Par Susana Viau
Texte originel en Espagnol, publié dans le quotidien argentin Página/12
Traduction en Français pour RISAL par Isabelle Dos Reis
Repris par AlterPresse le 30 mai 2005
Le 30 mai 1961, un guet-apens sur la route et une pluie de balles mirent fin à la longue vie du Bienfaiteur de la patrie. Son corps apparut le jour suivant, dans le coffre d’une voiture. Rafael Leónidas Trujillo Molino ne fut pas enterré sur l’île qu’il a spoliée depuis la plus haute fonction pendant 31 ans, mais à Paris, dans le mélancolique cimetière du Père Lachaise. La République dominicaine ne s’est pas rendu compte du passage violent vers l’autre monde du premier médecin de la République, suprême colosse, génie de la paix, protecteur de tous les ouvriers, premier professeur de la République, père de la nouvelle patrie, héros du travail, restaurateur de l’indépendance économique, premier journaliste, généralissime des forces armées, etcetera, etcetera (selon le magnifique inventaire de Hans Magnus Enzensberger). Le décès fut annoncé à Washington : en fin de compte, Franklin D. Roosevelt avait admis avec un certain cynisme que « Trujillo est un fils de pute, mais c’est notre fils de pute ». Sur l’île caribéenne s’ouvrit une période de chaos et d’affrontements entre gouvernements de pantins et forces anti-impérialistes. La tension atteint son comble en avril 1965 quand des milliers de marines nord-américains envahirent le petit pays pour la troisième fois en moins d’un siècle.
Le serpent à plumes
En 1930, avant même qu’ils n’aient eu le temps de se remettre du terrible cyclone de San Zenón, un malheur encore plus grand s’abattait sur les Dominicains : avec l’appui de l’occupant américain, Trujillo, ex-sergent de la police trapu et semi analphabète, gagnait les élections sans difficulté, et avec des soupçons fondés de fraude : 1.800 votes contre lui, 250.000 en sa faveur. Lors des élections qui se succédèrent au cours de trois décennies suivantes, les scores s’améliorèrent : abstention, zéro ; votes d’opposition, zéro. Au cours de cette période, Rafael Leónidas amassa une fortune incalculable, produit du vol et de succulentes participations dans les principales industries dominicaines. Un geste audacieux, la simulation d’un possible rétablissement de relations avec la Révolution cubaine, fit se hérisser les cheveux de ses protecteurs du Département d’Etat, las des grossières démonstrations de pouvoir de leur pupille, et de ses (grossières) erreurs qui, comme l’attentat raté contre le Vénézuélien Rómulo Betancourt [1], leur avaient causé un énorme problème au sein de l’Organisation des Etats américains (OEA). C’est que l’allié antillais était tel un singe qu’on aurait muni d’un couteau [2] : qui sinon lui pouvait avoir orchestré l’enlèvement, en pleine Cinquième avenue, de Jesús de Galàndez, délégué du gouvernement basque en exil et lié à l’opposition démocratique dominicaine. Galàndez ne réapparut jamais. La terre l’a englouti, ou, peut-être, ce qui amusait le plus le dictateur et son fils Ramfis : les requins. Trujillo, insatiable, s’occupa du pilote américain qui transporta Galàndez, et du pauvre brave dominicain qui le surveilla. On dit que le frère de ce dernier a participé au commando qui fit passer le Bienfaiteur à une vie meilleure. Les Américains, sans doute, avaient guidé la main du vengeur et de celui qui appuya sur la gâchette de la mitrailleuse.
Enzensberger raconte qu’au moment du décès, il y avait en République dominicaine 1.880 monuments en honneur au petit homme au tricorne à plumes, mari d’un nombre incalculable de femmes, père d’une tripotée d’enfants - Flor de Oro et Ramfis furent ses préférés -, oncle d’une infinité de neveux, et client d’une flopée de banques européennes. L’atout de l’élémentaire diplomatie trujillista avait reposé sur la célébrité du playboy Porfirio Rubirosa, le premier des huit maris de Flor de Oro, sa fille aînée, la prunelle de ses yeux. « Rubi », ambassadeur en Argentine en 1938, était bon pour le service extérieur car, selon son beau-père, « les femmes l’adorent, et c’est un menteur ».
Fils d’une grande société
Un pantin de Washington, le conservateur Joaquàn Balaguer, assuma la présidence à la mort de Trujillo. Il n’y resta que le temps d’un soupir : en 1962, il démissionna et se réfugia auprès de la Nonciature. Un autre pion impérial le remplaça, qui appela à des élections en décembre 1962. Du scrutin, piloté par l’Organisation des Etats américains (OEA), sortit vainqueur le Parti révolutionnaire dominicain de Juan Bosch, un professeur au profil social-démocrate qui allait commettre, aux yeux des Etats-Unis, le pire des pêchés : légaliser le Parti communiste. Huit mois après son accession au pouvoir, et en utilisant comme bélier le tautologique général Elias Wessin y Wessin, Washington fut à l’origine de la chute de Bosch. La direction du pays fut assumée par un triumvirat aussi pro-américain que Balaguer, qui s’empressa de faire ses devoirs en reléguant à nouveau dans l’illégalité les communistes et tous les groupes de gauche.
Au nord, la terre aussi tremblait, et laissait à découvert les misères de la nation la plus puissante : en novembre 1963, deux francs-tireurs, bras exécutant du complexe militaro-industriel, faisaient mouche dans la tête et le dos de John F. Kennedy. Le vice-président prit la barre : il s’agissait d’un individu au faible glamour, bien qu’il se vantait de l’inutile record d’avoir été le représentant le plus jeune de l’histoire du Capitole. Le Texan Lyndon B. Johnson poursuivit ce qui avait été entamé par son prédécesseur en se basant sur une stratégie au double standard : l’appel à construire une « grande société », à l’intérieur, et à l’étranger, le renforcement de la « diplomatie des canons ». Quand le 24 avril 1965, l’insurrection « constitutionnaliste », réclamant le retour de Bosch, commença, Johnson crut qu’il avait affaire au diable. « Nous ne tolérerons pas une autre Cuba dans les Caraïbes », dit-il.
Les « constitutionnalistes » étaient un ensemble de militaires et de civils armés sous les ordres du colonel Francisco Caamaño Deño, le grand nom de ces journées. Après une transition fugace, Caamaño assumerait la présidence de la République avec l’aval des députés et sénateurs destitués par le coup d’Etat de 1963. Les échauffourées laissaient, pendant ce temps, un solde de dizaines de morts et de centaines de blessés. Le secrétaire d’Etat nord-américain Dean Rusk envoya un radiogramme à son ambassade, lui ordonnant de soutenir la Junte militaire qui sous les ordres du général de droite Elias Wessin y Wessin s’était installée dans la base de San Isidro. Rusk n’était pas un fonctionnaire de plus à Buenos Aires : son fils David avait épousé l’Argentine Delcia Bence pour le divertissement des chroniques de société de la capitale. Le 28 avril, la Junte militaire de San Isidro fit la demande par écrit à Washington de l’envoi de troupes. « L’autre Roosevelt » - Théodore Roosevelt - n’avait-il pas par hasard établi que les Caraïbes étaient « le lac américain » ?
Les invasions barbares
Sous le sempiternel couvert de protéger la vie et les biens de ses citoyens, les premiers 500 marines débarquèrent à Saint Domingue. Le 29 se joignirent deux bataillons de la 82e division aéroportée. Le bruit des munitions fit rage aux portes de l’OEA. On dit que le président de l’organisation, José Mora Otero, eut une réunion avec Caamaño, au cours de laquelle il lui offrit six millions de dollars pour se rendre et abandonner le pays. La réponse du militaire constitutionnaliste aurait été d’un aussi gros calibre que celui des armes qui lui proposaient d’abandonner. Sur la Place de la révolution, et avec de bons arguments, Fidel Castro fustigea « cette agence de colonies appelée OEA » ; de l’autre côté de l’océan, Charles de Gaulle condamnait l’invasion et exigeait le retrait des troupes.
A la recherche d’une légitimité formelle, les Etats-Unis demandèrent à l’OEA la création d’une force interaméricaine de paix (FIP) pour accompagner son incursion. La proposition fut majoritairement appuyée par les pays membres. En Argentine, « cela faisait longtemps que les forces armées étaient de fermes partisanes de la création d’une force de caractère permanent. En général, tous les appareils militaires d’Amérique latine appuyaient ce projet », raconte l’ambassadeur Lucio Garcàa del Solar, alors représentant argentin aux Nations unies. (...)
A la mi-juin, les marines et la force interaméricaine de paix (FIP) composée par le Honduras, le Nicaragua, le Paraguay, le Brésil et le Costa Rica, occupèrent à coups de feu quelques 30 cuadras de la zone « constitutionnaliste ». Le 3 septembre, Caamaño se rendait devant la foule, sur la place de la Forteresse de Ozama. Deux ans après sa chute, Bosch rentrait dans son pays. Le 23 janvier 1966, Caamaño et sa famille s’envolèrent pour Londres. La Maison blanche et le trujillismo avaient décidé du triomphe électoral de Joaquàn Balaguer sur Juan Bosch. Le professeur, malgré tout, maintenait son avantage à Saint-Domingue. Le 21 septembre 1966, en même temps que l’improbable automne dominicain, les troupes de la FIP considéraient comme terminée leur honteuse mission.
Source : Página/12, www.pagina12web.com.ar/, Buenos Aires, 24-4-05.
Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL) : www.risal.collectifs.net/