Dossier
Par Emmanuel Marino Bruno et Pierre-Antoine Chérilin
P-au-P, 27 avril 2020 [AlterPresse] --- Les activités scolaires et universitaires ont été suspendues, par le gouvernement, depuis le vendredi 20 mars 2020, après la confirmation, la veille, des 2 premiers cas d’infection au Covid-19 (nouveau coronavirus).
Dans ce contexte de crise sanitaire, provoquée par la pandémie de Covid-19, les actrices et acteurs éducatifs en Haïti voient comme une nécessité l’utilisation des technologies dans l’éducation, en vue de dispenser des cours à distance pour étudiantes et étudiants, écolières et écoliers.
Cependant, il existerait un manque d’infrastructures technologiques et de préalables pédagogiques,, pour faciliter une formation à distance de qualité dans les écoles et universités, dans ce contexte de propagation de la pandémie de Covid-19 en Haïti, selon des experts en technologie, interrogés par AlterRadio/ AlterPresse.
L’expert en télécommunications, Samuel Pierre, également président du conseil d’administration de l’Institut des sciences, des technologies et des études avancées d’Haïti (Isteah), déplore une absence d’accès à une bonne connexion internet à haut débit, dans le pays, dans une interview à AlterRadio/AlterPresse.
Toutes les étudiantes et tous les étudiants n’ont pas accès à un ordinateur pour les apprentissages.
Or, de telles infrastructures incontournables permettraient d’effectuer une formation à distance de qualité, souligne le professeur de télécommunications à l’Université Polytechnique (Canada), Samuel Pierre, qui a aussi travaillé, pendant 10 ans, comme professeur de télé-enseignement à Télé Université à Québec (Téluq).
Les personnes, n’ayant pas accès à la technologie, sur le territoire national, en Haïti, sont très nombreuses, rappelle Samuel Pierre.
En Haïti, l’Isteah paie mille dollars américains (Ndlr : US $ 1.00 = 105.00 gourdes ; 1 euro = 118.00 gourdes ; 1 peso dominicain = 2.10 gourdes aujourd’hui) pour sa connexion internet à haut débit, alors que ce même service coûte 25.00 dollars américains à Montréal, au Canada, soit 35 dollars canadiens.
Il y a, tout de même, une certaine discontinuité, de temps à autre, au niveau de la connexion internet en Haïti.
Le principal défi, lié à la formation à distance dans le pays, est de trouver une connexion internet « haut débit et fiable ».
Le Backbone, un outil technologique nécessaire en télé-enseignement
Le Backbone (centre névralgique d’un réseau à haut débit) constitue l’un des grands préalables technologiques, pour effectuer de la formation à distance de qualité.
Le Backbone (anglicisme) est un terme multimédia, qui désigne les principales artères d’un réseau de télécommunications. Il supporte, à lui seul, la plus grosse partie du trafic Internet.
Le Backbone représente un outil de développement, que l’État ne devrait pas laisser entre les mains du secteur privé.
Le professeur Samuel Pierre déplore le fait qu’il n’y ait pas un backbone d’État en Haïti.
La National Telecom S.A (Natcom), une association entre la Télécommunications d’Haïti S.A.M. (Haïti) et Viettel Global (Vietnam), est la seule compagnie à le posséder, fait-il savoir.
« Dans le cas d’Haïti, nous n’avons pas d’autoroute. Le peu d’infrastructures de Telecom disponible n’est pas suffisant. Les infrastructures disponibles ne peuvent pas supporter un grand accroissement d’utilisatrices et d’utilisateurs, qui souhaiteraient les utiliser pour faire du télé-enseignement ».
Même si l’Isteah a, pour sa part, la capacité d’offrir totalement la formation à distance, les étudiantes et étudiants éprouvent, de leur côté, des difficultés technologiques à avoir une bonne connexion Internet, permettant de se connecter normalement aux professeures et professeurs.
Bien des fois, les étudiantes et étudiants sont contraints de choisir seulement le son par rapport à l’image, à cause de leur connexion Internet de faible débit.
« Grâce à notre mode de fonctionnement, nous avons continué à fonctionner en mode dégradé, malgré la fermeture des écoles et universités », informe Samuel Pierre.
« Le seul problème, qu’il nous reste à résoudre, concerne l’organisation des examens, qui s’effectuent sous surveillance stricte, en salles de classes. Nous attendons la levée des consignes de confinement pour réaliser les examens ».
Le télé-enseignement exige une planification pédagogique rigoureuse
Durant le confinement, dû au Covid-19 en Haïti, l’apprentissage à distance, dans les écoles, n’est pas possible à court terme. Il faudrait une série de préalables, fait remarquer Samuel Pierre.
Une planification pédagogique extrême et rigoureuse s’avère indispensable dans l’enseignement à distance.
« Si le cours n’est pas préparé, comment allez-vous faire pour le rendre disponible sur Internet ? », se demande Samuel Pierre, appelant certains professeurs haïtiens à sortir de l’improvisation.
Le professeur d’Université souligne combien la numérisation des cours permet de réaliser une économie d’échelle, de former un grand nombre de personnes, avec des infrastructures moins coûteuses.
Des dispositions de l’Université d’État d’Haïti (Ueh) pour la formation à distance de ses étudiantes et étudiants
Des dispositions sont prises pour la formation à distance des étudiantes et étudiants de l’Ueh, dans le contexte de Covid-19 en Haïti, a annoncé le Conseil exécutif de l’Université d’État d’Haïti (Ce/Ueh), dans une circulaire en date du mardi 21 avril 2020.
A cet effet, deux outils des Technologies de l’information et de la communication (Tic), la plateforme pédagogique numérique et l’application Microsoft Teams, ont été mis à disposition, pour le corps enseignant, lui permettant de livrer son enseignement en ligne, d’organiser des réunions à distance, de discuter avec les étudiantes et étudiants, et de faire des présentations en direct.
Le Ce/Ueh entend repenser sa stratégie d’atteinte des objectifs de l’année académique (2019-2020) en cours et « adopter des modalités, alternatives à celles classiques de la dispensation des cours à l’Ueh », selon la circulaire en date du 21 avril 2020.
Chaque décanat devrait soumettre un tableau de programmes d’études, au service des Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement (Tice) de la direction du premier cycle, avec toutes les variables nécessaires au paramétrage de l’environnement du cours, sur la plateforme de l’Ueh.
Dans sa circulaire, le Conseil exécutif de l’Ueh fait black-out sur les modes d’accès des étudiantes et étudiants à l’Internet et à l’électricité publique.
En Haïti, la plupart des habitantes et habitants sont privés du courant électrique et d’un accès à une bonne connexion Internet.
Les facultés de l’Ueh ont suspendu leurs cours, en raison de l’état d’urgence sanitaire, décrété par les autorités étatiques, le jeudi 19 mars 2020, pour prévenir la propagation du Covid-19.
La plateforme numérique du Menfp proposée aux élèves, enseignantes et enseignants confinés
Le Ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle (Menfp) a procédé, le vendredi 24 avril 2020, au lancement d’une Plateforme de ressources éducatives et d’apprentissage (Pratic), à l’intention des élèves du cycle préscolaire, fondamental et secondaire, confinés à la maison.
La Pratic s’inscrirait dans le cadre d’un plan d’actions de réponses, par rapport à la fermeture des écoles, provoquée par le Covid-19.
Cette plateforme d’enseignement en ligne, via les technologies de l’information et de la communication, a été développée, par le Menfp, pour accompagner les élèves, les enseignantes et enseignants, en période de crises et en situations d’urgence.
Cet outil d’appui numérique permettrait aux élèves et enseignants de garder le contact, par le biais de nombreuses ressources éducatives et pédagogiques, afin d’éviter toute rupture dans le processus d’enseignement-apprentissage, selon le Menfp.
Lors de ce lancement, le titulaire du Menfp, Pierre Josué Agénor Cadet, a, toutefois, reconnu la limite de cet outil technologique, eu égard au problème d’électricité et aux difficults d’accès Internet sur le territoire national, en Haïti.
Parallèlement, des cours devraient être diffusés à la radio et à la télévision, dans la capitale, Port-au-Prince, ainsi que dans les villes de provinces du pays.
Les médias d’État ainsi que d’autres médias privés et communautaires seraient aussi mis à contribution, dans cette démarche.
« Les élèves ne seront pas évalués, au terme des deux ou trois mois de consultation en ligne, afin de passer d’une classe à une autre. On n’est pas encore à ce stade », avait précisé le directeur de communication au Menfp, Miloody Vincent, lors de la présentation de l’architecture de la plateforme numérique pédagogique, le mercredi 8 avril 2020, rappelle un communiqué.
Il s’agit seulement, à cette phase, d’outils devant permettre la poursuite des activités d’apprentissage, afin de protéger le droit à l’éducation, malgré cette période difficile de crise sanitaire très grave, impactant les activités scolaires et autres.
Le Menfp est conscient des problèmes d’électricité, d’Internet ou d’incapacité pour des élèves, de se doter d’un ordinateur ou d’un téléphone intelligent, déclare Vincent.
« Il n’est pas question de procéder à une évaluation sommative, ni de décider du passage en classe supérieure » des élèves, a-t-il insisté.
Éviter de renforcer les abîmes entre les couches sociales
« Nous ne pouvons, en aucun cas, introduire la technologie dans le système éducatif, si c’est dans le but de renforcer les abîmes entre les couches sociales », met en garde, pour sa part, le doctorant en formation professionnelle, Rony François, interrogé par AlterRadio/AlterPresse.
Il y a des élèves, étudiantes et étudiants, enseignantes et enseignants, qui n’ont même pas accès à un ordinateur, ni aucune formation technologique. De plus, les quartiers, où ils habitent, sont privés d’électricité publique, signale Rony François.
La situation économique exclut, d’avance, certaines couches sociales dans la formation à distance, souligne le doctorant Rony François, appelant à une adaptation des besoins, liés au télé-enseignement, à la réalité en Haïti.
« Avec le Covid-19, il y a nécessité de réfléchir, aujourd’hui, pour déterminer la façon d’intégrer les technologies dans l’éducation, pour permettre aux élèves, étudiantes et étudiants, de recevoir les connaissances, tout en évitant de renforcer les barrières sociales ».
« En essayant de sauver l’année scolaire (2019-2020), nous pouvons mettre les apprenantes et apprenants en retard de 5 ans », avertit Rony François, tout en déplorant, également, l’absence d’une réflexion systématique, pour intégrer les technologies dans les formations techniques et professionnelles en Haïti.
« Nous vivons dans une société numérisée, nous ne pouvons pas passer outre les technologies ».
Le doctorant en formation professionnelle, Rony François, exhorte l’État à prendre ses responsabilités, pour effectuer une socialisation ascendante des personnes défavorisées, à travers les technologies.
« Il existe une discipline, une science qui s’appelle la techno-pédagogie, qui permet d’enseigner, d’une manière efficace, avec la technologie. Les technologies ont transformé le mode de l’enseignement, en s’alignant sur des théories pédagogiques », fait-il valoir.
Rony François appelle à des dispositions administratives et techniques, visant à mettre en valeur les techniciennes et techniciens, les informaticiennes et informaticiens, ainsi que les technopédagogues.
Une réflexion profonde, indispensable dans le contexte du nouveau coronavirus
« C’est bien d’intégrer les technologies dans la formation, vu la dynamique, dans laquelle nous sommes actuellement », considère, de son côté, Jean Judson Joseph, détenteur d’un doctorat en formation à distance et E-learning, questionné par AlterRadio/AlterPresse.
Le contexte actuel offrirait une bonne occasion d’effectuer de la formation à distance. Mais, cela suppose des réflexions de spécialistes en la matière, pour mettre un système en place, pour répondre valablement aux besoins de formation des élèves, des étudiantes et étudiants.
« La formation à distance requiert, au préalable, une réflexion pour définir ce que nous voulons faire, une formation spécifique à donner aux enseignantes et enseignants, pour qu’elles et pour qu’ils deviennent des facilitatrices et facilitateurs de formation à distance, les médiums à utiliser ainsi que les moyens nécessaires ».
« Les autorités étatiques devraient produire, d’abord, une réflexion profonde de l’intérieur, pour pouvoir intégrer les technologies dans la formation à distance, par rapport aux moyens dont nous disposons », recommande Jean Judson Joseph.
Il y a des technologies, plus au moins accessibles, en Haïti, aux jeunes, qui pourraient être utilisées dans ce type de formation, comme les appareils Android.
Il faudrait mettre les personnes dans une situation, les portant à voir la formation à distance comme une nécessité, suggère Jean Judson Joseph, dont la thèse de doctorat concerne « les enjeux, sur les plans sociologique et pédagogique, de l’intégration des technologies dans l’éducation ».
Pour intégrer les technologies dans la formation à distance, au niveau primaire, fondamental et universitaire, il convient de tenir compte du contexte sociologique de l’apprenante et de l’apprenant, de toutes les actrices et de tous les acteurs, ainsi que de la situation pédagogique (« tout le monde n’apprend pas de la même façon »), conseille Jean Judson Joseph.
Il plaide en faveur d’une innovation pédagogique, dans l’utilisation des technologies dans l’éducation, qui romprait avec la pratique d’enseignement traditionnel.
Vers une approche centrée sur l’apprenante et l’apprenant
« Le système éducatif haïtien privilégie une approche centrée sur l’enseignante et l’enseignant, alors que les nouvelles formes d’apprentissage, comme E-learning et M-Learning, sont plutôt centrées sur l’apprenante et l’apprenant », relève le professeur d’Université, Ary Régis, qui prépare sa thèse de doctorat sur les apprenantes et apprenants numériques au niveau du secondaire.
L’apprentissage en ligne serait plus exigeant que l’apprentissage présentiel (basé, dans sa totalité, sur la rencontre entre l’étudiante/l’étudiant et la formatrice/le formateur), en raison du risque élevé de distraction de l’apprenante/l’apprenant, dans ce nouveau type d’enseignement, soulève le professeur Régis.
Le fait est que l’apprenante/l’apprenant n’est pas en contact direct avec les autres actrices et autres acteurs, comme les enseignantes et enseignants.
Même s’il y a des efforts, en cours au niveau du secondaire, pour centrer le système éducatif sur l’approche par compétences, l’approche par objectifs demeure, jusqu’à présent, dominante, dit-il.
Ary Régis plaide en faveur de l’approche par compétences, qui vise à développer la capacité d’analyse, de découverte, de créativité et d’autonomie de l’apprenante et de l’apprenant.
Il serait très difficile, pour la majorité des élèves, dans le système éducatif actuel, de s’intégrer dans cette nouvelle démarche d’apprentissage en ligne, dans ce contexte de crise sanitaire, liée au Covid-19, estime le doctorant Ary Régis.
Le Ministère de l’éducation nationale et de la formation professionnelle n’a pas encore mis en place une politique d’intégration du numérique dans l’éducation, déplore Ary Régis, qui dit, toutefois, constater combien certaines écoles prennent leurs propres initiatives d’utiliser les technologies dans l’éducation. [emb pac rc 27/04/2020 11:30]