Position des organisations féministes sur le Conseil électoral provisoire (Cep)
Cette note est la version finale d’un document de travail qui a été fuité dans les média. Nous assumons notre positionnement qui analyse, dans différentes dimensions, la conjoncture et notamment la crise du Cep.
Les organisations féministes soussignées sont alarmées par le contexte de crise nationale en général. Une crise multidimensionnelle qui perdure depuis plusieurs années au cours desquelles les problèmes s’accumulent sans autre solution que des fuites en avant. Les féministes sont aussi interpelées par la crise qui secoue actuellement le Cep et qui s’inscrit dans cette spirale de problèmes qui affaiblissent les institutions et l’État lui-même, et pénalisent lourdement les populations. Cette crise motive la présente prise de position.
Pour rappel, la constitution en mars 2016 d’un nouveau Collège de conseillères et conseillers électoraux a fait suite à un accord politique. Le mécanisme de désignation des membres du Collège s’est basé sur la participation de divers secteurs organisés de la société (organisations de femmes et de droits humains, média, secteur des affaires, secteurs religieux catholique et protestant, vodou et paysannerie, syndicats, université).
Après les élections de 2016 un projet de loi électorale a été élaboré en 2018, mais n’a pas été voté par le parlement. Une longue parenthèse s’ouvre alors, marquée par une suite de crises aiguës (mobilisation PetroCaribe, peyi lòk /pays verrouillé et pandémie Covid-19), mais surtout par l’absence des élections qui devaient renouveler des institutions clé de l’État, dont le parlement et les collectivités locales. La non-tenue des élections en 2019 est un constat lourd de conséquences :
• Le pouvoir exécutif prétend se doter des pleins pouvoirs.
• La fonction législative est substituée par une politique de décrets et les collectivités locales sont transformées en agent.e.s de l’exécutif.
• En avril 2019, sans aucune référence légale, une opération contestée dite « Dermalog », confie à l’Office national d’identification (Oni) la mission d’émettre une nouvelle carte d’identité.
C’est dans ce contexte de multiples accrocs à la légalité et au fonctionnement normal des institutions que, le 20 avril 2020, l’Exécutif demande au Cep de préparer un avant-projet de décret électoral. Le 3 juillet 2020, survient la démission du conseiller Jean-Simon SAINT-HUBERT, après concertation avec le secteur des droits humains qui l’avait désigné.
Sur la base de ces considérations, les soussignées ont adopté le positionnement suivant.
1. Concernant l’institution Cep, deux questions fondamentales se posent.
a) Quel est le statut légal du Collège des conseillères et conseillers aujourd’hui ?
• Son mandat, élargi en mai 2016 pour le renouvellement du tiers du sénat et de tous les autres postes vacants, devrait théoriquement prendre fin avec la mise en place d’un Cep permanent.
• Le Cep, institution constitutionnellement indépendante, a un mandat et est régi par des lois et règlements. Toute demande de l’Exécutif —ou de tout autre secteur— est tributaire de ce mandat et de ces règlements, en particulier en ce qui a trait au calendrier et au registre électoral.
• L’existence et le rôle du Collège des conseillères et conseillers n’ont pas été remis en cause jusqu’au début du mois de juillet 2020, suite à la démission d’un membre.
b) Le Cep est-il en condition de remplir son mandat ?
Ici entrent en ligne de compte des éléments proprement politiques du contexte de réalisation du mandat. Entre autres :
• La situation sécuritaire alarmante, avec la prolifération des gangs armés partout sur le territoire et leurs multiples exactions ;
• Les dérives autoritaires du gouvernement, avec la répression, la violation des droits et libertés fondamentales ;
• La crise sanitaire ouverte avec la pandémie Covid-19.
2. Techniquement, il faut souligner l’absence des prérequis à l’organisation des élections.
• Concernant le registre électoral, on peut douter des capacités de l’Oni à délivrer le nombre de cartes d’identité nécessaires dans les délais requis. Ce qui signifie l’exclusion d’une partie de l’électorat et, par conséquent, un déni des droits politiques des citoyennes et citoyens. De plus, les conditions réglementaires pour l’organisation des différentes étapes de la campagne électorale doivent également être établies et la question de la sécurité doit être posée pour son déroulement.
• Par conséquent, si à terme des élections doivent bien être organisées, pour une remise en ordre de nos institutions et de l’État, ces élections ne sont pas actuellement possibles et certainement pas à tout prix.
3. En siégeant dans une institution d’État indépendante, les conseillères et conseillers électoraux ne défendent pas les intérêts d’un groupe particulier, mais représentent la nation et apportent dans l’instance leur sensibilité sociale particulière. A ce titre, les conseillères et conseillers sont autonomes par rapport aux secteurs qui ont participé à leur désignation et vis-à-vis de tout autre secteur.
• Aussi, la décision de démissionner ou de rester au Cep est-elle de la seule responsabilité des membres.
• Cependant, à notre avis, une démission individuelle est de nature à contribuer à l’affaiblissement de l’institution elle-même, en lui enlevant des appuis utiles à la préservation de son indépendance et en favorisant des remises en question de façon hasardeuse. Or, le dysfonctionnement et l’affaiblissement continus des institutions sont des préoccupations majeures et concernent le futur de la nation.
4. Toutefois, il est clair que l’équipe au pouvoir a fermé ou réduit au maximum les espaces d’autonomie et même tout simplement de fonctionnement des principales institutions de l’État et cherche aussi à mettre les institutions indépendantes en coupe réglée. Dans ces conditions, un retrait —collectif ou individuel— des membres du Cep revêt une signification politique, au regard aussi bien de ses conséquences immédiates (inféodation au pouvoir ou désertion d’un espace qui sera sans doute immédiatement comblé) que de ses implications institutionnelles à plus long terme.
5. C’est en appréciation de ce contexte de tous les dangers que les féministes signataires dénoncent les velléités de vassalisation des institutions de l’État, et du Cep en particulier. En ce sens, nous réprouvons la démarche du Président de la République qui demande aux secteurs ayant contribué à la désignation des membres de l’actuel Cep de confirmer ou non ces derniers, ou de désigner de nouvelles personnalités. La composition du Conseil provisoire a toujours résulté de consultations, faute de constitution du Cep permanent. La démarche pressante du Président, envers chaque secteur séparément, relève clairement d’une inacceptable volonté de mainmise. Face à ce constat, il revient aux membres du Cep d’assumer leurs responsabilités patriotiques.
Port-au-Prince, le 23 juillet 2020.
Pour authentification : Danièle Magloire, Kay Fanm
Les signataires
1. Kay Fanm
2. Solidarite Fanm Ayisyèn (Sofa), Sabine Lamour, Coordonnatrice générale
3. Asosyasyon Fanm Solèy d Ayiti (Afasda), Elvire Eugène, Directrice exécutive
4. Fanm Deside ; Marie-Ange Noël, Coordonnatrice
5. Rezo fanm nan radyo kominotè ayisyen (Refraka), Marie Guyrleine Justin, Directrice exécutive
6. Fondation Toya ; Nadine Louis, Vice-présidente
7. Groupe d’appui au développement du Sud (Gades), Rose Getchine Lima, Directrice
8. Sabine Manigat, féministe indépendante.