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Haïti : Filo ou « le temps d’un homme libre »

Par Roody Edmé*

Soumis à AlterPresse le 3 août 2020

Kompè Filo n’est plus ! L’homme de scène, l’animateur de télévision, le journaliste des années de cendre et d’espérance nous a quittés. Il est parti aussi soudainement que discrètement, lui qui a toujours cru dans un monde « invisible ».

L’une des personnalités les plus populaires de ce pays est morte, seul, dans une ambulance le transportant vers un centre hospitalier plus équipé ou plus spécialisé. Nous reviendrons dans un reportage sur nos morts sur « ordonnance », en raison d’un système de santé failli.

Anthony Pascal, de son vrai nom, anima, dans les années 1970-1980, le radio journal le plus écouté du pays. À ses côtés, Liliane Pierre Paul, actuelle cofondatrice de radio Kiskeya. Filo et Liliane formèrent un couple mythique de la radiodiffusion indépendante et progressiste en Haïti. À cette époque, Radio Haïti Inter innovait avec un journal parlé en Créole, qui apportait le monde et son actualité à tout un peuple, qui n’avait pas droit à l’information.

Ses studios, place de l’Hôtel de ville à Port-au-Prince et plus tard à Delmas, devenaient l’épicentre d’un combat sans répit pour la liberté d’expression. Le journal de 9:00 du soir était capté sur Haïti toute entière. Les allusions à peine voilées de Filo et Liliane, à des situations de répression similaires à ce que nous vivions au pays, énervaient les sbires du régime en place.

La marche victorieuse des Sandinistes, depuis les villes de Masaya, Chinandega, et jusqu’ aux portes du tyran à Managua, était largement commentée et résonnait comme une volée de cloches, le carillon de la liberté, dans les villas roses des hauteurs de Pétionville et dans les maisonnettes de nos bourgs les plus reculés.

Les 10 kilowatts de puissance de la bande AM traversaient, non sans difficultés, notre pays montagneux pour atteindre les îles Turques et d’autres territoires des Antilles, où nos migrantes et migrants, calfeutrés dans leurs pauvres logis, buvaient, chaque soir, les paroles d’espoir des deux journalistes.

À la chute du dictateur du Nicaragua, Anastasio Somoza de Bayle, suite à l’assassinat du journaliste indépendant Joachim Chamorro, le journal de 9:00 pm s’illumina de mille feux révolutionnaires. Une phrase subversive s’échappa alors de la bouche de Konpè Filo : Lè bab kanmarad ou pran dife, mete pa w a la tranp. On avait compris de ce parler andaki, comme on dit chez nous, que le présentateur énonçait une sorte de théorie des dominos. Un dictateur qui tombe, en entraînant d’autres dans son sillage. C’était dans l’ère du temps.

Puis vint le tour de Reza Pahlavi, le Shah d’ Iran. Nos deux journalistes s’en donnèrent à cœur joie, commentant, épiloguant, comparant, sans jamais évoquer directement la situation haïtienne. Mais tout le monde avait compris, surtout les officiers de la tristement célèbre Commission d’enquête des Casernes Dessalines, qui comptaient parmi les auditeurs les plus attentifs.

Et puis la machine répressive se mit en branle. Filo et un technicien de la Radio du nom de Masséna furent enlevés par la police politique des Duvalier. Un jour de plein soleil, Filo a donc été arrêté avec son compagnon.

La voix dramatique de Jean Léopold Dominique électrisa alors les ondes pour dénoncer l’arrestation de ses deux employés, et, pendant quelques minutes, la vie s’arrêta. Les gens s’agglutinèrent devant leurs postes de radio. L’effet magnétique fut tel que les deux prisonniers furent tout de suite libérés.

Les officiers de la police politique étaient, cependant, de terribles joueurs d’échec ! L’arrestation de Filo et Masséna ne furent que deux pions dans un jeu plus complexe. La vraie répression allait s’abattre sur la majorité des démocrates, un soir de novembre 1980. Elle débuta en début d’après-midi, avec l’arrestation de Gabriel Hérard, puis de son frère Jean Robert Hérard, de Pierre Clitandre, de Marvel Dandin, et se poursuivra toute la nuit. Une nuit vorace, une nuit des « longs couteaux ».

De nombreux démocrates furent exilés et parmi eux Filo. Et ce fut la saga dans plusieurs villes du monde, de femmes et d’hommes qui avaient rêvé d’un pays.
Les expulsés furent accueillis à Caracas par le cinéaste Arnold Antonin, déjà très connu au Vénézuela dans les milieux universitaires.

Arnold eu l’idée de réaliser un documentaire sur cette vaillante équipe et sur les deux journalistes du regretté journal du soir de Radio Haïti. Ce docu-drama fut appelé « la voix de la liberté ».

Pierre Emmanuel, de la Radio Cpam à Montréal, ancien rédacteur en chef à Radio Haïti Inter, nous a confié sa fascination pour le personnage, qui était, pour lui, comme un grand frère. « Filo était toujours resté collé aux réalités populaires, c’est avec lui que j’ai mieux appréhendé le vodou. Il était un personnage à part, mystique mais surtout maître de lui-même ». Il n’avait de compte à rendre qu’à sa conscience d’homme simple, de « philosophe » de la culture populaire, poursuivit-il.

Filo ce n’était pas une posture, mais un être vrai. Michel Soukar évoque une « âme pure », complètement désintéressée. Il n’en voulait à personne, même pas au bourreau, qui, lors d’un interrogatoire, lui « dévissa » la mâchoire.

Les dernières années de sa vie professionnelle furent consacrées à Télé Ginen. Son humanisme et sa générosité crevèrent l’écran. Son émission sur la domesticité infantile demeure inoubliable.

Il avait, dans sa quête mystique, pardonné à tous ses tortionnaires. Et, en prince de la paix, il croyait, selon Arnold Antonin, que nos malheurs venaient du fait que nous ne nous sommes pas assez pardonnés.

* Éditorialiste, enseignant