Par Roromme Chantal*
Soumis à AlterPresse
En Haïti, dans l’indispensable croisade nationale contre la pandémie de Covid-19, les accusations de « charlatanisme » lancées contre de courageux épidémiologues et infectiologues du pays par des « intellectuels organiques » inféodés au pouvoir en place, la violence passionnelle de leurs réactions et, en passant, l’opprobre jeté contre toute attitude critique à l’égard des titulaires du pouvoir pour leur médiocre gestion de la crise sanitaire provoquée par le virus témoignent d’une dangereuse confusion, à la limite de l’obscurantisme et de l’anti-intellectualisme.
Ces réactions ont curieusement quelque chose en commun avec ce qu’un jeune politologue haïtien, John Miller Beauvoir, appelait récemment sur les réseaux sociaux la « servitude criminelle » du pouvoir en place en Haïti. Celui-ci n’est, pour ainsi dire, en rien, responsable de l’origine bien connue du coronavirus et de la maladie qu’il a causée, le Covid-19.
Mais dans son obsession manifeste de tout faire afin de plaire à la puissance tutélaire américaine, le gouvernement du président Jovenel Moïse a excessivement tardé avant d’annoncer finalement la suspension des vols en provenance des États-Unis ou de la République Dominicaine voisine. Si cette mesure ainsi que d’autres recommandées urgemment par les spécialistes étaient adoptées opportunément, elles auraient sans doute pu contribuer à atténuer les risques maintenant bien réels d’une contagion explosive dans les nombreuses communautés pauvres et vulnérables en Haïti.
De même, par la marchandisation de la caution de leur « scientificité », certains intellectuels du pouvoir en Haïti font peser aujourd’hui un danger encore plus funeste sur les Haïtiennes et les Haïtiens qui ne seraient pas vigilants, et en particulier celles et ceux qui sont moins lettrés et qui seraient dépourvu(e)s de capacité d’analyse devant un virus létal et d’une grande complexité.
Que des intellectuels haïtiens se sentent aujourd’hui concernés par le sort d’une majorité de leurs compatriotes qui ont été invités à observer des mesures de confinement, de distanciation sociale et d’isolement, par crainte que ces gens déjà très vulnérables et pauvres ne soient piégés chez eux dans une situation économique, à laquelle ils ne verraient pas d’issue, c’est plus que légitime.
Mais qu’en temps d’une crise inédite dans l’histoire nationale et mondiale, ces intellectuels trahissent leur devoir de vérité et s’enferment dans un soutien inconditionnel à un pouvoir jugé largement corrompu, irresponsable et sanguinaire, tel qu’il a sans conteste été donné de le constater durant ces trois dernières années, voilà qui peut paraître inacceptable et révulsant.
Durant de récentes interventions médiatiques à des heures de grande écoute, un de ces intellectuels est allé jusqu’à préconiser la contagion générale de la population par le Covid-19, au motif fallacieux qu’une fois contaminée une majorité de la population serait comme par magie immunisée contre la maladie, au lieu d’être décimée.
Nous sommes là, conviendra-t-on, non plus dans le fécond « choc des idées », comme le prétendent certains thuriféraires du pouvoir haïtien, mais dans une « virale » confusion. Depuis février, les données concernant les cas de la Chine, de la Corée du Sud et de l’Italie, ont clairement montré que le virus se propage rapidement dans des zones qui ne pratiquent pas la distanciation sociale et que de simples mesures pour séparer les gens peuvent considérablement ralentir le taux de nouvelles infections.
Grave confusion en Haïti donc, s’il en est, car il y a là également tentative d’usurpation de compétences. Ces intellectuels haïtiens à tout faire tentent en effet de jouer sur des ressorts populistes et prendre d’assaut les quelque laboratoires et centres de recherches des médecins encore présents au pays pour se substituer à leur place.
En agissant ainsi, ils ne font pas que tenter de délégitimer un point de vue scientifique (confinement, distanciation sociale, isolement) largement partagé, y compris par les spécialistes les plus respectés des épidémies dans le monde. Ils ne jouent pas non plus seulement aux apprentis sorciers.
Ces intellectuels deviennent eux-mêmes de dangereux vecteurs du virus face à une population des plus démunies au monde en raison du haut taux d’analphabétisme au pays. Leurs arguments boiteux n’apportent donc évidemment rien d’utile au débat national sur la question de l’exposition de la population haïtienne au Covid-19 et sur les moyens susceptibles de permettre à ses membres de s’en prémunir.
Ils révèlent néanmoins la stratégie suivie par le pouvoir haïtien depuis sa répression sanglante des mouvements démocratiques et des gigantesques protestations qui ont failli emporter le président Jovenel Moïse en 2019, pour cause de corruption aggravée et de violation massive de droits humains.
Une manière a consisté à acheter la mémoire des masses par ce que le politologue Jean-François Bayart a appelé dans le cas de l’Afrique la « politique du ventre », avec laquelle le pouvoir haïtien tente de corrompre également le monde des intellectuels, des médias et des artistes.
Force est d’admettre que cette approche est efficace. Elle a permis jusqu’ici au président autocrate Jovenel Moïse de survivre et a conduit les esprits libres à abaisser leurs critères de scientificité et de citoyenneté pour obéir aux exigences politiques de l’équipe au pouvoir. Aujourd’hui, ces « militants clandestins » répètent inlassablement le discours officiel dans les médias traditionnels et les réseaux sociaux.
Dans le contexte autoritaire chinois, le feu dissident Liu Xiaobo, prix Nobel de la paix en 2010, parlait de « la philosophie du porc » du pouvoir, autrement dit « la promesse d’aisance relative » qui permet à l’État d’acheter les âmes des intellectuels. Car, ainsi que l’écrivait Liu : « Les porcs s’endorment quand ils sont rassasiés. »
Liu faisait par ailleurs cette autre remarque à laquelle les élites haïtiennes devraient toutefois réfléchir : « Si après chaque catastrophe les survivants ne sont pas en mesure de penser le désastre, ce sont au mieux des corps inutiles. Et en admettant qu’ils jouissent du bonheur de l’aisance relative, ils ne jouissent que du bonheur des porcs dans la porcherie. »
Cela pourrait bien expliquer le drame haïtien, face à la propagation du Covid-19, et ses chances de se relever dans son sillage.
*Professeur de science politique à l’Université de Moncton (Canada)
Contact : chantalro@hotmail.com