Par José Steinsleger
Texte originel en Espagnol, publié dans le quotidien mexicain La Jornada
Traduction en Français pour RISAL par Isabelle Dos Reis
Repris par AlterPresse le 30 mai 2005
— Il ne manque que vous, dit en espanglish William Tapley Bennett Jr., ambassadeur des Etats-Unis en République dominicaine. Le colonel Francisco Caamaño jeta le téléphone, indigné, et accourut à la réunion convoquée par le diplomate avec le gouvernement provisoire.
Dernier arrivé et premier à sortir de la réunion, Tapley Bennett courut derrière le chef des forces constitutionnalistes.
— Pourquoi vous partez ? La réunion n’est pas finie.
J’ai essayé de parler plusieurs fois, et vous ne m’avez pas laissé.
— Je vous écoute.
— Nous n’avons plus rien à nous dire. Vous dites que vous ne pouvez pas arrêter Wessin, qui est en train de bombarder la ville.
— Je crois que nous sommes d’accord. Il ne vous reste plus qu’à vous rendre.
— Et bien nous allons vous montrer que les Dominicains ont de la dignité et du courage, et qu’ils affrontent la mort si cela est nécessaire.
Caamaño se dirigea vers le fleuve Ozama (qui traverse la ville de Saint Domingue), et sur le stratégique pont Duarte, il réorganisa des centaines de civils, militaires et étudiants disposés à affronter les tanks du général putschiste Elias Wessin y Wessin, chef de l’armée.
Chute d’un gouvernement pantin
Sans expliquer les causes de la crise, les médias affiliés à la Société interaméricaine de presse (SIP) [1], et les agences de presse des Etats-Unis redoublèrent leur campagne médiatique : « barbarie communiste », « violations », « sauvagerie » furent les épithètes de « l’information objective » contre le mouvement constitutionnaliste qui le 24 avril 1965 avait destitué Donald Reid Cabral, imposé par le gouvernement de John. F. Kennedy après le renversement du gouvernement démocratique populaire de Juan Bosch (25 septembre 1963).
Le colonel Rafael Fernández Domànguez, et le propre Caamaño, leaders du mouvement, exigeaient le retour à la Constitution de 1963, et le retour de Bosch à la présidence. La bataille du 24 fut rapide et sanglante. Le 25, le peuple dominicain descendit dans les rues, en soutien aux jeunes militaires constitutionnalistes qui avec héroïsme firent face aux troupes de Wessin y Wessin.
D’homme à homme
A côté du pont, dans une petite maison d’ouvriers, Caamaño installa le commandement politico-militaire. Des troupes et des blindés de Wessin traversèrent le pont. La résistance fut tenace. A l’aide d’armes prises dans les commissariats et de bidons d’essence, les gens ne lésinèrent pas sur la lutte au couteau, au corps à corps. A la tombée de la nuit du 27 avril, peuple et soldats, main dans la main pour la première fois dans l’histoire dominicaine, obtinrent une victoire contondante sur la fraction pro yanquee de l’armée.
Washington trembla. A toute vitesse, la mission militaire étasunienne sur la base navale de San Isidro s’adressa à trois officiers : toi, toi et toi. Le « triumvirat » fut obligé à signer une lettre rédigée en anglais, sollicitant « ... l’intervention temporaire pour rétablir l’ordre ».
Pendant ce temps, le secrétaire à la Défense, Robert McNamara et Dulles Raborn, le chef de la CIA, se réunissaient avec des dirigeants républicains et démocrates. Le lendemain, le président Lyndon Johnson ordonna l’intervention militaire « pour protéger les vies des citoyens » étasuniens.
Deux jours après, les forces constitutionnalistes conquirent la forteresse Ozama, repaire des détestés Casques blancs [police anti-émeutes, ndlr]. La résonnante victoire populaire déchaîna 300envois d’avions chargés de troupes et d’armes.
Dans la matinée du 3 mai, Caamaño fut nommé président, mettant fin au vide de pouvoir occasionné par la fuite du pusillanime président José Rafael Molina Ureña, l’un des participants à la réunion avec Tappley Bennett. Le 4 mai, la troupe d’occupation fut de 14.000 puis de 21.500 soldats. Caamaño ordonna d’ouvrir le feu, et les premiers soldats yankees tombèrent.
L’OEA, ministère des colonies
Violant sa charte constitutive, avec seulement 4 votes contre et 14 pour, l’Organisation des Etats américains (OEA) approuva l’envoi d’une « force multilatérale interaméricaine ».
Un certain nombre de soldats du Nicaragua de Somoza, du Brésil de la dictature militaire, du Paraguay de Stroessner, et des gouvernements « démocratiques » d’Argentine, Colombie et Costa Rica se prêtèrent à l’infamie.
Le 14e vote correspondit à celui du représentant dominicain Bonilla Atiles, qui resta aphone pour demander l’intervention dans son pays ; il qualifia le mouvement insurgé de « soulèvement idéologique », et alerta sur le danger d’une « seconde Cuba » en Amérique.
Le 9 mai, la force d’occupation s’éleva à 42 mille marines appartenant à 37 unités de la flotte étasunienne. Un rapport officiel publié à New York révéla à l’époque que tout l’équipement de guerre, équivalent à 16,68 tonnes, avait été transporté dans 1.649 vols depuis diverses bases des Etats-Unis et de la sous-région.
Cuba fut le seul pays à demander au Conseil de sécurité des Nations Unies de condamner les Etats-Unis « comme unique responsable de la crise dominicaine ».
Sur la place de la Révolution, Fidel Castro dit : « Et ces gouvernements bourgeois, qui ont cru en l’Alliance pour le progrès [2], qui ont cru que l’époque de la politique du bâton était révolue... qui ont cru en ce loup déguisé en Chaperon rouge, ont eu l’opportunité de recevoir une grande leçon... Ce qui est en jeu ici c’est l’indépendance et la souveraineté des peuples de ce continent ! » (01/05/65)
La vieille et la nouvelle histoire
Un président digne qui ne respecte pas les dictats de l’empire. Un coup d’état militaire promu par les Etats-Unis. Une réaction populaire en défense de l’ordre constitutionnel. Une intervention militaire pour sauver les putschistes avec l’histoire qu’on connaît par cœur : « sauver des vies » étasuniennes.
Bosch triompha dans les urnes en 1962 et mit fin à trois décennies de tyrannie trujillista. Son gouvernement fut démocratique, nationaliste et populaire. Mais en juillet 1963, un groupe de hauts officiers dominicains exigea que le président adopte une attitude de « forte opposition contre les communistes ».
Pendant ce temps, dans le Miami News, les Oppenheimer [3] de l’époque accusaient le gouvernant social-démocrate d’être un « émule de Fidel Castro ». Et comme aujourd’hui au Venezuela, les mass media créaient le climat favorable au coup d’Etat. Derrière le rideau, la supposée annulation d’un contrat avec la Standard Oil Company.
Bosch s’est maintenu neuf mois au pouvoir. La junte, fan de Washington, qui s’est installée au pouvoir, mérita du journal « progressiste » The New York Times, un commentaire éditorial : “... de tous les points de vue objectifs, le triumvirat civil qui est maintenant au pouvoir est préférable à Juan Bosch » (09/03/64).
La souveraineté ou la mort
Galvanisant l’élan populaire en défense de la souveraineté nationale, Caamaño alerta le pays de ce qui se tramait, et rappela l’invasion de 1916, lorsque le président Woodrow Wilson mit en place la première intervention en République dominicaine, et que les gringos restèrent huit ans, jusqu’à imposer la sanguinaire tyrannie de Rafael Leónidas Trujillo (1930-1961).
Cependant, l’ironie dans l’intervention de 1965, ce fut que la première action de ce « triumvirat », organisée par la mission militaire étasunienne et l’ambassadeur Tapley Benett dans sa résidence, fut de se déclarer officiellement impuissant pour maintenir l’ordre et « assurer la sécurité des résidents étasuniens ». Prétexte dont Washington eut besoin pour l’invasion.
Le 8 mai, l’envahisseur remplaça le général Wessin y Wessin, qui avait échoué, par le général Antonio Imbert, vieil agent de la CIA utilisé pour l’assassinat de Trujillo (1961), et qui selon le Wall Street Journal, se trouvait dans la situation d’un « kleenex », utile mais jetable. Imbert est l’un des personnages que dans son roman « La fête du bouc », Mario Vargas Llosa qualifie de « dissident » et « combattant pour la liberté ».
Le peuple dominicain dut supporter quatre mois de lutte, jusqu’à la fin août. Avec seulement 3.500 hommes armés, des tanks Howitzer, des mortiers, des bazookas, des mitrailleuses lourdes et des fusils automatiques ils écrasèrent la résistance.
Le colonel Fernandez Dominguez mourut au combat, et Caamaño qualifia l’opération de « génocide sans précédent ». On calcule que pas moins de 5.500 victimes, civiles pour la plupart, tombèrent en défense de leur patrie.
Source : La Jornada, www.jornada.unam.mx, 29 avril 2005
Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL), www.risal.collectifs.net
[1] Pascual Serrano, le vrai visage de la Société interaméricaine de presse (SIP), RISAL, octobre 2003. http://www.risal.collectifs.net/article.php3?id_article=725
[2] Sous l’administration du président John F. Kennedy, et pour contrer l’expansion des mouvements révolutionnaires inspirés par l’exemple de Cuba, une politique de réformes sociales et de développement économique a été entreprise, politique demeurée dans l’Histoire sous le nom d’« Alliance pour le progrès ». Au-delà de la rhétorique, développement équitable et justice sociale ne suivront pas.
[3] Célèbre journaliste de droite du Miami Herald. (ndlr/RISAL)