Débat
Par Evens Fils, Av.
Soumis à AlterPresse le 27 juillet 2020
Ce mois de juillet 2020 est agité par un conflit terrien emblématique opposant les héritiers Réginald Ludnère Guerrier et Grégory Guerrier à la Mairie de Delmas. Le seize (16) juillet deux mille vingt (2020), à une émission télédiffusée, l’ex-maire Wilson Jeudy a lancé une bombe atomique en déclarant : « Tout tè se pou Leta ». Fier comme un paon pour avoir débité, sans censure, des impropriétés juridiques, son avocat a renchéri en déclenchant une missile nucléaire : « Lwa 2 jen 2006 la, se yon lwa special ki li men m li di kòman commune yo, Mèri yo, majistra yo, kapab fè expropriation…(sic) » (La loi de 2 juin 2006 est une loi spéciale qui détermine la procédure d’expropriation par les communes, les Mairies et les maires… »).
En effet, ce scandale illustre ingénieusement que nous vivons dans une société où la loi est le produit de l’imagination débridée de l’orateur le plus bruyant. Tout cela est dû à une société sans aiguillage, sans arbitrage. Dans les lignes suivantes, je me propose de lancer l’alerte et d’expliquer à tout intéressé, au regard de la loi, que l’ex-maire Wilson Jeudy et son avocat se sont diablement trompés sur les notions juridiques relatives à l’expropriation pour cause d’utilité publique. Même si certains diraient que c’est une pratique séculaire à Delmas, M. Wilson Jeudy en a ainsi bâti son capital politique. En revanche, nous vous démontrerons que la bêtise la plus ancienne, aussi répandue soit-elle, ne puisse changer un principe ou une loi.
Primo, (Tout tè pa tè Leta. Tout tè pa pou Leta) toutes les propriétés foncières n’appartiennent pas à l’Etat. Même le célèbre écrivain Pierre-Joseph Proudhon, un des philosophes préférés de Karl Marx, s’est exprimé avec modération et relativité sur cette question. Historiquement, la déclaration excessive et incendiaire de l’ex-maire était toujours à l’origine des « dechoukay », le règne de l’anarchie ou des grandes dictatures. C’est une vision déréglée de l’organisation de l’Etat qui n’est pas le pourvoyeur de toute chose. Cette tendance inquiétante vise à intensifier l’insécurité foncière en Haïti qui est l’une des causes d’instabilité sociale. Les propriétaires fonciers et la diaspora ont peur d’être dépouillés par l’autoritarisme d’un individu sans contrôle administratif.
Au fait, la propriété est posée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 comme un droit naturel et inaliénable de l’Homme. L’article 36 de la Constitution de 1987 amendée dispose impérieusement : « La propriété privée est reconnue et garantie ». Alors, pourquoi un maire crie-t-il à tue-tête sur les toits de l’Hôtel de ville de Delmas : « Toutes les propriétés foncières appartiennent à l’Etat » ? Puisqu’il représente l’Etat qui est une fiction juridique, donc, par ricochet, toutes les terres lui appartiennent. Que Wilson Jeudy cesse d’assimiler ses prétentions tumultueuses aux lois de la République. A l’exception de Wilson Jeudy dans sa vision césarienne de l’Etat, l’Etat reconnaît que toutes les terres ne lui appartiennent pas. La propriété privée ou la propriété qui appartient en propre à un individu correspond au droit d’user, de jouir et de disposer d’une chose de manière propre, exclusive et absolue sous les restrictions établies par la loi.
Secundo, une mairie ne peut point déclarer un bien d’utilité publique. La mairie ne peut non plus exproprier un propriétaire d’immeuble. Une mairie n’est pas une autorité d’expropriation. Même l’hypothèse d’un occupant sans titre de propriété n’autorise pas la mairie à exproprier. L’ expropriation est une procédure permettant à l’administration, dans un but d’intérêt public, de contraindre une personne à lui céder un bien, moyennant une indemnité, ou à le céder à une autre personne. L’ex-maire Wilson Jeudy a mésinterprété les articles 198 et 199 du décret du 2 juin 2006. Ces articles ne confèrent point le droit à une mairie d’exproprier. Par un artifice intéressé, l’ex-maire a interchangé les verbes « approprier » et « exproprier ». « Approprier (s) » n’est pas « exproprier ».
L’article 198 dudit décret confère le droit à une mairie de s’approprier des biens immobiliers. C’est-à-dire, à l’instar de toute personne morale dont le patrimoine est distinct de celui de l’Etat, la commune peut acquérir des biens propres qu’elle peut vendre, aliéner. Toute la difficulté juridique réside dans la voie par laquelle une mairie peut s’approprier un bien. Et la voie par laquelle la mairie peut s’approprier un bien, aux termes des articles 198, 199 du décret de 2 juin 2006, est l’expropriation.
A présent, pour s’affranchir de cette brutale confusion juridique qui ligote les esprits, posons la question suivante : C’est clair que la mairie peut s’approprier par voie d’expropriation, mais qui peut exproprier ? Article premier : L’expropriation pour cause d’utilité publique s’opère par autorité de justice. (Loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique (Le Moniteur du 27 Août 1904). Article 2 de la Loi du 5 Aout 1901 : « Les Tribunaux ne peuvent prononcer l’expropriation qu’autant que l’utilité en a été constatée et déclarée dans les formes prescrites par la présente loi ». La Constitution de 1987 en son article 36.1 martèle : « L’expropriation pour cause d’utilité publique peut avoir lieu moyennant le paiement ou la consignation ordonnée par Justice aux ordres de qui de droit, d’une juste et préalable indemnité fixée à dire d’expert ».
Au fait, bien que nous traitions de l’expropriation pour cause d’utilité publique en un tout. Il sied de souligner que l’utilité publique se distingue de l’expropriation. Car il peut y avoir déclaration d’utilité publique sans expropriation. Dans ce cas, qui peut déclarer un immeuble d’utilité publique sans expropriation ? Article premier de la Loi du 8 Juillet 1921 : « Le Président de la République est autorisé à déclarer d’utilité publique, (1) Les travaux de l’Etat en régie ou concédés ayant un caractère d’intérêt général et les travaux des autres établissements publics, notamment ceux des Communes ayant un caractère d’intérêt local… » .
En effet, il existe deux méthodes d’expropriation : premièrement, l’amiable qui est consacrée par un accord assorti de juste indemnité. Cet accord vaut vente définitive et met fin à toute procédure entre l’Etat et les parties ; deuxièmement, décision judiciaire en cas de désaccord entre l’exproprié et l’expropriant (présumé) ; le tout, suivant les prescriptions de l’article 5 de la loi du 5 septembre 1979 sur l’expropriation pour cause d’utilité publique qui en détermine les conditions : « La procédure d’expropriation pour cause de travaux d’utilité publique et d’intérêt général s’opère en deux phases, la première, de caractère purement administratif, a lieu par voie amiable. En cas d’échec de cette conciliation préalable et obligatoire, elle devient contentieuse à la seconde ». En outre, l’article 36.2 de la Constitution de 1987 amendée, en son 2e alinéa, dispose : « Nul ne peut être privé de son droit légitime de propriété qu’en vertu d’un jugement rendu par un Tribunal de droit commun passé en force de chose souverainement jugée, sauf dans le cadre d’une réforme agraire ». Pour ainsi dire, la mairie ne peut pas déguerpir un citoyen de sa propriété avant un jugement. Sans oublier, pour qu’une mairie prenne part à une procédure d’expropriation (et non pour en décider), il faut une résolution de l’Assemblée (municipale) et une requête soumise au Conseil Départemental, art. 198, 200 du décret du 2 juin 2006, art. 67 de la Constitution. Existe-t-il une Assemblée municipale ou un Conseil Départemental en Haïti à l’heure actuelle ? Non. Où est la résolution de l’Assemblée (municipale), puis la requête soumise au Conseil Départemental ; ou du moins, le sieur Wilson Jeudy se propose-t-il, dans son empressement, de suppléer au vide juridique par sa volonté souveraine ? Sans toutefois évoquer la Constitution de 1987 amendée qui, en son article 74, a enlevé aux communes le droit de gestionnaire privilégié des biens fonciers de l’Etat pour faire d’elles de simples surveillantes.
Qu’adviendra-t-il donc si une personne n’a pas été expropriée par son consentement assorti d’indemnité ou par un jugement ? L’article 32 de cette même loi est tranchante : « Toute occupation abusive ou arbitraire d’une propriété bâtie ou non sans contrat exprès et valable ou un jugement, tous travaux entrepris dans ces mêmes lieux sans l’autorité de la loi ou d’un contrat constituent une expropriation arbitraire justiciable du tribunal de police correctionnelle, punissables d’un emprisonnement de trois (3) mois à un an ».
Fort de l’examen des articles suscités, que chacun comprenne : dès que la Mairie de Delmas convoite un immeuble, celui-ci ne lui appartient pas d’office. Quelle simplicité grotesque ! Quel néo-despotisme de voir un Mairie s’approprier un immeuble sans procédure nationale d’expropriation ! Une Mairie peut être partie demanderesse en expropriation. Elle peut y prendre part. Si l’expropriation est prononcée par l’autorité compétente, elle deviendra bénéficiaire, propriétaire du bien exproprié. Ainsi, elle se l’approprie par voie d’expropriation. La Mairie de Delmas, en matière d’expropriation, ne peut pas être juge et partie à la fois. Au lieu de se dresser en juge, la procédure nationale d’expropriation, en son article 17 de la Loi du 5 septembre 1979, fait du Maire le représentant légal de toute personne empêchée à l’audience d’évaluation du montant de l’indemnité ou du dédommagement.
Rappelons que la procédure d’expropriation est soumise à des conditions. Par exemple, au terme de l’article 36.1 de la Constitution, il existe un préalable à la procédure d’expropriation : l’indemnité. Cette indemnité n’est pas une promesse, ni une proposition. Mais l’acceptation de plein gré d’une juste somme d’argent par l’exproprié. Sans ce préalable, le bénéficiaire de l’expropriation ou l’expropriant ne peut point jouir de la propriété expropriée. Tant qu’il n’a pas été indemnisé par la personne publique, l’exproprié conserve la jouissance du bien. Sauf en cas d’échec de la conciliation dûment transcrit dans un procès-verbal de non-conciliation transmis au Ministre de la Justice avec mention du montant accordé par l’ordonnance du Doyen et disponible à la Banque de la République d’Haïti, il peut y avoir occupation provisoire par l’expropriant.
Par ailleurs, qu’en est-il de l’article 201 du décret du 2 juin 2006 qui mentionne un arrêté d’expropriation ? Effectivement, une Mairie peut prendre un arrêté d’expropriation lorsque toutes les formalités auront été remplies, c’est-à- dire, la procédure nationale en expropriation aura été mise en œuvre et aura abouti, soit à l’amiable, soit au contentieux (l’affaire ayant été portée au tribunal en cas de contestation). A ce moment, il revient à la mairie d’annoncer cette décision aux habitants de sa commune (par exemple : le prix payé à chaque intéressé, non le prix proposé) par un arrêté d’expropriation.
D’ailleurs, il n’existe nulle part dans la législation haïtienne une procédure locale déterminant l’expropriation en faveur de la Mairie. La procédure en expropriation est une procédure exclusivement nationale (Loi sur l’expropriation pour cause d’utilité publique du 27 Août 1904 ; Loi du 5 septembre 1979, Art. 199 du décret du 2 juin 2006). A ce point, les directeurs Morlan Miradin et Raymond Michel de la DGI se sont déjà prononcés et ont fixé, au regard de la loi, les limites d’une mairie en matière d’expropriation qui, soutiennent-ils, relève d’une procédure nationale engagée par l’Etat central.
Au demeurant, l’erreur interprétative de M. Wilson Jeudy ne lui enlève pas ses honneurs. Son bilan administratif aurait été considérable pour plus d’un. Son combat pour l’effectivité de l’autonomie des communes parait légitime. Relativement, nous l’admettons. Moi personnellement, à bien des égards, j’apprécie fort bien le dynamisme de M. Wilson Jeudy. Mais celui-ci doit allier à sa fougue la précision juridique, la justesse des lois et le respect scrupuleux des droits des habitants de Delmas ; ce qui aurait fait de lui un leader exceptionnel. Néanmoins, s’il ne se détourne pas de sa voie arbitraire, ses prouesses se transformeront en détresse. Car le bien qu’on fait ne nous dispense pas du mal qu’on doit éviter. Le règne de l’impunité touchera à sa fin lorsque les élus et les hauts fonctionnaires pourront comparaitre par devant les tribunaux pour les violations, aussi minimes fussent-elles, dont ils ont été l’auteur. En démocratie, seule la loi est souveraine. M. Wilson Jeudy est un justiciable comme le commun des mortels. Il doit être circonspect pour que ses initiatives ne frisent pas la tyrannie. Sinon, sa renommée, aussi noble soit-elle, aura été vaine et vaporeuse. Car seule la fin justifie les moyens.
Ouanaminthe, le 24 juillet 2020.
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