Par James Darbouze*
Soumis à AlterPresse le 10 mai 2020
Gad on peyi mezanmi !
Moun mouri pou dan ri
Okenn respè pou lavi
Moun mouri pou dan ri
Anba bal move zangui
Oubyen beton k mal konstwi
Oubyen vye aksidan chofè k pa konn kondui
Oswa nan operasyon doktè bliye on zouti
Woy
Gad on peyi o !
Gad on peyi o !
Ti Mari genyen tranche
Difikilte pou l akouche
Fo l demele l mande prete
Pou l ale nan yon sant sante
Byen konte mal kalkile
Mari mouri anvanl rive
Te gen fouy Lapolis
Yon kanpay kandida
Te gen yon anteman
Tout lari bloke
« Gad on peyi o ! », Tamara Suffren
Scènes de la vie quotidienne prises au hasard
1. Un Président qui, tout sourire, satisfait et flanqué de tous les membres de son gouvernement vient annoncer à la population l’arrivée d’une pandémie sur le territoire ;
2. Un maitre explicateur qui, médecin, illustre scientifique haïtien aux multiples récompenses internationales, dans le feu de l’action, annonce sans états d’âme à la population une hécatombe qu’il considère, d’ores et déjà, inévitable au regard du délabrement du système de santé ;
3. Un homme d’Etat satisfait qui annonce à la population avoir pris les dispositions pour enterrer plus d’un millier de cadavres d’Haïtiennes et d’Haïtiens par jour ; puis un autre qui donne un ultimatum de 72 heures à la population civile d’une zone pour que celle-ci vide ses lieux d’habitation [1] ;
4. Des groupes armés, sous contrôle du pouvoir, qui s’affrontent en plein cœur de la capitale – terrorisent la population – et exposent avec satisfaction les corps éventrés, démembrés de leurs victimes à la face du monde ;
5. Une ancienne puissance impériale, pays ami obsédé du double sens et des malentendus, qui en plein contexte de pandémie mondiale renfloue le compte de malades et de criminels [2].
Ce sont là quelques faits, des scènes, de la vie politique et quotidienne haïtienne pris au hasard des jours, le temps de la pandémie de Covid-19. On pourrait continuer à les égrener tel l’Inventaire de Jacques Prévert et, chemin faisant, avoir recours à un certain usage philosophique de la langue de bois. Cependant telle ne sera pas notre démarche. Ces faits sont pris au hasard mais ils sont là puisque tout raisonnement doit partir du fait. Le projet consiste alors à se demander 1) Qu’est-ce qui lie entre eux ces faits ? 2) Qu’est-ce qui lie ces faits à l’extrait de Tamara Suffren mis en exergue ici ?
Mise au point conceptuelle et notionnelle
Dans un texte publié à la mi-avril sur son blog, notre ami le philosophe Edelyn Dorismond [3], partant du « constat que la gestion du nouveau coronavirus par le gouvernement haïtien actuel laisse entrevoir sa vision de la vie et le sens de la place qu’il attribue au système sanitaire dans l’économie générale de ses politiques publiques » a testé l’hypothèse que la politique haïtienne n’a jamais pensé la vie humaine en tant que "vie bonne" pour le grand nombre. Le projet de l’auteur est de montrer que la politique (haïtienne) est loin d’être une biopolitique dans le sens foucaldien de « gouvernement du vivant ou des vivants, qui s’occupe à certains égards de la vie bonne et qui se donne une certaine éthique ». Pour répondre à la question « Qu’est-ce qu’une vie humaine en Haïti ? », l’amenant à penser le sens du « système sanitaire et médical haïtien », notre philosophe déploie un arsenal conceptuel foucaldien sur le sens de la vie dans la société postesclavagiste haïtienne (…).
Au moment où, à la faveur de l’épidémie de Covid-19, la mort – plus que la vie – est devenue un thème prioritaire de société poussant à la réflexion intellectuelle, le texte de Dorismond a de quoi accrocher. Il aborde effectivement un certain nombre de questions essentielles pouvant contribuer à éclairer la capacité de penser ce qui se passe en Haïti. Il invite à séparer la politique haïtienne de la politique de la vie (aussi bien dans le sens du zoé que du bios).
A contrario de la biopolitique, comme gouvernement des vivants ou de la vie, il soutient que la politique haïtienne serait « une zoopolitique qui ne prend pas la vie bonne comme finalité et qui, ce faisant, se passe bien de l’éthique ». Pour le philosophe, le projet de la politique haïtienne est double : premièrement « le ravalement de la vie humaine (haïtienne), individuelle ou collective, à sa forme "animalisante" et deuxièmement le projet de l’épuiser jusqu’à ce que mort s’ensuive ou l’immoler aux projets de toute-puissance du chef-dictateur ». Aussi, propose-t-il de distinguer cette zoopolitique de la nécropolitique qui est une gestion de la vie par la mort, en exhibant la mort comme finalité de la politique. La zoopolitique quant à elle, loin de viser la mort, voit la vie, mais une vie devant être animalisée aux bornes de la mort. Celle-ci frôle « toujours la mort sans l’atteindre, toujours dans un ajournement jouissif pour les responsables de l’État qui se font croque-morts, gestionnaires de morts-vivants, de zombis dont l’avenir est réservé souvent à la zoomorphose ».
Les propos récents du philosophe semblent en résonnance à celui d’un observateur avisé de la société haïtienne, l’écrivain-académicien Pierre Michel Chéry. Déjà en 2016, au cours d’une entrevue avec le journaliste Marvel Dandin, ce dernier affirmait que la société haïtienne fonctionne selon un schéma d’autodestruction. Ce schéma, alors en passe d’imposer l’autodestruction comme modèle social haïtien [4], serait à la base de la déstructuration continue du pays. Ledit modèle social serait caractérisé par l’absence de capitalisation au point de vue économique et un fonctionnement à reculons de l’ensemble de la société. C’est à croire que rien n’a changé !
Un petit rappel pour capter premièrement ce à quoi renvoie précisément cette notion de fonctionnement social transversal à reculons et voir, deuxièmement, comment elle prend pied dans le registre de la nécropolitique. Leslie Manigat, dans une entrevue accordée, vers la fin de la décennie 1990, à une chaîne de télévision locale, a formulé la question suivante : comment un pays qui, durant tout le 19ème siècle et jusque vers la fin de la première moitié du 20ème, était synonyme de qualité a-t-il pu tomber, en si peu de temps, au niveau de déchéance collective actuelle ? Le « fonctionnement transversal à reculons » est l’hypothèse formulée par Pierre Michel Chéry [5] pour expliquer une telle situation. Il postule l’idée, qu’à un moment donné, la société haïtienne, dans son ensemble et sous l’impulsion d’élites bovarystes, plutôt que de continuer la route vers le progrès et par delà la modernité entamée avec la geste de 1804, a fait volte-face en adoptant des comportements destructeurs pour le commun [6].
Par ailleurs, Chéry affirme au cours de cette entrevue : « Pendant que, dans sa globalité, la société dépérit, se déstructure et se désorganise, certains groupes minoritaires semblent y trouver leur compte car eux progressent » (2016). En fait, le malheur de la communauté leur convient à eux. L’auteur constate que les choix politiques réalisés, plutôt que de servir l’ensemble de la communauté, souvent le dessert, tandis qu’ils aident par contre à la consolidation des intérêts de petits groupes. Ce, pendant que tous les indicateurs témoignent de l’abaissement du niveau de vie ainsi que de la dégradation de la qualité et du cadre de vie pour la majorité.Voici ce qu’affirme l’auteur de Dogid Atisou autour de la règle fondamentale du système qu’il décrit :
« Toute société fonctionne selon une base de capitalisation progressive au jour le jour. Au niveau social, si aujourd’hui le « collectif » dispose d’un capital disons de 100 unités, demain ce capital doit augmenter à 110, 120, 130 et ainsi de suite. Dans le modèle social haïtien, c’est le mouvement à rebours qui se fait. Le 100 d’hier devient 90 aujourd’hui, il devient 70 demain et ainsi de suite, la dégringolade continue. Il y a un processus de décapitalisation collective. Ce que la société valait il y a de cela dix ans, ce n’est pas ce qu’elle vaut aujourd’hui. En termes de productions, en termes de biens, il y a une régression.
Le paradoxe toutefois, c’est que pendant que la société, le collectif, poursuit sa dégringolade, pendant qu’elle poursuit sa chute, on constate une accumulation de richesses ‘‘concentrée’’ à l’intérieur de quelques rares groupes sociaux du pays. C’est comme qui dirait que certains groupes sociaux, certaines classes sociales se trouvent en face de ce que j’appellerai la richesse commune, le bien commun, qu’il faudrait faire ensemble pour assurer l’avancement de la société. »
Pour étayer son hypothèse autour de l’existence et de la mise en œuvre de ce « modèle social », Chéry (2016) propose quelques illustrations de comportements – destructeurs pour le collectif – pourtant présents dans tous les aspects de la vie nationale. Ainsi en est-il du policier qui, chargé de surveiller les prisonniers à l’intérieur de la prison, trouve un arrangement pour armer un prisonnier contre espèces sonnantes et trébuchantes afin que ce dernier s’évade. Quelle est la logique derrière un tel comportement ? Quelle éthique sociale et personnelle ? Quelqu’un en mesure de faire un pareil choix est-il intéressé aux problèmes du pays ? Sa seule motivation est l’argent à tout prix. Et l’on trouve, affirme Chéry, ce type de comportements dans toutes les sphères de la société dans toutes les couches sociales. Le contrebandier par exemple, celui qui fait de l’importation de contrebande à la frontière, il n’est nullement intéressé aux problèmes du pays. Il ne voit pas la raison pour laquelle il devrait payer à l’Etat des redevances pour les produits qu’il importe. Il se demande à quoi lui sert l’Etat ? Dès lors qu’il est en mesure d’annihiler l’Etat afin de rentrer de l’argent, c’est uniquement ce qui l’intéresse. Il se fout de savoir si son comportement va avoir des impacts délétères sur le fonctionnement global du pays. Les exemples pourraient en effet se répéter à l’infini [7].
Pour finir, synthétisons les caractéristiques du modèle social perçu par Chéry. Caractéristique 1 . Le système est embrayé à reculons. Il n’y a pas de capitalisation au niveau de la société. Au contraire, il y a décapitalisation continue. Caractéristique 2 . Dans ce processus global de décapitalisation, il y a un petit groupe qui s’enrichit. Et ce petit groupe n’a rien à voir avec le pays. Il est complètement je m’en foutiste par rapport à ce qui s’y passe. Les membres de ce petit groupe n’ont aucun rapport avec le pays hormis celui de s’enrichir à ses dépens. Ils ne réinvestissent aucunement dans le pays puisqu’ils sont uniquement intéressés à la prédation. Caractéristique 3 . La logique de celui qui tente de manœuvrer à l’intérieur de ce système de prédation est qu’il n’a rien à voir avec le pays pourvu qu’il arrive à faire de l’argent.
A la question de savoir s’il y a une logique dans cette manière de faire puisque, si des acteurs savent très bien qu’ils sont dans un système ayant la prédation pour seul mouvement, ils doivent se dire qu’à un moment ou un autre, cela va avoir une fin. L’académicien insiste : « ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il y a une banque symbolique qui alimente la prédation même sans réinvestissement au niveau local. Cette banque est approvisionnée par les fonds internationaux de Petrocaribe par exemple, les transferts de la diaspora et l’aide internationale. » Il poursuit avec cette image que les propos de Dorismond rejoignent, comme nous le mentionnions plus haut : « disons qu’un malade est soigné juste pour ne pas mourir, il est maintenu en soins palliatifs juste pour atténuer les symptômes de la maladie et s’assurer qu’il ne meurt pas. Il ne reçoit jamais de médicaments pour qu’il puisse se remettre, être convalescent et guérir. C’est de cette manière que l’on traite Haïti actuellement. Le support que fournit l’internationale communautaire [8] c’est juste pour maintenir le souffle de vie, on ne sera jamais rétabli mais on ne va pas encore mourir. »
Ailleurs, tablant sur les mécanismes économiques qui fonctionnent de manière telle que les riches deviennent plus riches, mais en décapitalisant la société toute entière [9], nous avons tenté d’éclairer ce processus [10] à la lumière du dispositif de dépossession à l’œuvre dans le néolibéralisme (Harvey, 2005). Il nous semble toutefois qu’en plus du néolibéralisme, la crise du coronavirus, parce qu’elle met en avant la dynamique de la vie et de la mort en pays dominé, fait apparaitre un supplément de compréhension. Cependant que cette crise porte ailleurs à réfléchir sur le monde qui advient et qu’elle sert ici de prétexte aux nostalgiques des pratiques d’ancien régime, le parti pris de Dorismond pour un ancrage proprement philosophique nous semble laisser de côté une question politique fondamentale sur le sens « primal » de la corruption, l’apartheid, la politique d’exclusion massive de la population en Haïti.
Le traitement « haïtien » du covid-19
Les logiques d’apartheid guident à l’évidence la rhétorique gouvernementale. La fabrique de la politique et du lien social focalise sur des objets dominants de trivialité, par exemple le meilleur moyen de se faire plus d’argent. Le mimétisme plat observé dans la rhétorique gouvernementale, bien qu’excluant la moindre variation, se garde pourtant de tabler sur les principes généraux du faire vivre. Alors que la vision dominante, loin d’être interrogée pour en démêler les processus de construction et de validation, est prise pour argent comptant. C’est à ce stade que nous nous proposons de reprendre le débat. Notre réexamen de la situation propose unquestionnement des référentiels véhiculés par l’idéologie néolibérale actuelle.
L’apartheid étatique est le « moyen d’introduire une coupure entre ceux-celles qui doivent vivre et ceux-celles qui peuvent mourir ». Il convient dès lors de déterminer la double fonction de cet apartheid qui, d’une part, segmente les vivants – entre vies-vies et vies non vies (vies conçues comme proprement indignes pourtant nécessaires à la reproduction d’autres vies) – et d’autre part intègre à cette segmentation une dimension hostile. Cet apartheid permet de désigner des ennemis politiques comme des menaces biologiques, fournissant une légitimation à la massification des meurtres, aux génocides.
Selon les statistiques internationales elles-mêmes, Haïti reste le pays le plus pauvre d’Amérique latine et l’un des plus inégalitaires au monde. Avec un taux de chômage de 65 %, plus de 6 millions d’Haïtiens-Haïtiennes vivent en-dessous du seuil de pauvreté avec moins de 2.41 $ par jour. Plus de 2.5 millions sont tombé-e-s en-dessous du seuil de pauvreté extrême, ayant moins de 1.23 $ par jour (BM, 2019). Et alors qu’il était classé 149e sur 182 en 2007, selon l’Indice de développement humain [IDH, qui mesure la qualité de vie moyenne de la population d’un pays], aujourd’hui, le pays se trouve au 168e rang sur 189 pays.
En effet, ces dernières années, avec la « bénédiction » de l’internationale communautaire, les conditions de vie de la population se sont dégradées à vitesse grand V. Cette internationale communautaire supporte, à tous les échelons de l’appareil d’Etat, des incapables, des incompétents abonnés à l’instabilité politique chronique comme stratégie de gestion du pouvoir et à la corruption de la classe politique. Au fond, comme l’a montré l’ex-représentant de l’OEA en Haïti [11], l’Internationale communautaire fait plus que supporter les incapables à tous les échelons de l’appareil d’Etat, elle les y place pour les besoins d’une cause que nous ignorons.
Par ailleurs, une énigme demeure sur le déroulement du processus qui amène des personnes (un homme, une femme ou un groupe d’hommes) à trouver normal de tuer, à torturer leurs semblables, à massacrer, à ignorer leur part d’humanité. Si on veut véritablement comprendre un tel fait, il faut partir de prémisses qui ne soient pas fausses. Par exemple, on ne peut pas soutenir que tous les affilié-e-s et membres du parti politique Tèt Kale, le parti placé au pouvoir par des soins étrangers [12], sont des bandits, des criminels-les et des « fous ». Alors, comment se peut-il que … ? Comment expliquer, au pays de Dessalines, que des gens au timon des affaires soient autant ravis de faire allégeance sans borne à leurs tuteurs (leurs supérieurs occidentaux) [13], selon une logique que seuls ceux-ci peuvent avoir une vue stratégique de l’ensemble des actions demandées à eux (les subalternes), eux dont les décisions, quelles qu’elles soient, sont justes et eux qui, enfin, légitiment toutes les conséquences des actions qu’ils auront demandées ?
Economie politique des fossoyeurs !
Dans les contextes de surexploitation capitaliste néolibérale et néocoloniale comme celui que nous connaissons en Haïti, la possibilité de la survie est une donnée superfétatoire. C’est cette évidence que l’extrait de chanson de Tamara Suffren « Gad on peyi », mis en exergue du texte, donne à voir. La vie de la majeure partie de la population – loin d’être considérée comme une donnée originelle, fondamentale et fondatrice, qu’il conviendrait de protéger et de préserver – est considérée, au plus haut sommet de la société, comme dispensable. Autrement dit comme des vies transparentes dont l’objet n’a pour fin que de conserver et de maximiser les vies des gens au pouvoir, il y a lieu de parler d’une véritable nécropolitique telle que mise en avant par Achille Mbembe.
Lorsque Foucault introduit son concept de biopolitique (1978-1979) [14], il l’utilise pour marquer la rupture avec le paradigme de la souveraineté caractéristique du contemporain (Coignard, 2016). La souveraineté n’est plus pensée comme une domination absolue et légitime, mais la définition scientifique et la qualification médicale des rapports entre le vivant et son milieu qui permettent d’agir sur les populations. Dans le contexte haïtien, en raison des éléments d’histoire coloniale esclavagiste, même après l’indépendance l’apartheid procède à un renversement nécropolitique de la biopolitique et fait subir au concept une série de transformations. Comme on a pu le voir à la faveur de déclarations présentées dans les scènes de la vie quotidienne, la nécropolitique s’affirme comme la question essentielle du régime politique haïtien actuellement. Autrement dit les « necros » sont ceux et celles que la société civile et politique s’entend à désigner comme entité négligeable ou racaille, tant par la mort physique, la mort sociale, la mort économique ou l’insignifiance politique. Qui sont les morts-vivants de la vie réelle ? A ce stade, on ne peut s’empêcher de recourir au concept « Nécropolitique » d’Achille Mbembe (2006) et de le rapprocher de « l’interminable dialogue de sourds entre Haïti et ses élites » (Casimir, 2009).
Nécropolitique haïtienne à l’ère du Covid-19
Comme souvent en langue grecque, deux mots servent à désigner ce que nous appelons la mort (Morfaux, 1980). Il y a d’une part thanatos et de l’autre necros. Thanatos, c’est la mort comme non-être, comme absence de toute sensation, comme disparition. Necros, par contre, témoigne d’un entre-deux inconfortable entre vie et mort. Celui des enterrés vivants, des héros tragiques, des zombies. Pour des raisons notamment d’ordre historique, c’est tout à fait la description correspondant à la société néocoloniale haïtienne, un lieu d’indifférenciation entre la vie et la mort pour le plus grand nombre, un lieu où la vie de la majorité s’abîme quotidiennement par l’effet des politiques destructrices pensées à l’extérieur du pays et mises en œuvre à l’intérieur par des agents locaux (subalternes consentis). Voila pourquoi, à contrario de l’auteur de « Qu’est-ce qu’une vie humaine en Haïti ? », l’enjeu du débat nous semble ne pas se situer entre la bio et le zoopolitique mais entre la bio et la nécropolitique.
Rappelons ce que ditle philosophe, historien et écrivain camerounais, Achille Mbembe principal théoricien de cette notion. Dans une interview accordée en mars 2016 à propos de la notion de « nécropolitique », il la précise de la manière suivante :
« J’ai utilisé la notion de « nécropolitique [15] » en référence aux formes de pouvoir et de souveraineté dont l’une des principales caractéristiques est de produire activement la mort à grande échelle. Cette économie opère évidemment de différentes façons en fonction des histoires particulières des sociétés.
Pour le reste, le terme s’applique de manière générale à toutes les formes de domination fondées sur le gaspillage considérable des vies humaines. Il s’agit très souvent de régimes de domination sans responsabilité, dans lesquelles la souveraineté consiste en l’exercice d’un droit de vie et de mort sur ceux et celles que l’on a, au préalable, réduit à l’état d’objet. »
Comme on peut le voir, trois éléments majeurs doivent être combinés pour parler de gouvernance nécropolitique : dispositifs de production active de la mort à grande échelle, gaspillage considérable des vies humaines et régimes de domination sans responsabilité. Dans le cas qui nous concerne, il ne fait aucun doute que ces trois éléments sont largement réunis. A titre d’exemple : certains n’ont de cesse de s’interroger afin de comprendre comment les élites dirigeantes haïtiennes font-elles pour vivre dans un espace où elles n’ont construit aucun hôpital sérieux ; où la portion de budget allouée à la santé, d’année en année, ne fait que décroitre (passant de 16 % en 2003 à 4% en 2018) et où, pour le plus petit suivi médical, il faut se rendre en pays étranger [16]. L’exemple du système de santé n’est pas pris au hasard. La santé c’est la vie dit un proverbe. La logique apparait en effet absurde si on ne l’intègre pas dans le paradigme nécropolitique. Cependant, tout y prend sens.
En effet, quand on se réfère à l’idée d’un Etat attaché à la production active de la mort à grande échelle, rien ne semble plus fortuit dans la pratique ainsi que la rhétorique gouvernementale : l’appel d’un ministre fossoyeur, l’ultimatum du chef de guerre, la mise en œuvre de la machine infernale des gangs armés comme outil politique d’Etat, la posture jouissive – presque jubilatoire – des discours présidentiels depuis l’annonce des cas positifs de Covid-19 dans le pays, etc...Et au-delà de la conjoncture Covid-19, y prennent place également l’impunité insistante, les crimes de masse (massacres à répétition), l’insécurité galopante sous toutes ses formes, le permis de tuer accordé à tous les agents de la force publique et sans cesse réclamé par certains médias, l’exposition permanente aux milieux malsains et impropres au développement de la vie, les tonnes de détritus, l’absence d’eau potable, le logement insalubre, etc...
A moins d’un changement radical, une société d’apartheid reste une société d’apartheid. Et les moments de crise offrent aux tendances sournoises la possibilité de s’affirmer frontalement et sans aucun complexe. C’est exactement ce qui se produit actuellement. Le régime nécropolitique, initialement à l’œuvre subrepticement, se laisse capter maintenant dans toute sa splendeur. Ici, il n’est pas question de vie mais de mort. Il ne faudrait toutefois pas croire que celle-ci est le fruit d’une planification à l’échelle nationale. Telle que nous l’apprend le principe de philosophie panécastique : puisque tout est lié, la situation d’Haïti est partie intégrante du développement du capitalisme mondial. Des pays comme les États-Unis ont besoin de maintenir Haïti dans son état délabré pour asseoir leur rhétorique exceptionnaliste et consolider l’hégémonie de leur modèle civilisationnel, tout en obtenant une main-d’œuvre bon marché voire gratuite pour leurs entreprises.
De la même manière que ce n’est pas le séisme qui avait fait la catastrophe du 12 janvier en Haïti, elle avait déjà eu lieu et avait un nom ; aujourd’hui, ce n’est pas le Covid-19 qui va faire la catastrophe. Ce qui fait la catastrophe c’est la politique mise en œuvre par les acteurs locaux à la solde de l’Internationale. C’est le capitalisme néolibéral. C’est cette politique qui a transformé, depuis longtemps, le pays en mouroir à ciel ouvert et la population en surnuméraire. Et ce qui est en train d’advenir ici s’inscrit dans la dynamique occidentale du progrès où les deux faces de la modernité se rencontrent et se connaissent.
L’historien Vertus Saint Louis a déjà démontré de manière magistrale, dans son ouvrage « Mer et Liberté : Haïti 1492-1794 », comment l’esclavage dans les Amériques était un phénomène fondamentalement constitutif, le corollaire inévitable, de la modernité occidentale européenne et nord-américaine. Cependant que l’Europe blanche construit l’hégémonie de son utopie moderne des Lumières, elle a besoin pour ce faire d’une « dystopie » que sont les plantations coloniales esclavagistes. Comme dans l’exemple de Voltaire, celles-ci sont comprises comme une nécessité pour que d’autres vies soient dignes d’êtres vécues, en l’occurrencecelles des maîtres blancs [17]. Il faudra sans nul doute prolonger cette analyse transhistorique dans le but de (1) fixer avec précision le rapport du concept de biopolitique à la question coloniale également (2) décrire la structuration postcoloniale des rapports sociaux dans l’Haïti contemporaine et (3) déterminer le que faire ?
Mai 2020
* Chercheur multidisciplinaire avec un focus dans les domaines de l’éducation populaire, la philosophie et la sociologie politique, l’aménagement du territoire et les études urbaines, il est membre depuis 2013 du réseau transdisciplinaire HumanDignity and Humiliation Studies (Human DHS). Il est également, depuis juin 2019, chargé de recherche au Centre EQUI, structure indépendante de recherche-action ainsi que d’intervention sociale et alternative.
……..
[1] En conférence de presse le vendredi 24 avril 2020, suite à un Conseil supérieur de la Police national (Cspn) spécial, le ministre de la Justice Lucmane Dellile, annonçant qu’il allait déloger les bandits à Village de Dieu, a intimé l’ordre aux citoyens-nes, paisibles gens qui habitent la zone, de vider les lieux. En pleine période de pandémie, un ultimatum de soixante douze (72) heures leur a été accordé. Passé ce délai, le ministre a conclu qu’il ne répondait nullement de ce qui pouvait les arriver. Le ministre a-t-il indiqué un endroit où les habitant-e-s de Village de Dieu pourraient aller ?
[2] Certes, ces déportés sont des ressortissants haïtiens, fussent-ils illégaux, malades ou criminels, serait-il politiquement voire humainement correct de les empêcher de revenir chez eux ? Mais, en même temps, le moment est-il bien choisi pour les déporter ? C’est le genre d’amis avec qui, nul n’est besoin d’avoir d’ennemis.
[4] L’académicien Pierre-Michel Chéry est un observateur très avisé de la vie sociale et politique haïtienne. Il remarque, concernant ce « modèle social autodestructeur », que celui qui fait son beurre dans le système, qui s’y enrichit alors que toute la collectivité est engagée dans la spirale de destruction, ne se préoccupe en rien du pays, avec lequel il n’a aucune attache, aucun lien à part celui de s’enrichir de cette dynamique de régression. On est en face, nous dit-il, d’une logique de prédation, un comportement que l’on retrouve dans tous les aspects de la vie nationale et qui est tout le contraire de la vertu politique, condition sine qua non pour vivre en société républicaine. (…) La vertu politique, écrit Montesquieu, est un renoncement à soi même, qui est toujours une chose très pénible. On peut définir cette vertu, l’amour des lois et de la patrie. Cet amour, demandant une préférence continuelle de l’intérêt public au sien propre, donne toutes les vertus particulières ; elles ne sont que cette préférence (Montesquieu, L’Esprit des lois, Tome 1, Livre 4, chapitre 5).
[5] Pierre Michel Chéry in Émission « Pale pou n vanse », Jeudi 22 décembre 2016, 61 minutes, Radio Télé Kiskeya.
[6] Cf. avec intérêt l’opuscule « Des décisions qui ont fait régresser la société haïtienne » de BUTEAU, Emmanuel, 2003.
[7] Ce médecin qui, chef de service d’un hôpital d’Etat, au vu et au su de tous dilapide et sabote les matériels au service de la communauté quand il ne les vole pas tout simplement pour les mettre dans sa clinique privée. Ce journaliste informé d’une cascade de viols sur mineures s’empresse de proposer une communauté d’intérêts au violeur, etc…
[8] L’expression est du sociologue Janil Louis Juste. Cf. « L’Internationale Communautaire et l’État haïtien à travers le CCI : La Question Nationale », Alterpresse, 8 septembre 2004.
[9] Et là se trouve le principe de l’autodestruction vu sous l’angle économique.
[10] James Darbouze, « Les transformations de l’espace urbain et l’épreuve du bien commun », Université du Québec à Montréal, Thèse de Doctorat, 2019.
[11] Ricardo Seitenfus, L’échec de l’aide internationale à Haïti : dilemmes et égarements ; traduit du brésilien par Pascal Reuillard. — Montréal : Les Éditions du CIDIHCA ; [Port-au-Prince] : Les Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2015.
[12] Jake Johnston et Mark Weisbrot, Des élections fondamentalement viciées en Haïti, Center for Economic and Policy Research (CEPR), Janvier 2011.
[13] Pour un éclairage sur un autre aspect de la question, lire Hérold Jean-François, Citoyenneté et Etat de droit en Haïti, Editions Médiatek, Port-au-Prince, 2017. Notamment les pages 56 à 61 qui traitent des « Fossoyeurs » et du « déficit d’hommes et de femmes »… de caractère dans le pays.
[14] Foucault, M. Naissance de la biopolitique, Seuil / Gallimard / EHESS, 2004.
[15] Mbembe a développé cette notion dans un article intitulé « Necropolitique » publié dans la revue de théorie politique Raisons politiques, n° 21, p. 29-60
[16] Sans peur et sans crainte, certain-e-s vont même donner naissance en pays étranger à leur progéniture.
[17] Voir à ce propos : « Des pays comme l’Angleterre ont pu faire leur révolution industrielle à partir du capital ainsi accumulé. Robin Blackburn a montré que 55% de la formation brute de capital fixe en Angleterre en 1770 vient du commerce esclavagiste. 20 millions d’Africains ont été amenés de force des côtes de l’Afrique en Amérique en trois siècles », cf. « Haïti-Histoire : L’esclavage comme phénomène constitutif de la modernité », Dialogue de Leslie Péan avec Vertus Saint Louis, janvier 2010. https://www.alterpresse.org/spip.php?article9177#.XqzCpp5A9dg