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Haïti dans la tourmente

Par François L’Ecuyer [1]

Publié par Alternatives le 6 juin 2005 [2]

Repris par AlterPresse le 6 juin 2005

Port-au-Prince - Depuis le début de « l’Opération Bagdad », lancée en septembre 2004 par les partisans d’Aristide contre la Police nationale, la Mission des Nations unies pour la stabilisation d’Haïti et la population de Port-au-Prince en général, la situation s’est significativement détériorée en Haïti, tant au niveau économique, politique que sécuritaire. Mais au-delà de cette opération criminelle ayant coûté la vie à plus de 600 personnes, plusieurs secteurs de la société haïtienne et de la communauté internationale chercheraient également à faire déraper l’actuelle transition démocratique.

Malgré la présence de 5 800 soldats de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) et de 1 620 policiers internationaux, l’insécurité ne cesse de gagner du terrain à Port-au-Prince. Kidnappings et assassinats se multiplient, touchant tant la bourgeoisie que les classes populaires. Les étrangers n’avaient pas, jusqu’à récemment, été touchés par cette vague de peur. Mais depuis, un Canadien et un Russe ont été enlevés, et le consul honoraire de France a également été assassiné cette semaine.

Le pire de la situation touche, bien entendu, les populations des quartiers populaires : Bel Air, situé en plein centre-ville, entourant la Cathédrale et les principaux marchés de Port-au-Prince ; puis Cité-Soleil, énorme bidonville où vivent plus d’un million de personnes, réputé pour abriter les infâmes « Chimères », ces gangs criminels armés par Aristide depuis son retour d’exil en 1994. Bel-Air, Cité-Soleil ainsi que les quartiers environnants sont devenus des No Go Zones où personne n’ose se risquer - pas même la Police nationale haïtienne (PNH).

Aujourd’hui, les populations de ces deux quartiers sont littéralement prises en otage. Pour sortir ou entrer dans Cité-Soleil, un droit de passage est exigé par les gangs armés. Certains, qui désirent quitter l’endroit pour trouver quelque havre de paix, doivent tout abandonner : maisons, meubles et autres biens, qui sont généralement brûlés quelques jours suivant leur départ.

Mardi cette semaine (31 mai), des bandits ont assailli le Marché Tèt Bèf, en plein centre-ville. Après avoir tiré en tout sens à l’arme automatique, ils ont mis le feu à l’édifice ainsi qu’au Sous-Commissariat St-Joseph adjacent. Les pompiers n’ayant pas réussi à contrôler l’incendie, c’est plus de 2500 marchandes qui se retrouvent à la rue, perdant tous leurs stocks. Huit personnes ont également perdu la vie. La crise économique ainsi provoquée touchera lourdement la population de Port-au-Prince. Quand on sait qu’environ 20 personnes dépendent d’une seule commerçante pour assurer leur survie, c’est près de 50 000 personnes, principalement des quartiers pauvres, qui n’auront accès à aucun revenu au cours des mois à venir.

Il serait toutefois naïf de croire que seules la mouvance Lavalas - le parti de l’ex-Président Jean-Bertrand Aristide - et les Chimères armées qui lui sont affiliées sont responsables de la violence extrême qui sévit. Plusieurs autres gangs armés, reliés à différents secteurs, ont profité du climat général d’insécurité. C’est le cas de nombreux gangs reliés au trafic de drogue (environ 15% de la cocaïne arrivant aux Etats-Unis transite par Haïti), des gangs liés à d’autres partis politiques et d’une partie du secteur privé qui bénéficie de la situation actuelle, ainsi qu’à la croissante et lucrative industrie du rapt et de ses rançons.

En effet, plusieurs groupes ont ainsi avantage à entretenir ce chaos et voir ainsi échouer l’actuel processus de transition. D’un côté, plusieurs commerçants profitent excessivement de l’énorme inflation des prix et du laxisme des contrôles sur l’import-export. Certains partis politiques, incluant Lavalas, qui ne prévoient pas remporter les élections prévues entre octobre et décembre 2005, préfèrent également pouvoir œuvrer en toute impunité plutôt que de voir s’instaurer un gouvernement légitime qui signifiera la fin de leurs activités.

Bien sûr, l’ancien président Aristide, n’ayant toujours pas digéré son expulsion du pays, continue de contrôler plusieurs gangs armés et défie tout individu qui, au sein de Lavalas, pourrait vouloir briguer les élections. En ce sens, l’éditorialiste du quotidien haïtien Le Matin, Claude Moïse, écrivait ce matin : « Pour chimérique que soit le vœu d’Aristide, il ne renonce pas à revenir sur la scène nationale en qualité d’acteur majeur. Sa stratégie ? Rendre impossible la normalisation politique sans lui, donc faire dérailler le processus électoral et rendre le pays ingouvernable [...] Entretemps, ses groupes armés font le maximum pour terroriser la population et éloigner des urnes le plus d’électeurs possibles. (sic) »

Une démocratisation souveraine ?

Quant à eux, les mouvements populaires haïtiens critiquent de plus en plus une situation où diverses forces internationales se disputent l’hégémonie de la reconstruction du pays. Nous ne pouvons passer sous silence le fait que, malgré la violence perpétrée par Aristide en fin de régime, plusieurs organisations populaires ayant contribué à son départ n’ont toujours pas digéré l’intervention militaire de février 2004. En effet, il faut se rappeler qu’en novembre et décembre 2003, alors que la mobilisation populaire contre Aristide battait son plein, plusieurs mouvements armés au nord du pays ont surgi, principalement grâce à l’approvisionnement en armes par les Américains à partir de la République dominicaine voisine. Les leaders de ces mouvements armés - dont les Guy Philippe et Jodel Chamblain, ayant autrefois respectivement appartenu aux Forces armées d’Haïti et aux paramilitaires (FRAPH) ayant servi lors du coup d’Etat de Raoul Cédras (1991-1994) - ont tôt fait de s’identifier au mouvement démocratique exigeant la démission d’Aristide. Le chaos ainsi instauré a largement contribué à la décision des Nations unies d’envoyer une force militaire internationale. Du coup, c’est à l’ensemble du mouvement populaire non-armé à qui on avait coupé l’herbe sous les pieds - tout en militarisant considérablement le pays.

Depuis le départ des Marines en mai 2004 et leur remplacement par une MINUSTAH dirigée par le Brésil, les Américains craignent un éventuel succès militaire et politique des Brésiliens en Haïti. Les conséquences géopolitiques dans l’ensemble des Amériques seraient très dommageables pour l’administration Bush. Alors par diverses façons, les Américains mettent des bâtons dans les roues de l’actuelle transition. Par l’armement de gangs armés et des anciens militaires disent certains, en retenant des fonds promis pour la reconstruction et la transition, ou encore par le blocage administratif des instances de l’Organisation des Etats américains (OEA). Le rappel du personnel américain non-essentiel, ayant eu lieu à la fin du mois de mai, envoie un signe très clair quant à l’échec, selon Washington, de la force militaire internationale dirigée par le Brésil - et pourrait servir très prochainement afin de justifier, auprès du Conseil de sécurité des Nations unies, un renvoi des Marines en Haïti pour faire la guerre aux gangs armés et aux narcotrafiquants.

Plusieurs mouvements populaires haïtiens critiquent ouvertement le manque flagrant de souveraineté du pays quant à l’organisation des prochaines élections. D’un côté, les responsables de l’OEA - en grande partie manipulée par le gouvernement Américain - affirment ne jouer qu’un rôle « d’appui technique » dans l’organisation des élections. Dans les faits, la situation est tout autre : c’est l’OEA qui sélectionne la location des bureaux d’inscription et de vote à travers tout le pays, qui engage les employés de ces bureaux, qui accorde les contrats de sous-traitance reliés à ces activités, etc. Chaque dépense encourue par les activités du Conseil électoral provisoire (CEP), organe haïtien « en charge » des prochaines élections, doit être approuvée par les bureaucrates du PNUD, organisation responsable de rassembler les fonds nécessaires à la tenue des élections. Et, en bout de ligne, Washington qui retient les cordons de la bourse.

Certes, on reproche au CEP son incapacité à mettre en branle le processus électoral. Mais force est d’admettre que le manque de coordination et de cohérence entre le CEP, l’OEA et le PNUD y joue pour beaucoup. Le processus d’inscription sur la liste électorale comporte des enjeux beaucoup plus grands que le seul processus électoral de 2005. En effet, on évalue à 40% la population haïtienne n’ayant aucune forme d’identité civile. La carte électorale émise cette année servira donc de papier d’identité officiel pour les dix prochaines années. Le hic, c’est que l’inscription se termine à la fin du mois de juin. Et jusqu’à aujourd’hui, seuls 55 000 personnes se sont inscrites, sur une population d’électeurs éligibles évaluée à 4,5 millions de personnes. C’est tout dire.

On craint aussi que, pour des raisons d’incapacité à garantir la sécurité des bureaux de vote, l’OEA restreigne le nombre de ces bureaux en « concentrant » les lieux d’inscription et de vote. à€ Port-au-Prince, un seul bureau d’inscriptions est présentement en fonction. Et on chuchote actuellement que l’OEA aurait fait une croix sur Bel-Air et Cité-Soleil, évaluant que d’aucune façon le vote ne pourra se tenir dans les conditions actuelles d’insécurité. En plus de renier les droits citoyens à plus d’un million d’électeurs, c’est une bonne partie de la base électorale du parti Lavalas qu’on tiendrait ainsi à l’écart des prochaines élections. Force est d’admettre que dans de telles conditions, les partisans d’Aristide ne reconnaîtront nullement le prochain gouvernement.

Des élections à tout prix...

L’actuel gouvernement de transition est aussi de plus en plus critiqué pour son incapacité à faire face à la crise et son incompétence globale. Parmi les critiques se sont récemment jointes la voix du secteur privé, pourtant largement hostile au régime Aristide, et celle du Groupe des 184, une large coalition d’organismes de la société civile, du secteur privé et des partis d’opposition, en partie derrière le soulèvement populaire ayant contribué au départ d’Aristide. Les reproches au gouvernement intérimaire sont fort simples. Celui-ci, dirigé par le Premier ministre Latortue, n’a pas réussi à remplir un seul des mandats dont il est responsable. Dialogue national, relance économique, sécurité et processus électoral, l’échec du gouvernement Latortue se situe à tous les niveaux.

Le principal mandat de la MINUSTAH étant de permettre la tenue d’élections d’ici la fin de 2005, il n’est pas surprenant de constater qu’en dépit de la situation actuelle, tout sera mis en œuvre pour que les élections aient bel et bien lieu. La communauté internationale semble faire le pari que mieux vaut avoir des élections tenues dans un climat de violence et boycottées par plusieurs, que de prolonger un gouvernement intérimaire dont la légitimité et la crédibilité sont de plus en plus remises en question.

On murmure de plus en plus à Port-au-Prince que René Préval, président du pays entre 1996 et 2001, songerait à poser sa candidature pour les élections présidentielles. L’homme serait l’un des seuls à pouvoir rallier une partie de l’électorat Lavalas, tout en pouvant tenir tête à Aristide en exil. Cette donne rallierait une partie de la communauté internationale, pour qui seules des élections reconnues par le parti de l’ex-Président Aristide seront garantes de la stabilité du prochain gouvernement.

Cette ténacité de la communauté internationale à vouloir rallier le parti Lavalas en vue des prochaines élections indigne nombre d’organisations de défense des droits de la personne en Haïti. Pour celles-ci, l’ancien gouvernement est responsable de nombreux crimes odieux envers la population haïtienne. Ces crimes devront être jugées, affirment-elles, et elles entendent en ce sens interpeller la Cour pénale internationale (CPI). Réintégrer Fanmi Lavalas en vue des prochaines élections rajoute l’insulte à l’injure, condamnent-elles.

Samedi 4 juin 2005

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[1L’auteur est chargé de projets pour l’Afrique et Haïti à Alternatives. Il a effectué une mission à Haïti fin mai- début juin 2005.

[2Réseau d’action et de communication pour le développement international - Référence : www.alternatives.ca.