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Haïti : Un État à la merci d’un gouvernement corrompu et incapable

Débat

Par Marc-Arthur Fils-Aîmé*

Soumis à AlterPresse le 24 août 2020

« Le roi ne lâche que quand le peuple en arrache ». Victor Hugo in Notre-Dame de Paris

Depuis le 13 janvier, soit le deuxième lundi de cette année 2020, le pays s’est trouvé à la merci du président Jovenel Moïse. Celui-ci a déclaré constater la caducité du parlement, arguant que le mandat de deux tiers du sénat et celui de la chambre des députés arrivent à leur terme. Le sénat est composé de 30 membres, dont trois par département géographique du pays. Mais, après les élections de 2015, il avait fonctionné avec 29 sénateurs, dont l’un, avant son investiture, a été arrêté par la Drug enforcement administration (Dea), avant d’être extradé aux États-Unis d’Amérique pour trafic de drogue.

Depuis le dysfonctionnement du pouvoir législatif, le président, qui détenait une large majorité au sein des deux chambres, a davantage la main libre pour semoncer le pays à coup de décrets. Il entend bénéficier de sa politique anti-démocratique, car il a méprisé les prescrits constitutionnels, parce qu’il n’a pas réuni les conditions nécessaires au renouvellement de la chambre des députés, des deux tiers manquants du sénat et des collectivités territoriales. Depuis ce dysfonctionnement du parlement jusqu’à la fin de juin 2020, le président a publié plus d’une quarantaine de décrets, soit une moyenne de sept par mois. Ce flot de décrets est recouvert d’un tissu mensonger transversal, qui vise la pérennité au pouvoir du Parti haïtien tèt kale (Phtk).

La pérennité au pouvoir du Phtk

Nous n’avons pas le temps et l’espace, dans cette rubrique, pour analyser toutes ces mesures politiques et administratives, qui sont généralement critiquées et rejetées par une très large proportion de la population, pour leur inconstitutionnalité et leur contenu rétrograde. La pandémie de Covid-19 a servi au chef de l’État, dans cette conjoncture, de ressort pour poser, sur l’échiquier politique, des pions pour garantir la pérennité du Parti haïtien tèt kale (Phtk) au pouvoir et, corollairement, la sécurité personnelle du chef de l’État et de ses acolytes. Car, face à tous les actes délictueux qu’il a commis, avant son accession à la présidence, et qu’il continue de commettre, seule sa mainmise sur les grandes instances étatiques, est apte à lui offrir ce havre de paix, le mettant à l’abri d’éventuels procès juridiques.

La Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (Cscca), dans ses deux rapports publiés successivement au cours de l’année 2019, sur la gestion du fonds Petrocaribe, a prouvé ses mains fautives dans le détournement de ces fonds.

Pour atteindre ses objectifs, Jovenel Moïse a mis le cap sur les élections et le changement de la Constitution. La loi fondamentale se trouve responsable de tous les déboires, que connaît le pays à ses yeux et à ceux de toute la gent politique traditionnelle. Madame Lalime, la représentante du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (Binuh), a surpassé ses droits diplomatiques pour demander, elle aussi, une autre Constitution pour Haïti.

La complicité a paru tellement flagrante, entre elle et l’équipe au pouvoir, que c’est seulement quelques heures après cette ingérence que la présidence a mis la nation au courant des démarches, qui sont déjà entreprises en ce sens. Il est important de noter que la seule différence, entre le président de la république et l’aile droite de l’opposition, qui est aussi réactionnaire que lui, porte sur la date de la réalisation des élections et du changement de la Loi-mère. Sur quel leadership de telles activités doivent être menées ?

Voilà le grand enjeu.

Que dit la réalité quotidienne ?

Si le pays n’a pas souffert - d’après les données officielles, largement sous-estimées par plus d’un, nous n’avons compté que quelque cinq mille cas positifs et moins d’une centaine de décès, heureusement, jusqu’à la fin de juin 2020 - de l’hécatombe de mille à mille cinq cents cadavres par jour, annoncée par des responsables étatiques et scientifiques au plus haut niveau, une prédiction qui a été étayée sur les différentes modélisations projetées ailleurs, le pays ne se porte pas bien pour autant.

Il est gangrené par trois plaies majeures, qui excluent toute possibilité d’engager la vie des citoyennes et des citoyens dans des élections et un quelconque referendum. D’autant plus que la durée du mandat du président, qui se termine le 7 février 2021, ne s’accorde pas avec ses prétentions. Quelles sont ces plaies majeures qui gangrènent le pays ?

Les plaies majeures dans cette conjoncture

Des gangs armés, d’après divers rapports publiés par le Réseau national de défense des droits humains (Rnddh), d’autres organisations de ce secteur et d’organisations sociopolitiques, sont en collusion avec le pouvoir et d’autres courants puissants. Ces gangs sèment la terreur dans plusieurs quartiers de la capitale, des zones métropolitaines et presque sur tout le territoire national.

Le Rnddh a même dénoncé la présence de policiers dans des blindés de la police nationale, protégeant un des chefs de gangs, qui a un mandat d’arrestation contre lui. Il s’agit d’un certain Jimmy Chérisier, un ancien policier, affublé du surnom de « Barbecue », dû à la façon dont il immole ses victimes. Les Nations unies ont reconnu la participation de cet assassin notoire au massacre du 13 novembre 2018 à la Saline, l’un des quartiers populeux de la capitale. Chérisier-Barbecue, cet assassin, a eu l’audace d’annoncer la fédération, au cours de ce mois de juin 2020, de plusieurs bandes criminelles de Port-au-Prince, au su et au vu de toutes les instances étatiques, dont le principal devoir est d’assurer la protection de toutes vies humaines sous leur juridiction respective. Ainsi, cette fédération, dénommée G9 an fanmi e alye, prétend-elle pacifier le pays.

Voilà où en est le pays. Des bandits armés, qui ont sur leur compte des centaines de crimes de toutes sortes, se substitueraient à la police ! Les attaques de ces bandits ne constituent pas le seul obstacle aux secteurs populaires, pour manifester leur frustration contre la clique dirigeante. Cette dernière, profitant de la pandémie létale, a pris des mesures contraignantes, parmi lesquelles celles qui empêchent plus de cinq personnes de se réunir dans les lieux publics et même privés. Ce qui a offert l’occasion à la population de tourner ces mesures, empreintes d’une volonté dictatoriale, en dérision.

Même après les moments les plus tourmentés par les cyclones, le tremblement de terre du 12 janvier 2010 et les turbulences politiques, Haïti n’a jamais subi un tel dénuement. Le changement climatique anthropocène, joint à la politique néolibérale, la corruption institutionnalisée, les libéralités accordées à des fractions puissantes des classes dominantes bien acoquinées au chef de l’État, en un mot la mauvaise gestion de la chose publique, par ce dernier, a créé un niveau de pauvreté, qui ronge la poche des fractions de la petite bourgeoisie, naguère assez aisée.

Valéry Daudier, dans un éditorial dans le journal Le Nouvelliste, du lundi 8 et du mardi 9 juin 2020, a rapporté les propos suivants de l’économiste Thomas Lalime « On est passé d’un taux moyen de 66.46 gourdes pour un dollar américain, en juin 2018, à un taux moyen d’acquisition de 113.96 gourdes pour un dollar américain, publié par la Banque de la république d’Haïti (Brh) le 5 juin 2020, soit une chute de 71.47% en moins de deux ans ».

La gourde a flanché, pour atteindre en cette fin du mois de juin 2020, la barre de 120.00 gourdes pour un dollar américain. Le marché haïtien s’est dollarisé, parallèlement à la baisse de la production nationale, toutes branches confondues. Même là où l’on affiche les prix en gourdes, ils sont calculés au taux du jour du dollar américain. On entend des gens dire que la misère, engendrée par Jovenel Moïse, est plus mortelle que la crise sanitaire actuelle. Rien, surtout les produits de première nécessité, ne résiste à cette inflation effrénée.

L’obstacle majeur, d’après nous, qui enlève toute possibilité à la tenue d’élections avec cette équipe de Phtk, est la méfiance quasi généralisée envers le président, traité de menteur et de corrompu.

Par exemple, le fait que ce fût Jovenel Moïse, qui a annoncé l’arrivée du nouveau coronavirus en Haïti, a soulevé un déni de ce virus. On claironne que le président veut s’attirer la pitié internationale, en vue de recevoir de l’aide financière. Si ce n’était la voix du large public, celle de plusieurs organisations, d’institutions de tendances et d’origines distinctes, le nombre de gens à porter le masque ou cache-nez serait davantage plus faible.

C’est cette méfiance, qui pousse une forte majorité du peuple à bouder l’obtention de la carte d’identification nationale unique, dite carte Dermalog, du nom d’une firme allemande qui est responsable de la livraison de cette carte. Le projet, qui a été déclaré irrecevable par la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif, est entaché de corruption et cache, pour plus d’un, une tentative de fraude électorale massive. C’est pourquoi cet obstacle subjectif, qui est strictement lié aux deux obstacles, objectifs précédemment relatés, renferme l’essence de la crise et la détermine.

Que doit et peut-on attendre de cette conjoncture délétère ?

Cette conjoncture délétère s’est montrée impossible aux opposants au pouvoir de mener toute campagne électorale dans ce pays, mis en charpie par des dirigeants qui s’autoproclament des bandits légaux (bandi legal). Le comportement journalier de la présidence rebute les opposants au pouvoir pour mener une campagne électorale, car, en plus de l’ampleur de la misère et du rejet de Jovenel Moïse, plusieurs endroits du territoire sont contrôlés par des bandits, qui sont armés, non seulement par des politiciens véreux et mafieux, mais aussi par des membres des classes dominantes, insensibles au bien-être de toutes et de tous, et qui ont peur de perdre tous les privilèges, légués par ces réactionnaires vassaux de puissances étrangères. L’on se rappelle que cette dernière législature était truffée de trafiquants de drogue connus et reconnus, de bandits de tout acabit.

Malgré tous les faits excentriques du président Jovenel Moïse, Helen Lalime du Binuh, ladite communauté internationale, le Secrétaire général de l’Organisation des États américains (Oea), Luis Almagro, sous-fifre de la Maison blanche et l’ambassade de cette dernière dans le pays, à cause de leur appui éhonté, ont apporté de l’eau au moulin de Jovenel Moïse et des différentes fractions des classes dominantes, qui se sont montrées complices de la mauvaise gestion phtquiste.

Jovenel Moïse, avec le concours de cet ensemble hétéroclite, joue toutes les cartes pour réaliser de nouvelles élections et un référendum dans l’optique d’étirer la durée de son mandat jusqu’au 7 février 2022, contrairement à l’article 132.4 de la Constitution en vigueur, qui l’a fixée au 7 février 2021, ce pour se protéger et protéger ses arrières-gardes. Son état d’âme lui permet de céder à toutes les exigences de ses clans protecteurs.

Le Nouvelliste, dans son édition du samedi 28 et dimanche 29 juin 2020, a édifié notre analyse, quand il a écrit : « La Csca, estimant que ce n’est pas dans l’intérêt de l’État, a donné un avis défavorable, fin mai, à un projet de contrat de 3,3 millions de dollars, signé entre le Ministère de la planification et de la coopération externe (Mpce) et Helico S.A., pour l’affrètement de 3 hélicoptères pour assurer le transport de hauts dignitaires de l’État haïtien, des cadres de l’administration publique nationale ainsi que des dignitaires étrangers en visite en Haïti, allant du 1er octobre au 30 septembre 2020 ».

Cela ne signifie pas que cet avis défavorable de cette institution, qui a répondu à sa mission de contrôle des dépenses de l’État, sera respecté. D’ailleurs, nous l’avons vu dans le cas de la firme allemande Dermalog.

Le proche avenir ne pronostique pas de jours radieux pour la nation, qui, après l’influence européenne, se courbe, depuis l’occupation de 1915, sous le diktat impérial des gouvernements américains.

Le président Moïse ne pourra plus se dissimuler bientôt sous le couvert du confinement, qui est très peu observé à la capitale et presque pas du tout dans le reste du pays, à moins d’une remontée en force de la crise sanitaire, pour contenir les manifestations anti-gouvernementales.

La lutte va être rude entre la classe dirigeante et la majorité de la population, qui aura besoin de prendre la barque du pays des mains de ce pouvoir maladroit, quant à la bonne direction des biens publics, et très adroit dans sa capacité inimaginable pour soutirer, par des moyens peu élégants, les ressources nationales.

Jusqu’à quand Jovenel Moïse continuera-t-il de bénéficier de la coïncidence idéologique d’extrême-droite entre lui et Donald Trump ?

* Directeur de l’Institut culturel Karl Lévêque (Ickl)