Par Ilionor LOUIS*
Soumis à AlterPresse le 24 mai 2020
« …L’Université haïtienne, les publiques et les centaines d’institutions privées, n’est dans aucune course, ne relève aucun défi, n’est au service d’aucune cause. Ne défend rien. Il y a dix ans, le séisme. On attend encore des propositions de l’université sur la reconstruction. Sur le choléra et l’hygiène. On attend encore ses projets sur l’eau et l’assainissement. Sur nos dérives politiques ou législatives on attend encore les études sérieuses…l’université et l’État sont en faillite. Parce que l’université n’a pas de finalité, ni de but, ni de projet en Haïti et parce que l’État ne pourra jamais se remettre en question de par lui-même ».
Frantz Duval [1]
Quand j’ai lu ces propos de l’éditorialiste du Nouvelliste, je me suis dit qu’il a peut-être raison. Surtout quand je considère ce que d’autres auteurs ont écrit sur l’Université d’État d’Haïti (Ueh). En effet, les universités haïtiennes comptent 60 000 étudiants. Elles sont au nombre de 200 dont la plupart ne font qu’abuser de ce titre. La majorité d’entre elles sont des centres universitaires privés. La plus grande et la plus ancienne est l’Université d’État d’Haïti qui compte entre treize à quinze mille étudiants [2]. Ils étudient dans des conditions difficiles. Rares sont les étudiants haïtiens qui possèdent un ordinateur [3]. Les familles de la majorité des étudiants sont encore plus rares à disposer d’un poste.
L’Université haïtienne se trouve dans une impasse, notamment après le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Cette impasse se caractérise par les mauvaises conditions de travail des professeurs, l’indisponibilité de fonds pour la recherche scientifique, l’absence de régulation de l’université en Haïti, entre autres [4].
Véronique Soulié cite l’exemple de la Faculté de Droit des Gonaïves qui compte « 1500 étudiants, répartis en Comptabilité, Gestion, Études d’infirmières et Sciences de l’éducation, elle ne salarie qu’une vingtaine de profs. Tous les autres sont des vacataires, recrutés sur des critères assez flous et payés au lance-pierres [5] ».
Se penchant sur la situation des étudiants dans des universités en Haïti, Candice se pose la question à savoir : « être étudiant en Haïti : quelles conditions de vie ? ». Il poursuit son questionnement : « que signifie être étudiant dans l’un des pays les plus pauvres du Monde ? Il affirme qu’en « Haïti, les étudiants vivent dans un manque de moyens permanent, surtout depuis le tremblement de terre de 2010 [6] ».
L’auteur ne donne pas de réponse à la question dans le bref article publié sur le site, mais il suffit simplement, à ceux qui connaissent les établissements universitaires haïtiens, de faire une visite pour observer les conditions dans lesquelles les étudiants sont en train de préparer leur avenir : surpopulation d’étudiants dans des salles déjà inappropriées, absence ou précarité de bibliothèque, chaleur suffocante, en été, toilettes en mauvais état, pénurie ou absence d’eau, entre autres.
Marc Mahuzier [7], analysant les conditions de vie des étudiants en Haïti, parle de « difficile condition d’étudiant en Haïti ». Il se pose à peu près la même question que Candice : « Comment arrive-t-on à faire des études quand on est fils de paysan en Haïti, un des pays les plus pauvres au monde ? Les étudiants, affirme Mahuzier, ne disposent pas d’ordinateur personnel. Un des étudiants cités par l’auteur, affirme ceci : « Pratiquement, personne n’a d’ordinateur personnel. Quand on veut aller sur Internet, il faut payer vingt-cinq gourdes (0,50 €) de l’heure dans un cybercafé ». C’est cher ! Après leur formation, ils n’obtiennent pas leur diplôme, à l’Université des Gonaïves qui est une extension de l’Université d’État d’Haïti. Un étudiant est allé jusqu’à dire qu’ils n’ont rien.
Qu’en est-il des Universités Publiques de Région ? Le 30 juillet 2006, Gabriel Bien-Aimé, Ministre de l’éducation nationale et de la formation professionnelle, sous le gouvernement de Jacques Édouard Alexis et René Préval, signe une circulaire visant à créer une université publique dans chaque département géographique du pays. Par cette décision ministérielle, les autorités entendaient décentraliser l’enseignement supérieur public. Cette décision est conforme à l’article 211-1 de la constitution de 1987 [8]. Ces universités accueillent « 8 000 étudiants, 445 chargés de cours et 33 professeurs à temps plein dans neuf départements géographiques du pays, excepté celui de l’Ouest où l’Université d’État d’Haïti (Ueh) est principalement implantée depuis longtemps » L’idée de la création de ces universités a été prise dans un contexte précis caractérisé par trois constats de Creutzer Mathurin repris par Yves Voltaire dans son étude sur l’état des lieux de l’enseignement supérieur en Haïti. [9]
Selon Pierre-Michel Laguerre [10], des Universités publiques en région (Upr) ne bénéficient pas d’état civil en bonne et due forme mais s’imposent quand même chaque jour davantage comme une nécessité sociopolitique et un facteur déterminant de l’égalité des chances pour des milliers de jeune en quête d’éducation. L’Université d’État d’Haïti est incapable d’absorber la demande des jeunes bacheliers. Ainsi, des milliers de jeunes quittent le pays chaque année pour aller étudier à l’étranger notamment en République Dominicaine. En référence à Brafman, il affirme que : « les familles aisées d’Haïti préfèrent envoyer leurs enfants en République Dominicaine, aux États-Unis, au Canada ou en Europe. Pour les autres, deux solutions : l’Université d’État d’Haïti (Ueh), le plus grand établissement public d’enseignement supérieur du pays, mais le nombre de places est limité ».
La massification de l’éducation est en hausse en Haïti. La réforme Bernard de la fin des années 1970 constitue le début de la démocratisation et de la massification de l’éducation en Haïti, selon lui. Il y avait auparavant ce qu’il appelle un double apartheid dans le système éducatif en Haïti. Deux secteurs d’enseignement coexistaient dans le système : le secteur rural et le secteur urbain. Ensuite, la langue créole à côté du français. L’école s’est unifiée avec l’officialisation de la langue créole hissée au même niveau que le français. Cela contribua à la croissance de l’éducation qui passe de 22% à 42% au début de la réforme en 1982. Quelle est la situation des Upr par rapport à l’Ueh ? Yves Voltaire [11] distingue trois visions desquelles on pourrait choisir l’une ou l’autre : premièrement, la construction « d’une méga-université d’État » comprenant plusieurs campus dans les régions communément appelées province. Deuxièmement, la constitution « de deux réseaux autonomes avec des missions complémentaires » comme cela existe dans d’autres pays tels que les États-Unis. Dans ce sens, le premier serait orienté vers la recherche tandis que le second serait « consacré à la formation professionnelle supérieure de courte durée pour des emplois dans les entreprises publiques et privées ». Selon Voltaire, financièrement, on ne peut pas soutenir cette orientation en Haïti. Troisièmement, la vision d’un réseau universitaire décentralisé et unifié qui intègre une université autonome dans un nombre restreint de régions dans chaque département géographique [12]. Il faut s’interroger alors sur le nombre d’universités autonomes qu’il faudrait dans le pays.
En référence à ce qu’affirment les auteurs dans cette mise en contexte, on peut déduire deux types de difficultés auxquelles sont confrontés les étudiants : les premières sont liées à leurs conditions de vie au quotidien c’est-à-dire comment ils mangent, dorment, se déplacent pour se rendre aux cours. Tandis que les secondes concernent plutôt les conditions d’études et de travail dans les centres universitaires : il n’y a pas assez de siège, très souvent, pas de bibliothèque ni de laboratoire, ceux qui possèdent un ordinateur sont rares. Même les copies sont difficiles à reproduire. Cela concerne tout le pays.
Ce que la critique ne sait pas, ou a omis de dire : éléments pour une critique de la critique
Plusieurs éléments manquent dans la critique de l’université haïtienne : premièrement, l’absence de contexte du constat de faillite de cette université. La faillite d’une institution est un constat objectif. En tant que tel, elle a une histoire. Or, les propos de l’éditorialiste ne nous permettent pas de retracer le contexte de faillite de notre système universitaire. L’université haïtienne a-t-elle toujours été en faillite ? Sinon, quand et comment a commencé cette faillite ? Deuxièmement, la spécificité du cas haïtien par rapport aux autres cas. Je présume que l’université n’est pas en faillite seulement en Haïti. Alors, on m’objectera que les propos de l’éditorialiste ne concernaient qu’Haïti. Si nous partons du principe scientifique que les phénomènes physiques et sociaux ne sont jamais isolés, nous pouvons faire l’hypothèse d’une corrélation de la faillite de notre université avec d’autres facteurs que l’auteur ne prend pas en compte. Par exemple, la marchandisation de l’enseignement supérieur associée à l’incapacité ou le refus même des classes dominantes haïtiennes de créer de bonnes universités ; de telle sorte qu’on ne puisse se limiter à parler simplement de faillite de l’État mais aussi de celle des classes dominantes du pays. Pour moi, il s’agit là d’une spécificité même du cas haïtien que la critique a omis de dire. Troisièmement, la critique met toutes les institutions universitaires dans un même panier (publiques et privées), comme si elles disposaient toutes des mêmes ressources, occupant ainsi les mêmes positions. Je pense que c’est une erreur de jugement. L’université haïtienne est un champ constitué de différents types d’institutions dotées de ressources différenciées, inégalement réparties, ce qui n’autorise pas à les placer toutes dans un même contenant. Sans vouloir les citer, certaines universités haïtiennes, même avec peu de ressources, ont produit des études sérieuses dans le domaine des sciences agronomiques, des sciences humaines et sociales. La plupart de nos brillants intellectuels ont été formés à l’Université d’État d’Haïti (ça, je peux me permettre de le citer). Dans la majorité des institutions publiques et privées (notamment dans le privé), on trouve quand même des cadres formés dans des universités publiques et privées du pays. Certes, cela ne suffit pas pour dire que nous avons un système universitaire efficace, capable de répondre aux exigences des catastrophes qui s’abattent sur nous ou d’inventer de nouvelles théories. Ce n’est pas une raison pour affirmer que l’université haïtienne est sans cause, sans objectif. Dire de cette université qu’elle n’a pas de but est, pour moi, une demi-vérité. Aucune institution n’est créée sans un but. C’est d’ailleurs ce qui justifie sa création. Il y a une énorme différence entre ne pas avoir de politique et ne pas disposer des moyens de sa politique.
Mercantilisation de l’enseignement supérieur
Par rapport au constat de faillite de l’université haïtienne, nous assistons à une sorte de mercantilisme [13] ou la marchandisation de la connaissance. Transposé au champ universitaire haïtien, on dirait du mercantilisme qu’il est une stratégie commerciale de la part des membres des élites haïtiennes qui visent à transformer les titres et diplômes universitaires en produits vendables argent-comptant, peu importe leur qualité. Cette stratégie est conforme à l’idéologie dominante de la régulation des problèmes sociaux par la main invisible du marché. Le champ universitaire est devenu un marché où les étudiants sont les consommateurs de savoirs et de diplômes généralement inadéquats voire non conformes à la réalité haïtienne. Quant aux professeurs, ils sont les intrants destinés à produire et à distribuer à qui peut les acheter des savoirs. Les patrons, en d’autres termes, certains propriétaires de centres universitaires, comme tout propriétaire d’usine et de « factory » cherchent à tirer le plus de profit possible en inventant toutes sortes de stratégies : les reprises payantes et payées, le paiement à l’avance de l’année universitaire ou du semestre sans possibilité de remboursement si l’étudiant ou l’étudiante tombe malade et ne peut pas continuer, la surenchère des frais d’entrée ; les graduations ou cérémonies de collation de diplôme. La formation universitaire s’est transformée en un marché dont l’accès est déterminé uniquement par la quantité de capital dont on dispose. Ceci échappe à tout contrôle de l’État.
Mais cela ne se limite pas qu’à Haïti. Ce qui me conduit à ma deuxième considération. Il se produit autant au Nord qu’au Sud, sous la pression d’un environnement économique concurrentiel et imprévisible, une situation qui pousse les universités à plus de flexibilité, plus d’instrumentalisation au service du néolibéralisme [14]. Selon Nico Hirtt, nous sommes en train d’assister aujourd’hui à la transformation de l’enseignement supérieur de masse en marchandise, ce qui provoque des disparités entre les élites mondialisées et les populations marginalisées. Il s’est introduit dans le contexte actuel tout un nouveau vocabulaire dans les systèmes éducatifs du monde capitaliste globalisé : « décentralisations, déréglementations, autonomie croissante des établissements scolaires, allègement et dérégulation des programmes, « approche par les compétences », diminution du nombre d’heures de cours pour les élèves, partenariats avec le monde de l’entreprise, introduction massive des TIC, stimulation de l’enseignement privé et payant [15] ». Il ne s’agit pas là de simples décisions d’un ministre de l’éducation nationale ou d’un chef de gouvernement. Ce n’est pas non plus un hasard. Il y a similitude des politiques éducatives menées dans l’ensemble du monde capitaliste globalisé laquelle similitude est due à l’existence de puissants déterminants communs à l’origine de ces politiques. Pour reprendre les propos de Nico Hirtt, « La marchandisation de l’enseignement marque une nouvelle étape historique dans un mouvement qui s’étale sur plus d’un siècle : le glissement progressif de l’École, depuis la sphère idéologico-politique vers la sphère économique ; de la « superstructure » vers « l’infrastructure », pourrait-on dire dans le jargon marxiste [16].
Edgardo Lander [17], dans son texte intitulé "réflexion latino-américaine sur l’université" parle de la « connaissance hégémonique et de l’ordre libéral dominant ». Selon lui, par le passé, les universités latino-américaines constituaient la force critique du système capitaliste, mais aujourd’hui elles semblent s’aligner sur la pensée dominante, contribuant à la légitimation du système économique néolibéral. Dans la même perspective, John Saxe-Fernandez dit que l’ensemble du système de l’enseignement supérieur en Amérique latine est l’objet d’une attaque systématique sur ses anciennes fondations et sa tradition de liberté de l’enseignement et de la recherche. Selon l’auteur, l’autonomie, qui est à la base de l’approche humaniste caractérisant l’université classique, a été condamnée notamment par la Banque mondiale et des intérêts privés. Les thèses de l’accumulation du capital se trouvent au cœur des définitions de la recherche et de l’enseignement favorisant l’exploitation des chercheurs et des universitaires dans des pays du Sud [18].
Dans des pays d’Afrique, la mondialisation a des conséquences désastreuses, selon Joseph Amougou [19] affirmant que dans l’université en Afrique le spectre transculturel du capitalisme occidental tend à se développer et se répandre à travers la marchandisation de la culture et de la connaissance, la privatisation de l’éducation, l’uniformisation des comportements, le développement d’une rationalité instrumentale.
Dans un autre contexte, Michel Freitag [20], dans ses travaux sur l’université, parle de « naufrage de l’université ». L’université a concentré, en ses termes, ses missions sur des priorités du marché à partir d’un triple processus : la transformation de la recherche dans le champ universitaire ; la pénétration au fur et à mesure d’un nouveau langage centré sur la gestion et l’efficacité et une accentuation de la spécialisation basée sur l’interdisciplinarité.
« La recherche cesse d’être un outil épistémologique de la connaissance d’une réalité autonome ; elle est devenue la méthode de l’opérateur essentiel de la même opération de la vie sociale, et ce mode de fonctionnement est la méthode immédiatement la dissolution de toutes les références culturelles et politiques, idéologiques et juridiques, ce qui permet l’action humaine orientée de manière significative dans un monde commun reconnaissable a priori [21] ».
Freitag présente les conditions de la recherche à l’université dans le contexte d’une économie néolibérale triomphante où le marché prétend étendre son influence. Dans ce sens, une oligarchie économique pourrait profiter de la dépréciation de la recherche scientifique pour occuper des espaces de plus en plus importants à l’Université.
Incapacité de l’État et refus des classes dominantes d’investir dans l’université et la recherche : la spécificité du cas haïtien
En Haïti, il n’y a même pas assez de place pour répondre à la demande d’accès à l’université. Jusqu’à la création de l’Université de Limonade, l’Université d’État d’Haïti (Ueh) n’était en mesure d’accueillir que 4000 diplômés du bac par an, tandis que chaque année des dizaines de milliers de jeunes se cherchent une place à l’Université publique. En effet, de 2009 à 2014, environ 150 000 jeunes ont terminé leurs études classiques et devaient rentrer soit à l’université soit à des écoles techniques et professionnelles. Combien d’entre eux ont pu trouver effectivement une place à l’Université d’État d’Haïti (Ueh) et dans les Universités publiques en région ou dans des centres techniques et professionnels publics ? Combien sont-ils à pouvoir s’acheter une place dans les universités privées ? Les données permettant de répondre à ces questions ne sont pas disponibles. Somme toute, la demande est considérable mais le marché n’arrive pas à l’absorber. Dans ce cas, nos jeunes se tournent vers la République Dominicaine.
Le constat est que la bourgeoisie haïtienne, du fait même d’être ce qu’elle est : une bourgeoisie « compradore » n’est pas suffisamment éclairée pour investir dans l’enseignement supérieur et la recherche. C’est tout à fait le contraire dans d’autres pays notamment en République Dominicaine, au Mexique et au Chili. Dans le cas haïtien (en cela, je suis d’accord avec la critique), c’est la faillite. Il n’y a pas d’investissement dans la recherche autant dans le public que dans le privé. Cela ne veut pas dire que s’il y en avait, cela améliorerait nécessairement la situation des masses ou de toute la population en général. La recherche, quand elle est bien pensée, mise au service de la collectivité, peut aider au progrès de l’humanité. Mais, si elle est appropriée par des oligarques ou des multinationales, peu importe son niveau de développement, elle ne servira que des intérêts privés. Par exemple, dans le domaine de la médecine, les transplantations cardiaques constituent une avancée considérable. Mais quand la santé passe du statut de droit humain à celui de marchandise au plus offrant, les transplantations cardiaques ne représentent un progrès en sciences médicales que pour les nantis. La critique parle des attentes vis-à-vis de l’université haïtienne sur le choléra qui a tué des milliers de citoyens et de citoyennes. Elle évoque également le cas de la Covid-19. Les attentes seraient comblées si, d’une part, l’État décidait de consacrer un pourcentage important du Produit Intérieur Brut (PIB) à la technologie et à la recherche. Il y aurait alors des fonds de recherche. Les chercheurs dans tous les domaines soumettraient des projets de recherche pour à la fois faire avancer les connaissances et répondre aux demandes de la société. Certainement, ce n’est pas ce régime au pouvoir qui va prendre une telle initiative. Dans le pire des cas, les classes dominantes, pourraient, si elles y voyaient un moyen d’accumuler plus de capitaux, investir dans la recherche sur des médicaments ou même un vaccin afin de combler les attentes. Je suis pessimiste quant à la possibilité que cela puisse améliorer la situation de la population. Seuls en bénéficieraient ceux qui disposaient de moyens financiers pour acheter les produits.
Les attitudes et mentalités des individus des classes moyennes aisées et de la bourgeoisie commerciale haïtiennes consistent à envoyer leurs enfants poursuivre des études à l’étranger notamment en France, au Canada et aux États-Unis. La plupart des étudiants issus des classes populaires, paysannes et de la frange de classe moyenne basse, par l’obtention de bourses d’étude, arrivent aussi à dégoter un diplôme de deuxième ou de troisième cycle dans une université étrangère. Il se développe ainsi une espèce d’habitus de méfiance de la qualité de la formation et du diplôme décerné par les universités haïtiennes. Par exemple, il est rare de rencontrer des enfants de professeurs, de doyens et de recteurs des universités dans ce qu’on appelle l’université haïtienne. Il en est de même des ministres, secrétaires d’état, directeurs des institutions autonomes de l’État, des généraux, entre autres. Que dire des enfants et des petits-enfants des présidents de la République et des Premiers Ministres ? Leur place est dans des universités étrangères en Chine (elle est devenue une nouvelle destination), des États-Unis et du Canada. Sur ce point, je suis d’accord avec la critique que c’est un constat de faillite. Cependant, outre les déterminants externes conformes à l’idéologie de la globalisation sur le système éducatif (notamment l’enseignement supérieur), il y a lieu de citer les mentalités, comportements et attitudes de nos élites qui, soucieuses de la mobilité ou de la reproduction de classes, choisissent de faire éduquer leur progéniture dans des universités étrangères. Qui va reconstruire l’université haïtienne ?
Enfin, en ce qui concerne l’argument de la critique de placer les universités (publiques et privées) dans un même panier, ça serait mieux de parler de système universitaire si système on peut vraiment en parler. Comme je l’ai dit antérieurement, l’université haïtienne est constituée de 200 institutions dont la majorité abuse de ce nom. La réalité est que nous sommes devant l’incapacité de l’État et le refus de la bourgeoisie commerciale d’investir dans la recherche. Cela nous expose à un autre phénomène : la prolifération des universités non standardisées dont le but est de vendre des diplômes à travers la création de programmes ne pouvant satisfaire ni les demandes sociales ni les exigences du marché. On parle ainsi d’Université Borlette, c’est-à-dire des universités sans campus, sans laboratoire, sans bibliothèque, sans fonds, sans programmes et pratiques de recherche. Les cours y sont offerts dans des salles de classe exiguës avec des enseignants généralement non qualifiés. Ces universités sont étiquetées universités de Borlette parce c’est seulement par hasard que leurs diplômés peuvent parvenir à occuper un poste sur le marché du travail. Dans les pays pauvres où les universités publiques sont presque abandonnées, il se développe une concurrence avec les entreprises privées d’enseignement à distance et certaines universités privées nationales financées par le capital international. Jean-Marc Éla [22] cite le cas de l’Afrique noire où l’État abandonne les universités publiques qui subissent une concurrence déloyale avec des entreprises privées de l’enseignement à distance. Selon Éla, on assiste à la disparition progressive des disciplines qui ne répondent pas aux normes de performance imposées par les autorités publiques. La préoccupation d’Éla porte sur la nécessité de reconstruire l’université en Afrique et dans d’autres pays du tiers-monde dont Haïti qui font face à la même situation. Il ne s’agit pas d’une reconstruction purement physique, à savoir, construire des campus, des salles de classe ou des structures sportives : l’université doit sortir de l’ajustement des politiques néolibérales, être vraiment autonome à la fois en ce qui concerne les pouvoirs politiques ainsi que les puissances économiques.
* Docteur en sociologie, professeur à la Faculté d’ethnologie (Fe) de l’Université d’État d’Haïti
[1] Frantz Duval (2020). « L’État et l’université au temps de la Covid-19 ». Éditorial du 20 mai du quotidien Le Nouvelliste.
[2] De nos jours, l’Ueh demeure la plus grande université du pays avec 13 000 étudiants et quelque 700 professeurs dont 543 budgétisés et un budget de 280 millions de gourdes qui reste très faible par rapport aux besoins de l’enseignement supérieur public haïtien, soit 21 500 gourdes par étudiant et par année. Source : https://www.google.com/search?q=Nombre+d%27%C3%A9tudiants+%C3%A0+l%27Universit%C3%A9+d%27%C3%89tat+d%27ha%C3%AFti&oq=Nombre+d%27%C3%A9tudiants+%C3%A0+l%27Universit%C3%A9+d%27%C3%89tat+d%27ha%C3%AFti&aqs=chrome..69i57.31623j0j8&sourceid=chrome&ie=UTF-8 Site consulté le 23 mai 2020
[3] Voir l’article de Véronique Soulié (2013). « Haïti, la tectonique des facs » in http://www.liberation.fr/monde/2013/01/09/haiti-la-tectonique-des-facs_872812 site consulté le 17 mars 2015
[4] Deshommes Pierre-Caleb (2014). “l’impasse difficile de l’université haïtienne » in http://lenouvelliste.com/lenouvelliste/article/127470/Limpasse-difficile-de-lUniversite-haitienne.html site consulté le 17 mars 2015
[5] Soulié Véronique (ibidem)
[6] Candice B. (2012). Être étudiant à Haïti : Quelles conditions de vie ? inhttp://www.meltycampus.fr/etre-etudiant-a-haiti-quelles-conditions-de-vie-a150333.html site consulté le 17 mars 2015
[7] Mahuzier Marc (2012). « La difficile condition d’étudiant en Haïti » in http://jactiv.ouest-france.fr/actualites/monde/difficile-condition-detudiant-haiti-13475 site consulté le 16 mars 2015
[8] Dans cet article, il est dit ceci : « Les universités et écoles supérieures privées et publiques dispensent un enseignement académique et pratique adapté à l’évolution et aux besoins du développement national »
[9] Tout d’abord, la demande croissante d’enseignement supé- rieur de la part des élèves terminant leur secondaire dépasse largement l’offre de formation universitaire. L’impossibilité de n’accueillir qu’un faible pourcentage des postulants à l’Ueh favorise la multiplication d’établissements qui s’autoproclament « universités ». La création d’établissements d’enseignement supérieur et universitaire publics en région sera proposée pour réduire ce phénomène. 2. Ensuite, il n’existe pas de loi sur l’enseignement supérieur ni de structure d’accréditation et de régulation des établissements de ce niveau. La Desrs sera créée au Menfp, même si les moyens, mis à sa disposition, sont nettement inadéquats par rapport à l’ampleur de sa mission. 3. Enfin, le système éducatif haïtien, où sévit l’apprentissage « par cœur » ou psittacisme, ne favorise pas la culture scientifique. La recherche scientifique y est quasi inexistante. D’où l’urgence de promouvoir des structures et des pratiques de recherche scientifique dans les universités.
[10] Laguerre Pierre-Michel (2013). Avez-vous dit « Université publique régionale pour une égalité des chances. Dans Haïti Perspectives, Vol 2, No1
[11] Voltaire Yves (2016). « Le réseau des universités publiques régionales et la refondation du système universitaire haïtien en vue du développement durable d’Haïti » in Haïti Perspectives, vol. 5 • no 14 2 •
[12] Voltaire Yves, Op Cit. P.13
[13] Le mercantilisme est une doctrine économique élaborée au XVIIe siècle suite à la découverte, en Amérique, des mines d’or et d’argent, selon laquelle les métaux précieux constituent la richesse essentielle des États, et qui préconise une politique protectionniste (Dictionnaire Larousse, 1992).
[14] Hirtt Nico (2003). « Au nord comme au Sud, l’offensive des marchés sur l’université » in Alternatives Sud, Vol. X (2003) 3 Cahiers édités par le Centre Tricontinental, Louvain-la-Neuve Autorisation de reproduction ou traduction à demander à cetri@cetri.be
[15] Hirtt Nico (2001). « Les trois axes de la marchandisation scolaire » in
[16] Hirtt Nico, op. cit. p.2
[17] Lander Edgardo (2003). « Réflexion latino-américaine sur l’université, les savoirs hégémoniques et l’ordre libéral dominant » Alternatives Sud, Vol. X (2003) 3 Cahiers édités par le Centre Tricontinental, Louvain-la-Neuve Autorisation de reproduction ou traduction à demander à cetri@cetri.be
[18] Saxe-Fernandez John (2003). « La banque mondiale et l’enseignement supérieur en Amérique Latine et ailleurs » in Alternatives Sud, Vol. X (2003) 3 Cahiers édités par le Centre Tricontinental, Louvain-la-Neuve Autorisation de reproduction ou traduction à demander à cetri@cetri.be
[19] Amougou, Joseph (2003) L’université africaine face à la globalisation. Lieu de construction d’un savoir endogène ou instrument de reproduction du modèle occidental. In Alternatives Sud Vol X #3
[20] Freitag Michel (1995). Le naufrage de l’Université édition autres essais d’épistémologie politique, Québec et Paris, Nuit blanche éditeur et Édition La Découverte, 299 p.
[21] Frreitag Michel (1995). Op cit. P.57
[22] Éla Jean-Marc (2003) « Refaire ou ajuster l’université africaine » Alternatives Sud, Vol. X (2003) 3 Cahiers édités par le Centre Tricontinental, Louvain-la-Neuve Autorisation de reproduction ou traduction à demander à cetri@cetri.be