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Haïti : Plusieurs organismes nationaux et internationaux de droits humains inquiets, après l’ultimatum du ministre de la justice aux habitants de Village de Dieu

Lettre ouverte de Altenativ Popilè, American Jewish World Service, Environmental Justice Initiative for Haiti, Global Justice Clinic, NYU School of Law, Haiti Justice Alliance, Institute for Justice and, Democracy in Haiti, Quixote Center, en date du 26 avril 2020

Document soumis à AlterPresse

Le Président de la République Jovenel Moïse
Le Premier Ministre Joseph Jouthe
Le Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique Lucmane Delille
Le Directeur général par intérim de la Police Nationale d’Haiti Rameau Normil

Le 26 avril 2020,

Vos excellences le Président Jovenel Moïse, le Premier Ministre Jouthe, le Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique Delille et le Directeur général par intérim de la Police Nationale d’Haïti Rameau Normil,

Les organisations soussignées expriment leur inquiétude face à la déclaration du Ministère haïtien de la justice et de la sécurité publique du vendredi 24 avril (2020), annonçant que les forces gouvernementales mèneront une opération contre les bandits armés dans le Village de Dieu, et que tous les résidents doivent évacuer la zone dans les 72 heures. [1] Le ministre de la Justice, Lucmane Délille, a déclaré qu’au-delà de 72 heures « nous [l’État] ne serons pas responsables de ce qui pourrait leur arriver éventuellement. L’État a le monopole de la violence légitime. » En outre, il existe des preuves que Jimmy Chérizier, auteur présumé des massacres de La Saline et de Bel Air, en novembre 2018 et novembre 2019, a annoncé de façon publique qu’il s’organise avec des membres de la Police nationale haïtienne pour « nettoyer » le Village de Dieu. À la lumière d’autres massacres, perpétrés sous le prétexte de « nettoyer » les quartiers et compte tenu des nombreuses preuves contre Chérizier, les soussignés appellent, de façon urgente, le gouvernement d’Haïti d’annuler l’opération prévue et de protéger les droits humains et la sécurité physique du peuple haïtien, en particulier les populations vulnérables et particulièrement dans cette période de crise Covid-19.

Le gouvernement haïtien ne peut pas se décharger de responsabilité pour l’usage de la violence contre les civils lors d’opérations de « nettoyage » en ordonnant aux civils de quitter leurs foyers. Il y a une préoccupation extrême et compréhensible en haïti que l’opération antigang se transformera en violence aveugle, comme d’autres opérations antérieures contre les bandits armés, y compris l’opération de novembre 2017 à Grand Ravine, au cours duquel au moins 9 civils innocents ont été tués. [2] Le gouvernement d’Haïti doit protéger les droits de tous les Haïtiens et ne peut pas permettre à ses propres forces de police ou à des acteurs privés d’exercer un contrôle sur des zones à travers la force brutale. [3] Ses responsabilités ne sont pas remplies en ordonnant aux citoyens de fuir leurs propres maisons ; en effet, une telle action équivaut à ordonner une expulsion forcée illégale en vertu des normes des droits humains. [4] Il n’est pas non plus acceptable ni raisonnable de s’attendre à ce que les familles agissent ainsi, d’autant plus que de nombreux habitants du Village de Dieu vivent dans des conditions d’extrême pauvreté et n’ont peut-être nulle part où aller. De plus, les déplacements forcés et les évictions présentent un risque aigu à la santé publique dans le contexte de la pandémie de Covid-19. [5]

Le risque de violence aveugle dans l’opération antigang prévu est encore plus élevé étant donné l’implication apparente d’un chef de gang bien connu directement impliqué dans deux massacres antérieurs. Une interview video [6] circule sur les réseaux sociaux qui suggère que Jimmy Chérizier (alias « Barbecue »), ancien membre de la Police nationale d’Haïti (Pnh) et suspecté responsable des massacres à La Saline et Bel Air, collaborent avec la Pnh pour effectuer l’opération lundi. Selon l’organisation de droits humain haïtienne Rnddh, au moins 71 personnes ont été brutalement tuées lors du massacre de La Saline en novembre 2018, [7] et environ deux douzaines lors du massacre de Bel Air en novembre 2019. [8] Plusieurs rapports, y compris ceux des Nations Unies, [9] impliquent Chérizier (qui lui même nie son implication) dans les deux massacres . De hauts responsables de l’administration haïtienne ont également été impliqués dans les deux massacres. Chérizier n’est pas en garde à vue en raison de son implication présumé dans l’un ou l’autre massacre. [10] Il a été vu début avril dans le quartier de Delmas à Port-au-Prince assistant des officiers de la PNH dans la distribution de nourriture. [11] L’alliance apparente de Chérizier avec la Pnh est profondément troublante et accroît les inquiétudes quant à son rôle dans l’opération prévue.

Ce n’est pas, non seulement l’implication des acteurs non-étatiques qui inquiète ; la Pnh a elle-même utilisé la violence aveugle contre des manifestants civils. Depuis juillet 2018, près de 200 Haïtiens ont été tués lors de manifestations anti-gouvernementales. [12] En fin 2019, Amnesty International a condamné les atteintes aux droits humains commises par la PNH et a appelé le gouvernement haïtien à mettre fin à son recours illégal à la force contre les manifestants. [13] La Commission interaméricaine des droits humains et son Rapporteur spécial pour la liberté d’expression ont également condamné le gouvernement d’Haïti pour usage de violence contre les manifestants. [14]

L’opération prévue menace gravement le droit des habitants à la vie, viole leurs droits au logement, à la sécurité et à la santé, et discrimine contre les citoyens qui vivent dans une communauté pauvre, où les violations des droits sont déjà courantes. [15] L’annonce du gouvernement ne prévoit aucun logement alternatif ou effort pour garantir que ceux qui quittent leur domicile restent en sécurité pendant la pandémie de COVID-19. Le droit à la santé est une préoccupation accrue pendant la pandémie actuelle. Quelques heures avant l’annonce par le Ministère de la Justice et de la Sécurité publique que tous les résidents du Village de Dieu doivent évacuer, le panel présidentiel de scientifiques, dirigé par Dr. Patrick Dély, a averti que si les mesures gouvernementales pour freiner le Covid-19 ne sont pas observées, y compris le confinement à domicile et le port de masques, Covid-19 pourrait atteindre son point culminant en un ou deux mois, et jusqu’à 20 000 Haïtiens pourraient mourir. [16] En outre, depuis les premiers décès signalés de Covid-19 en Haïti, le Ministère de la Santé demande régulièrement aux Haïtiens de rester chez eux. [17]

L’Office de la protection du citoyen (Opc), chargé de promouvoir les droits humains en Haïti, a publié une déclaration concernant l’opération de lundi. L’Opc a noté que plusieurs milliers de familles, y compris des populations vulnérables - femmes, enfants et personnes âgées - vivent au Village de Dieu dans des « conditions inhumaines » qui se sont détériorées pendant la période de confinement du Covid-19. [18] L’Opc se demande comment les résidents pourraient évacuer en toute sécurité, sans être perçus comme coopérant avec la police, et s’exposant à des risques de violence.

Les soussignées appellent à une action urgente du gouvernement d’Haïti pour annuler l’opération prévue et pour protéger les droits humains et la sécurité physique de tous les Haïtiens, en particulier les populations vulnérables. En outre, les soussignées exigent de la Pnh de suspendre immédiatement toute collaboration avec Jimmy Chérizier et de traduire Chérizier en justice pour sa participation présumée aux massacres de La Saline et de Bel Air. [19] L’impunité et l’absence de responsabilité pour ceux qui ont commis des violations des droits humains contribuent à un climat d’insécurité.

cc : Commission interaméricaine des droits de l’homme
Rapporteur spécial des Nations Unies sur l’extrême pauvreté
Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit au logement
Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit à la santé

Signataires :

Altenativ Popilè
American Jewish World Service
Environmental Justice Initiative for Haiti
Global Justice Clinic, NYU School of Law [20]
Haiti Justice Alliance
Institute for Justice and Democracy in Haiti
Quixote Center

Également appuyé par :

Gabrielle Apollon, Esq.
Nixon Boumba
Jessica Hsu
Jake Johnston, Center for Economic and Policy Research
Sasha Kramer, SOIL
Robillard Louino
Melinda Miles, Manifest Haiti
Paul Christian Namphy


[1Voir, par exemple, La Rédaction, Haiti—Insécurité : le Rnddh et l’Opc appellent à la protection des citoyens de Village de Dieu, Juno 7, Apr. 25, 2020, https://www.juno7.ht/haiti-insecurite-rnddh-opc-protection-village-de-dieu/ ; pour video, voir “Conférence de Presse du Première Ministre sur la Sécurité,” April 24, 2020, disponible via @gaetantguevara, Twitter (Apr. 24, 2020, 6:54 PM), https://twitter.com/gaetantguevara/status/1253819604578775052...

[2Réseau national de défense des droits humains, Opération du 13 Novembre 2017 : de l’Intervention policière a l’exécution sommaire, Rapport/A2017/No09 (Nov. 27, 2017).

[3Le droit à la vie est consacré à l’article 19 de la Constitution haïtienne et protégé par l’article 6 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui a été ratifié par Haïti. Le droit à la vie interdit à la police de priver arbitrairement des individus de leur vie et oblige le gouvernement à protéger les individus contre les risques réels et immédiats pour leur vie d’acteurs non étatiques comme les membres de gangs. Voir Constitution de la République d’Haïti, art. 19 (1987), https://www.constituteproject.org/constitution/Haiti_2012.pdf ; International Covenant on Civil and Political Rights, Dec. 16, 1966, S. Treaty Doc. No. 95-20, 6 I.L.M. 368 (1967), 999 U.N.T.S. 171, at Art. 6 [ci-après ICCPR] ; U.N. Hum. Rts. Comm., General Comment No. 23 Adopted by the Human Rights Committee Under Article 40, Paragraph 4 of the International Covenant on Civil and Political Rights, U.N. Doc. CCPR/C/21/Rev. 1/Add. 5 (Apr. 6, 1994).

[4Voir U.N. Comm. on Econ., Soc. & Cultural Rights, General Comment No. 4 : The Right to Adequate Housing (Art. 11(1)), ¶ 8, U.N. Doc. E/1992/23, Annex III (1991) ; U.N. Comm. on Econ., Soc. & Cultural Rights, General Comment No. 7 : The Right to Adequate Housing (Art. 11(1)) : Forced Evictions, U.N. Doc. E/1998/22, Annex IV (May 14, 1997).

[5Le Rapporteur spécial des Nations Unies sur le droit au logement a expliqué que « le logement est devenu la défense de première ligne contre le coronavirus » et a précisé que « les expulsions ne sont pas seulement incompatibles avec la politique de « rester chez soi », mais les expulsions forcées constituent une violation des normes internationales de droits humains, y compris le droit au logement, de même que toutes les expulsions qui entraînent l’itinérance. Face à cette pandémie, l’expulsion de votre domicile est une condamnation à mort potentielle. » Voir Leilani Farha, U.N. Special Rapporteur on the Right to Adequate Housing, COVID-19 Guidance Note : Prohibition on Evictions (Apr. 22, 2020), https://www.ohchr.org/Documents/Issues/Housing/SR_housing_COVID-19_guidance_evictions.pdf.

[6Pour video, voir @gaetantguevara, Twitter (Apr. 25, 2020, 10:26 AM), https://twitter.com/gaetantguevara/status/1254054142970155009.

[7Témoignage écrit de Pierre Espérance, Directeur général du Réseau national de défense des droits humains, December 10, 2019, https://docs.house.gov/meetings/FA/FA07/20191210/110326/HMTG-116-FA07-Wstate-EspranceP-20191210.pdf.

[8Réseau National de Défense des Droits Humains, Massacre au Bel-Air : Banalisation du droit à la vie par les autorités étatiques (Dec. 17, 2019), https://web.rnddh.org/wp-content/uploads/2019/12/6-Rap-Massacre-Bel-Air-17Dec2019.pdf

[9Voir, pour exemple., Le Bureau intégré des Nations Unies en Haïti & le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Rapport sur les allégations de violations et abus des droits de l’homme lors des attaques dans le Quartier de Bel-Air, à Port-au-Prince, du 4 au 6 novembre 2019, at 4 (Feb. 2020), https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/20200217_haiti_-_rapport_bel-air_-_final_master_version.pdf ; La Mission des Nations Unies pour l’appui à la justice en Haïti & le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, Rapport sur les allégations de violations et abus des droits de l’homme du 13 et 14 novembre 2018 dans le quartier de La Saline, Port-au-Prince, at 10 (Jun. 2019), https://minujusth.unmissions.org/sites/default/files/minujusth_hcdh_rapport_la_saline_1.pdf.

[10Danica Coto, UN Report Questions Police, Highlights Violence in Haiti, Associated Press, Feb. 18, 2020, https://apnews.com/6b0fb93fda195e77760f109e57c9b976.

[11Jose Emmanuel, La police distribue des kits alimentaires à Delmas 6 sous la supervision de « Barbecue », Gazette Haiti, Apr. 2, 2020, https://www.gazettehaiti.com/node/1298.

[12Réseau National de Défense des Droits Humains, Témoignage écrit de Pierre Espérance, at 2 (Dec. 10, 2019), https://web.rnddh.org/wp-content/uploads/2020/01/T%C3%A9moignage-de-Pierre-Esp%C3%A9rance-Version-Fran%C3%A7aise-06012020.pdf.

[13Amensty Int’l, Haiti : Amnesty International Verifies Evidence of Excessive Use of Force Against Protesters (Oct. 31, 2019), https://www.amnesty.org/en/latest/news/2019/10/haiti-amnesty-verifies-evidence-excessive-force-against-protesters.

[14Note de presse, OAS IACHR, “IACHR and its Special Rapporteurship for Freedom of Expression Concerned about Violence and Increased Political Tensions in Haiti,” No. 258/19 (Oct. 11, 2019), https://www.oas.org/en/iachr/media_center/PReleases/2019/258.asp.

[15Haïti est tenu de protéger les droits de tous les individus à la vie en vertu de l’article 22 de la Constitution d’Haïti, de l’article 6 du ICCPR ; au logement en vertu de l’article 11 du ICESCR à la sécurité de la personne en vertu de l’article 9 du ICCPR et à la santé en vertu de l’article 14 du ICESCR. Voir Const. d’Haïti, art. 22 ; ICCPR, supra note 3, at Art. 6 ; International Covenant on Economic, Social and Cultural Rights, Dec. 16, 1966, 993 U.N.T.S. 3, at Arts. 9, 11, 14.

[16Ricardo Lambert, Sans des Mesures de Prévention, Haïti Pourrait Enregistrer 20 000 Morts, Prévient le Dr Patrick Dély, Le Nouvelliste, Apr. 24, 2020, https://lenouvelliste.com/article/215345/sans-des-mesures-de-prevention-haiti-pourrait-enregistrer-20-000-morts-previent-le-dr-patrick-delly.

[17Voir, pour exemple, Dimitry Jean Jacques, 3e décès du Covid-19, Radio Tropic FM Haiti, Apr. 12, 2020, http://radiotropicfmhaiti.com/3e-deces-du-covid-19%EF%BB%BF/ ; Dimitry Jean Jacques, COVID-19, premier décès en Haïti, Radio Tropic FM Haiti, Apr. 6, 2020, http://radiotropicfmhaiti.com/covid-19-premier-deces-en-haiti%EF%BB%BF/.

[18Note de presse, Office de la Protection du Citoyen d’Haïti, “L’Office de protection du citoyen préoccupé face à l’ultimatum lancé aux habitants de village de Dieu/bicentenaire en pleine période de confinement,” (Apr. 25, 2020), https://www.alterpresse.org/spip.php?article25534#.XqXeTMhKjZs.

[19Coto, supra note 8. Les autorités haïtiennes ont l’obligation, en vertu des obligations de droits humains, d’enquêter, de poursuivre et de réparer les violations du droit à la vie et autres violations graves du droit à l’intégrité physique. Voir U.N. Hum. Rts. Comm., General Comment No. 31 : The Nature of the General Legal Obligation Imposed on States Parties to the Covenant, U.N. Doc. CCPR/C/21/Rev.1/Add. 13 (Mar. 29, 2004).

[20Cette communication ne prétend pas représenter les vues institutionnelles, le cas échéant, de l’Université de New York (NYU).