coupe réglée du désir de liberté et de bien-être de la population haïtienne, ainsi que de la vraie nature du sous-développement qui tenaille Haïti.
On retrouve ici la logique du comment, à l’extérieur d’un pays, dans des officines étrangères, le remodelage des sociétés est planifié par ceux et celles qui se croient les maîtres et maîtresses du monde au détriment des populations. La décision de fragiliser la capacité agricole d’Haïti par l’augmentation du flot d’importation a participé de cette stratégie de remodelage puisque c’est un fait connu que l’économie haïtienne a toujours reposé sur l’agriculture depuis le XIXème siècle. Voire, on a tous et toutes appris dans nos manuels de géographie qu’Haïti était un pays essentiellement agricole. Par suite des politiques de Bill Clinton, les USA sont actuellement le premier fournisseur du marché haïtien en produits agricoles. Et Haïti est le troisième consommateur mondial du riz des États-Unis. America first ! tel est le nom de cette politique.
Un exemple de plus ? En 1994, après trois années (1991-1994) d’un coup d’état sanglant (plus de 5,000 morts, un nombre incalculable de disparus, un cortège infini de viols et des massacres en cascade) piloté et téléguidé – comme au Chili en 1973 – par des agents de la CIA dont Emmanuel (Toto) Constant, Bill Clinton rétablit dans ses fonctions le Président Jean-Bertrand Aristide, premier dirigeant élu par un vote populaire dans toute l’histoire d’Haïti. L’histoire sonne belle ! Cependant, afin de pouvoir effacer toutes traces de l’implication états-unienne dans la dictature sanglante de Raoul Cédras et Michel François, les marines ont emporté 160 mille pages d’archives secrètes. Ces archives auraient été certes tout ce qu’il y a de plus important pour introniser une ère nouvelle dans la justice haïtienne, mais plus important était aux yeux de l’Administration américaine d’effacer les traces de toute implication états-unienne. America first, n’est-ce pas ?
Une dernière illustration plus récente concernant les démêlés de l’accord PetroCaribe. PetroCaribe est un accord de coopération énergétique entre les pays des Caraïbes et le Venezuela. Ce dernier, premier pays exportateur de pétrole brut latino-américain, permet aux pays membres de l’accord de lui acheter le pétrole à des conditions préférentielles de paiement. Cette alliance a été créée le 29 juin 2005 en signant l’accord au départ avec 13 pays. Haïti rejoint l’accord en avril 2006 après l’élection du président René Préval [2]. Entre 2008 et 2018, Haïti a pu ainsi se procurer du pétrole à un taux préférentiel tout en bénéficiant de facilités de paiements. Et conformément aux termes de l’accord, Haïti devait revendre plus cher aux compagnies locales une partie du pétrole et les bénéfices devaient servir à financer des projets sociaux et de développement.
Cependant, alors que l’accord représentait à l’évidence une opportunité unique pour beaucoup de pays de la région, les États-Unis ont multiplié les pressions pour essayer d’empêcher les pays latino-américains d’adhérer à PetroCaribe. Divers câbles divulgués par le groupe de défense de la transparence WikiLeaks indiquent que, même si les diplomates américains reconnaissaient dans des discussions privées les bénéfices économiques de cet accord pour les pays membres, ils craignaient que l’accord PetroCaribe n’accroisse l’influence politique de la République bolivarienne du Venezuela.
Dans le cas précis d’Haïti, bien que reconnaissant que l’accord permettrait au pays d’économiser 100 millions de dollars par an, l’ambassade américaine a travaillé en relation étroite avec de grandes compagnies pétrolières pour tenter d’empêcher le gouvernement du président René Préval de rejoindre PetroCaribe. Les États-Unis – notamment l’ambassadrice Janet Sanderson – ont été principalement irrités par les rapports qu’entretenait Préval avec Cuba et le Venezuela pour le bénéfice d’Haïti. D’ailleurs, le prédécesseur de Sanderson, Timothy M. Carney, avait clairement fait comprendre au Ministre des finances du gouvernement de transition (2004-2006) que « Washington verrait d’un très mauvais œil tout accord d’Haïti pour du pétrole avec le Venezuela. D’où, certains ont vu dans l’accord PetroCaribe et la réaction de l’ambassade des États-Unis en Haïti, la cause de l’acharnement de l’empire à appuyer la clique des massacreurs et des bandits légaux antinationaux.
En effet, depuis 2010, les gens placés au pouvoir comme Michel Joseph Martelly et Jovenel Moïse sont accusés d’avoir détourné à leur profit une partie des bénéfices de ce fonds. Alors que la plupart des projets sociaux planifiés au départ sont demeurés inachevés ou n’ont jamais été réalisés tout simplement. Plus de 4.2 milliards de dollars ont été détournés. Et alors que les révélations concernant ce système de corruption contribuaient à déclencher des protestations, le gouvernement des Etats-Unis a réitéré son support inconditionnel aux dilapidateurs de ces fonds. America first ! Quelque chose peut être bon pour Haïti mais si le gouvernement des Etats-Unis s’y oppose et dit que ce n’est pas bon, qu’importe la raison… alors …
En réalité, ceux qui avaient cru à la sincérité du repentir de Bill Clinton ont vite déchanté. Au cours de cette même année 2010, les Clinton et la USAID vont jouer jusqu’au bout leur partition afin de placer au plus haut sommet du pouvoir d’État en Haïti, Michel Joseph Martelly, un antinational. Comme les Haïtiens le remarqueront par la suite, Bill Clinton a joué du cinéma, il a fait son numéro, fait son show et a continué son business avec Haïti.
II. Petit rappel sur le sens d’Haïti à la face du monde
Haïti est le premier pays véritablement libre et indépendant de la région des Amériques. En 1803, sous la houlette de Dessalines, l’armée indigène a flanqué une sacrée raclée aux troupes de Napoléon Bonaparte. Et l’Occident n’a jamais pardonné à Haïti cette humiliation infligée à la race blanche et à l’idéologie raciste dominante de l’époque. Les États-Unis avaient certes conquis plus tôt leur indépendance (1776), mais ils maintenaient un demi-million d’esclaves travaillant dans leurs plantations de coton et de tabac. Il faudra une guerre civile de quatre (4) ans aux États-Unis (la guerre de sécession, 1861-1865) pour mettre fin sur le papier à l’esclavage, alors même que les pratiques discriminatoires continuent aujourd’hui encore.
Quand le 1er janvier 1804, de manière tonitruante, Haïti a envahi l’espace international à grand renfort d’histoires puissantes, les fondateurs lancent pour l’occasion la première république noire des Amériques, antiesclavagiste, anticolonialiste, anti raciste. Le caractère, à date unique, de l’événement haïtien dans les annales de conquête de liberté, l’important mélange ethnique, un héritage culturel immense, un patrimoine historique exceptionnel, un talent créateur qui émerveille, des bouleversements sociopolitiques interminables, un mélange de divers peuples et civilisations les plus opposées, sous un climat de feu, un bouillon de culture admirablement préparé.
Jusque vers la fin du XIXème siècle, Haïti, d’une manière ou d’une autre, continue à occuper le devant de la scène caribéenne car les fondateurs ont rapidement mis en œuvre une politique étrangère axée sur le principe de liberté et le refus coriace de s’aligner sur une conformité idéologique imposée par les nations occidentales dominantes. Comme le rappelle l’historien Lesly Manigat (2003), les critères d’une bonne politique étrangère peuvent se compter sur les cinq doigts de la main : 1) la raison pratique (les relations internationales sont une discipline scientifique fondée sur une documentation critique), 2) le droit (une diplomatie a des normes à respecter et à appliquer), 3) la morale (la conduite de la politique extérieure doit répondre à des exigences éthiques), 4) l’intérêt (l’intérêt national et les intérêts privés à promouvoir) et 5) l’opportunité politique (soit le réalisme des moments propices à saisir et à exploiter).
L’analyse approfondie des premiers moments de la politique étrangère des fondateurs d’Haïti (Arthus, 2016) laisse entrevoir une conscience claire et distincte des enjeux des relations internationales avec une dominante des quatre premiers critères de la bonne politique étrangère. La complexité de son tissu social, sa structure étatique non conformiste en raison des différents peuples formant sa population, ont souvent porté les observateurs étrangers à considérer Haïti comme une civilisation singulière, avec de grandes complexités opposées.
Par ailleurs, en marge de la politique étrangère des fondateurs de la patrie haïtienne, l’historien-politologue haïtien décédé en 2014, Lesly François Manigat (1930-2014), a décelé, dans un ouvrage de 2003, ce qu’il appelle une loi tendancielle qu’il formule à partir de l’expérience internationale haïtienne. Cette loi s’énonce de la manière suivante : « la politique des grandes puissances vis à vis d’un petit pays marginal, à la différence de celle qu’elles mènent entre elles, est laissée plus volontiers à l’action des intérêts privés. Elle ne devient plus complexe que quand le cas de ce pays se trouve pour un temps et une raison donnés, versé au dossier de la grande politique mondiale. Alors seulement, la solution rejoint la règle générale de la pluralité complexe des déterminations d’une politique étrangère. (…) » (p. 9)
C’est dans un tel cadre qu’il convient de lire les trois exemples présentés plus haut (la destruction de l’agriculture haïtienne, l’embarquement des archives secrètes des Forces Armées d’Haïti et le torpillage de l’accord PetroCaribe) ainsi que la politique actuelle de l’administration américaine en Haïti. Aussi, sur la question fondamentale de la démocratie, alors que la majorité de la population revendique un changement radical tant dans la forme de gouvernement que dans le contenu social, depuis plusieurs mois, la position étasunienne, suivant en cela la vision des apologistes du système, reste bloquée dans les fantasmes archétypaux du schéma dominant. Elle soutient et conforte le développement d’un fascisme de crise. Il y a quelques temps, avec un goût pour les dénigrements intempestifs et les informations paradoxales, le gouvernement américain, avec Donald Trump à sa tête, a livré une parodie symptomatique du peu de considération dont disposent les dirigeants de ce pays pour Haïti.
III. Les Etats-Unis : le point d’appui qui permet aux bandits de mettre Haïti au pas
Officiellement, les États-Unis d’Amérique entretiennent des relations diplomatiques avec Haïti depuis 1862, quand Abraham Lincoln a dépêché en Haïti Benjamin F. Whidden en qualité de représentant diplomatique des États-Unis pour ouvrir une Légation américaine au pays. En 1868, le président Andrew Johnson tenta d’annexer la République dominicaine et la République d’Haïti. En 1943, suite à une déclaration conjointe, le niveau des relations a été relevé et la légation a été transformée en ambassade. John Campbell White a été nommé Ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire, et a présenté ses lettres de créance au gouvernement haïtien le 14 mars de cette même année, devenant ainsi le premier ambassadeur des États-Unis en Haïti. Entre ces deux dates, il y a eu l’occupation américaine d’Haïti de 1915 à 1934. Les périodes de troubles politiques et économiques intenses ont servi de prétexte à l’intervention américaine de 1915. Après 19 ans d’occupation, les forces armées des États-Unis ont quitté le pays en 1934. En laissant le pays en 1934, les forces d’occupation ont quitté sur place un dispositif ultra-répressif de contrôle social et politique : les forces armées d’Haïti. Bien que cet élément clef du dispositif international de contrôle ait été démobilisé en 1994, la présence étasunienne dans la vie politique haïtienne n’a jamais été aussi forte.
Et depuis une trentaine d’années, au sein même du mouvement revendicatif haïtien, des idées toutes faites héritées de l’idéologie dominante – du plan américain pour Haïti [3] – surplombent la pleine et entière compréhension du travail profond de changement à mener dans la société. Sur de nombreuses questions essentielles, comme par exemple celle des mécanismes du contrôle de la société par le peuple, ce qui demeure c’est la compréhension que les forces réactionnaires – au premier chef les étasuniennes – ont développé et imposé à travers leurs appareils notamment les médias traditionnels. Même les structures formelles sont dissociées au point qu’il n’est plus possible de déterminer qui fait quoi, comment et pourquoi. Par exemple, bien heureux sera celui ou celle capable de démêler le contenu mis dans le mot de démocratie aujourd’hui. Des oligarques putschistes et déstabilisateurs se revendiquent démocrates, tandis que des dirigeants bénéficiant du large support de leurs populations sont affublés des noms de tyran, démagogue et populiste.
Le discours « démocratique », organisateur principal du consensus politique actuel, est à ce point dévoyé (et récupéré) qu’il permet de couvrir autant les menées déstabilisatrices des puissances occidentales notamment l’empire Étasunien en Amérique latine que l’usage des services de mercenaires francs-tireurs internationaux par un gouvernement illégitime contre sa population. Et là où les ancêtres avaient promis une guerre éternelle au colonialisme, on voit un président haïtien, Jovenel Moise, souhaiter qu’Haïti redevienne une colonie occidentale et y travailler activement. Haïti ne cherche plus, en toute souveraineté et indépendance à construire une société globale juste, équitable, durable et anti-impérialiste pour surmonter les injustices que le capitalisme et ses politiques néolibérales ont imposées au monde. Mais par la seule volonté d’une puissance impérialiste, le peuple subit les affres d’un régime politique décrié par l’ensemble de la société haïtienne, complètement fragilisée cherchant, partout et dans tout, un succédané à son manque de légitimité.
IV. Entre illusion démocratique et vision néocoloniale, la politique étrangère haïtienne
La colonialité du pouvoir et la persistance d’une vision coloniale (néo) chez ceux qui dirigent actuellement Haïti ne sont plus à démontrer. Elles traversent toute la dynamique sociale. La notion de dynamique sociale a été introduite par Lewin pour analyser les phénomènes de groupe. Cette approche revient à considérer le social comme un tissu conflictuel, dans le sens où le conflit n’est pas un épiphénomène, mais une dimension constitutive de toute vie sociale. En l’occurrence, le conflit se matérialise au travers de la violence, du pouvoir ainsi que du changement. Ainsi se construit par exemple la figure du leader choisi par l’Ambassade américaine. Et, dans le contexte haïtien, le processus se passe d’une certaine manière que, pour asseoir l’hégémonie de leur projet, les officines internationales imposent des dirigeants ignorants, sans vision et à coefficient personnel nul, motivés seulement par l’appât du gain et déterminés à mettre en œuvre la ligne décidée par l’International rien que pour se maintenir au pouvoir.
Dans ce registre néocolonial, la politique étrangère haïtienne est une pâle copie – toutes proportions gardées naturellement – de la politique étasunienne. Nous ne sommes plus dans le registre d’un pays indépendant qui détermine ses relations internationales en fonction de ses intérêts propres mais dans une colonie (néo) où tout se passe selon le principe d’Exclusif. Est-ce pourquoi toutes les questions fondamentales doivent s’adresser non aux serviteurs mais à leurs tuteurs, leurs maîtres [4] ? Ecoutons/Lisons de nouveau Lesly Manigat (2003) :
« (…) le statut de la colonie [est] défini par le pacte colonial ou système de l’Exclusif qui [concentre] sur la seule métropole, et bien sur elle seule, l’initiative et la responsabilité des relations économiques (et politiques, cela va de soi) entre Saint Domingue et le reste du monde. Les étrangers ne pouvaient point s’approcher de l’île en sujets de relations internationales ni en partenaires, sauf au travers et par la médiation de la métropole (…). A l’intérieur d’un tel système, Saint Domingue ne pouvait avoir qu’occasionnellement des rapports avec d’autres pays, soit grâce à l’autorisation de celle-ci, soit à la dérobée, en fraude de la légitimité, en marge de la légalité représentée par le fameux système de l’Exclusif. »
Dans une telle optique, il n’est pas étonnant que Jovenel Moise se voie et se vive plus comme un commandeur – le gérant, le boutiquier – d’une colonie que comme le président de la première République noire, libre et indépendante du monde. Comme tout commandeur, il se considère dépositaire de pleins pouvoirs, d’un droit absolu sur la colonie, dans les limites de ceux que lui confèrent ses chefs véritables. On est dans une logique où le propre du commandeur est de reprendre à son propre compte, de faire sienne les fondamentaux du maître, de manière à anticiper son idéologie. Est-ce pourquoi, certaines choses tout à fait pensables dans le cadre de rapports interétatiques – lors même qu’ils furent inégaux – sont carrément impensables pour M. Jovenel Moise ? L’exemple des rapports haitiano-vénézuéliens est à ce propos une bonne illustration, mais on peut prendre également les relations sino-haïtiennes.
En effet, depuis maintenant deux décennies, ce grand pays d’Amérique latine, cette nation sœur qui porte depuis 1999 le nom de République bolivarienne du Venezuela, subit l’assaut convergé des pays occidentaux, tandis que, depuis l’intérieur du pays, les éléments réactionnaires, partisans d’une vision inégalitaire de la société et à la solde d’intérêts étrangers, œuvrent à sa déstabilisation. L’introduction dans le nom du pays de la référence fondamentale à Simon Bolivar à partir de 1999 a visé à exprimer la volonté contemporaine de retourner à un certain nombre de valeurs héritées de Bolivar comme le nationalisme et la solidarité panaméricaine comme réaction à l’impérialisme ou l’abolition de la hiérarchie des classes sociales. On a vu plus haut comment, de 2008 à 2018, Haïti a pu profiter sur le papier de la solidarité bolivarienne [5].
Le motif de cette guerre sans merci que mène l’impérialisme occidental, les États-Unis d’Amérique en tête, contre ce pays est aussi, fondamentalement, idéologique car elle attaque la construction d’un État garant de l’égalité de traitement des personnes, de la juste répartition des ressources du pays au profit de toutes et de tous et de la cohésion sociale. C’est une guerre qui rentre dans le cadre d’un projet politique visant à la restauration au Venezuela – et ailleurs dans le Monde – d’un ancien ordre fasciste, raciste et colonial. Ce contre quoi Haïti s’est toujours battu depuis sa création.
Ainsi, il ne fait aucun doute que de la même manière qu’Haïti a été, au 19ème siècle naissant, une source d’inspiration pour tous les peuples aspirant à la liberté, la République Bolivarienne du Venezuela sonne aujourd’hui comme un symbole. Dans le mouvement Black Lives Matter aussi, Haïti a pu apparaitre comme un symbole comme on peut le voir sur la figure suivante. C’est en ce sens qu’il convient d’analyser l’agression continuelle des puissances impérialistes contre des symboles comme Haïti et le Venezuela. Au Venezuela comme en Haïti, le projet de l’impérialisme occidental – USA en tête – est le même : il s’agit de remettre un pays sous coupe réglée afin de le rançonner, de l’exploiter sans merci, de l’appauvrir et d’affamer son peuple.
Sur le terrain de la préoccupation pratique, la réponse à la question du « que faire » n’est pas évidente. Où faut-il affronter les maitres des serviteurs ? A l’intérieur d’Haïti ou à l’intérieur de leur propre pays ? En dépit de la vague d’indignation provoquée à travers le monde par le racisme systémique étasunien envers les Noirs et les Latinos, le mouvement « Black Lives Matter » se trouve concrètement bloqué dans une impasse. Il n’aboutit nullement à protéger – ni à faire prendre en compte – les vies des « Black » à l’intérieur même des Etats-Unis. On ne saurait affirmer péremptoirement que le mouvement est en passe d’échouer, mais le fait pour lui d’être présenté au niveau de l’opinion publique étasunienne comme fortement catalysé par la violence en dit long. Comment dès lors faire émerger et aboutir sur le devant de la scène – aux Etats-Unis même – les revendications de justice qui concernent en Haïti des viols de masse, des massacres de populations civiles vulnérables et autres crimes contre l’Humanité ou contre les menées déstabilisatrices de l’empire au Venezuela ? Cela semble une gageure ! Peut-être s’il y avait une société civile internationale libre et solidaire d’Haïti, la lutte aurait pu être bien loin. Malheureusement, comme souvent depuis le XIXème siècle, Haïti est seule au monde !
En guise de conclusion
Dans le cadre de cette réflexion, nous avons tenu à rassembler des éléments permettant de comprendre le rapport de domination qu’entretiennent les États-Unis avec Haïti. Comme indiqué dans notre démarche, l’accent est mis sur la période récente notamment les vingt-cinq dernières années avec un focus sur la tranche 2010-2020. Nous avons tenté de faire un bref passage sur la dimension structurelle de cette domination en ayant recours à l’histoire et sur les similitudes dans les politiques internationales mises en œuvre à travers les âges. La République d’Haïti est indépendante depuis 216 ans et les États-Unis depuis 244 ans. C’est à ce stade, au niveau des jonctions internes-externes, qu’il convient d’analyser la possibilité d’aller loin dans les perspectives. Nous avons volontairement laissé de côté, pour une analyse ultérieure, un aspect important de compréhension de la situation à savoir les logiques de domination du capitalisme paramilitaire américain (Sprague-Silgado, 2017) en connivence avec le capitalisme local.
Aussi, pour comprendre en quoi la politique étrangère d’Haïti est une fiction depuis Martelly, il est nécessaire de considérer les événements de 2010, notamment les élections de décembre, comme fondamentaux dans la séquence que nous vivons actuellement. Il est un fait indéniable que depuis l’accession au pouvoir de Michel J. Martelly en 2011, le seul intérêt de ceux que les blancs placent au pouvoir en Haïti, consiste à travailler pour que les « blancs » les aident à se conserver le plus longtemps au pouvoir. Il ne faut jamais perdre de vue que Michel Joseph Martelly est un chanteur de musique populaire (konpa) néo duvaliériste qui a soutenu haut et fort les coups d’État de 1991 et 2004 contre l’ancien président Jean-Bertrand Aristide et qui a intégré tous les éléments de l’idéologie raciste occidentale. Traditionnellement, Haïti est un pays anti-impérialiste. Aujourd’hui, nous avons au pouvoir des serviteurs et servantes de l’agenda impérialiste. Les États-Unis et toute la communauté internationale ne pouvaient pas mieux espérer. Actuellement, le vrai problème des mouvements de contestation est comment ôter le pays de ce carcan, comment revenir au projet générique haïtien de liberté, égalité, solidarité et souveraineté.
Dans le cadre actuel, la politique étrangère haïtienne est loin de répondre aux caractéristiques du système international actuel qui a commencé en 1945 avec le « droit des peuples à l’autodétermination » des Nations Unies, dont Haïti a toujours été partie prenante avant la lettre. Par ailleurs, pour capter l’ancrage de la stratégie étasunienne avec le peuple haïtien, il est important de remonter au-delà. Et c’est ce que nous avons tenté de faire ici. Nous devons être clairs que le concept étasunien de la démocratie ne signifie pas le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes dans la politique étrangère américaine. A contrario, la démocratie étasunienne pour Haïti signifie "n’importe qui au pouvoir y compris les tortionnaires sauf les porteurs/porteuses d’un projet alternatif national populaire de gauche".
* Philosophe, sociologue, enseignant-chercheur indépendant et militant haïtien.
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RENDA, M. A. (2001) Taking Haiti. Military Occupation & the Culture of U.S. Imperialism 1915-1940. North Carolina : The University of North Carolina Press.
[1] NDLR : Aucune fraude n’a été formellement établie lors de l’élection présidentielle de 2016
[2] René Préval a signé – le jour même de son investiture en 2006 – l’accord pour rejoindre l’alliance PetroCaribe du Venezuela. En vertu de l’accord, Haïti achetait du pétrole en ne payant dans l’immédiat que 60 % au Venezuela avec le solde payable sur 25 ans à 1 % d’intérêt.
[3] Comme l’écrit Jean Casimir (2006) : « La mobilisation de 1986-1987 s’opposait aux interférences étrangères et visait à remplacer les gouvernements et l’administration publique antérieurs. Mais l’interférence étrangère [à partir de] 2006 s’est décuplée et l’administration publique, en plein désarroi, offre les seuls emplois plus ou moins stables. » cf. Jean Casimir, Préface de la 1ère édition in Fritz Deshommes, Haïti : La Nation Écartelée. Entre « plan américain » et « Projet national ». Port-au-Prince, Haïti : Les Éditions Cahiers Universitaires, 2016, 360 pp.
[4] Comme nous l’a fait remarquer un observateur avisé, en même temps, on peut se demander qu’est-ce qui nous distinguerait des serviteurs si nous faisions la même chose que les serviteurs ? Autrement dit, ne risque-t-on pas de se retrouver pris dans une dialectique négative si c’est aux maîtres des serviteurs que nous nous adressons pour trouver les solutions aux problèmes que nous posent les serviteurs. Pour le dire autrement, ne risquons-nous pas de devenir aussi des serviteurs ?
[5] Nous disons sur le papier car comme le démontrent les différents rapports PetroCaribe, des dirigeants ont largement profité de l’accord, mais Haïti, non.