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La corruption électorale en Haïti aux temps de la mondialisation (en cinq parties) 2 de 5

Autour de l’ouvrage Haïti - La drôle de guerre électorale (1987-2017) écrit par Sauveur Pierre Étienne

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse

La misère et la situation matérielle déclinante ont créé une volonté de puissance et de domination, une lutte de tous contre tous (le chen manje chen) dans laquelle la confiance en l’autre n’existe pas. Sur 17 pays enquêtés dans les Amériques, Haïti a le plus faible capital social, tel que révélé par le niveau de confiance interpersonnelle et la participation civique. L’enquête révèle que « 64.6% des gens, soit environ les deux-tiers des répondants pensent que leurs voisins ne sont pas dignes de confiance » [1]. La société étouffe sous cette absence de confiance qui génère une sorte de malédiction disqualifiant ses meilleurs enfants en les terrifiant. Ainsi, l’étonnement disparait mais son écho reproduit le manque de relais nécessaire pour prendre les initiatives et les amplifier.

Face aux vacillements de la raison devant l’horreur des élections présidentielles de 2015, Sauveur Pierre Étienne renvoie au rapport de la Commission Indépendante d’Évaluation et de Vérification Électorale (CIEVE) et à la nécessité de résoudre les « problèmes d’ordre administratif, logistique et de révision de la machine électorale dans le but de rétablir la confiance des acteurs et des électeurs dans le processus électoral ». (pp. 324-325). Avec les recommandations de la CIEVE, Haïti se donnait le feu vert pour arrêter sa propre destruction, l’absence de confiance régnant « entre les acteurs politiques, les pouvoirs de l’État, la société civile, les acteurs nationaux et internationaux » [2]

Selon le professeur Luc Smarth, le président Aristide n’avait pas confiance dans la bureaucratie étatique et «  utilisa une tactique assez efficace dans l’administration publique qui consistait à "doubler" les fonctionnaires haut placés de gens souvent sans compétence et sans moralité, dont l’unique vertu est qu’ils sont des inconditionnels de Titid. Quant aux partis politiques, le pouvoir lavalassien pratique contre eux une guerre d’usure qui peut à l’avenir lui procurer de copieux dividendes » [3]. La débâcle s’installe avec ce système de renseignements consistant à utiliser des moins compétents pour surveiller des compétents. En fait, il s’agit du système de renseignements utilisé par Dessalines au cours de son court règne (1804-1806) consistant à utiliser le colonel Germain Frères pour surveiller le général de division Alexandre Pétion à la capitale, le général de brigade Moreau Herne pour surveiller le général de division Nicolas Geffrard dans le Sud et le général de brigade François Cappoix (Capois) pour surveiller le général de division Henry Christophe dans le Nord.

L’interprétation de l’auteur aurait bénéficié de l’utilisation des travaux de Luc Smarth [4] sur le pouvoir LAVALAS et le président Jean-Bertrand Aristide qui n’a pu achever ses deux mandats de 1990 et 2000. Tout en s’inscrivant dans une problématique charismatique de plébiscite plutôt que dans la revendication électorale, ce courant a incontestablement un grand poids politique. On l’a vu clairement lors des élections du 16 décembre 1990. Mais on le voit surtout lors des élections présidentielles de l’an 2000 qui étaient gagnées d’avance dans tous les cas par le candidat du parti LAVALAS. Pourtant, des magouilles ont été orchestrées pour ce dernier, alors qu’elles n’étaient pas nécessaires. L’auteur donne les raisons de cette « guerre électorale » apparemment inutile, mais menée avec le plus grand enthousiasme. Il écrit qu’Aristide disait : « Dans l’éventualité d’une victoire de l’opposition, celle-ci le jugerait pour avoir sollicité l’intervention militaire destinée à le rétablir dans ses fonctions ». (p. 131).

L’auteur donne un sens aux épisodes des 30 dernières années de coercition dans la mondialisation. Ce n’est pas une simple chronique des événements dans un pays qui vogue à vau-l’eau sans destination précise. Un pays lock qui passe d’un enfer à l’autre dans une souffrance qui empire. Malgré psaumes et prières, Sauveur Pierre Étienne laisse au lecteur un espoir sur lequel s’appuyer. Comme au fond de la boîte de Pandore. Il ne complique pas les faits ni ne les dramatise.

Sauveur Pierre Étienne ne s’accommode pas du motto Ayiti cheri pi bel peyi pase wou nan pwen [5]. Il n’est pas de ceux qui continuent à ingurgiter les actes de cannibalisme des « bandes armées » et à les occulter sous prétexte de protéger l’image d’Haïti. De nos jours, il serait question de chefs de gangs. Sur ce point précis des « bandes armées », Dessalines a été clairvoyant. En 1804, suite à une discussion avec les Jean Zépingle, les Jean Zombi et d’autres Jean qui avaient obtenu son ordre d’allumer leurs torches pour aller brûler les beaux quartiers de Port-au-Prince, Dessalines se rétracta après discussion avec le général Bonnet qui lui avait fait voir l’absurdité d’une pareille décision [6]. La terreur a donc des repères précis comme références.

Des zéros qui veulent se reproduire à l’infini en utilisant la corruption électorale

À partir d’une charpente qui renvoie à la littérature sociopolitique sur les « catégories de la modernité politique » telles que la société civile, les institutions, l’espace public, les partis, le pluralisme politique, le politologue éclaire les retours contradictoires du fascisme duvaliériste et des luttes fratricides des démocrates entre 1987 et 2017. Ses recherches érudites permettent de mieux comprendre, avec huit chapitres en 400 pages, y compris la préface du sociologue Laënnec Hurbon qu’on ne présente pas, les contradictions et les conflits, mais aussi les tensions qui font que des zéros veulent se reproduire à l’infini en utilisant la corruption électorale comme relais, faute de se déclarer « à vie ». En réhabilitant la pensée tout court dans la politique, l’auteur peut s’attendre à être décrié ouvertement ou « anbachal » (sous le manteau) par les médiocres qui font la politique en coupant toutes les têtes qui dépassent. On peut donc s’attendre à ce que son ouvrage provoque de vives tensions ou soit ignoré, ce qui revient au même.

Tout commence avec le massacre des électeurs du 29 novembre 1987 à la ruelle Vaillant inaugurant 30 années de crises, d’appels au secours et de torrents de sang qui coulent. Des maisons rasées et incendiées. L’appétit ne manque pas pour exposer la bêtise dans cette « drôle de guerre électorale ». L’ouvrage peut être vu comme une anthologie des massacres électoraux à laquelle il ne manque qu’un index des noms communs et propres. Succombant sous les coups, on ne peut ni pleurer ni se consoler. On doit vivre sous les décombres. C’est l’anéantissement, le saccage, et des redoutables méfaits qui se perpétuent dans l’impunité et l’indifférence. L’ex-coordonnateur de l’OPL exhume des faits et les reconstitue. C’est le début d’une longue quête de démocratie, scandée de déboires de toutes sortes minutieusement recensés.

La communauté internationale soutient la médiocrité

En effet, même après le tremblement de terre du 12 janvier 2010 avec un bilan de plus 220 000 morts, 300 000 blessés, 1,5 million de sans-abris et des dégâts matériels évalués à 14 milliards de dollars (pp. 226-227), ces malheurs n’ont rien changé dans l’approche gouvernementale. Les élections de 2011 le prouvent bien avec le choix « imposé » de Joseph Michel Martelly. Selon les professeurs Jorge Heine and Jan Verlin, « c’est une alliance étonnante entre la communauté internationale et un nouveau type d’acteur politique comme le chanteur et actuel président Michel Martelly qui a permis à celui-ci d’être élu, de façon non moins frauduleuse. À la fois proche de secteurs de l’élite mulâtresse francophone et de l’émergente diaspora américaine et canadienne, Martelly combine, de façon hétéroclite, des éléments duvaliéristes avec une mise en scène entrepreneuriale de sa gestion du pouvoir » [7].

Or, après le grondement du séisme (goudou goudou), l’opinion publique réclamait des personnes connues pour leur réel talent, des individus capables d’avoir prise réelle sur une situation de délire et pouvant lui offrir des réponses concrètes à son funeste sort. Cela exigeait une personne ayant une ligne de conduite susceptible de servir d’exemple pour émuler la population, la fortifier et non un dévergondé, connu pour son discours grivois et ses vulgarités. Le désespoir sollicitait l’adoption de nouvelles aspirations pour insuffler la vitalité sur le plan matériel mais aussi et surtout sur le plan moral en créant un nouvel état d’esprit. Le développement des énergies requérait un vent de fraicheur, l’offre de nouvelles perspectives, un discours de sincérité pratiqué aux antipodes de la recherche du pouvoir pour le pouvoir.

Pour redonner foi dans les destinées d’Haïti et susciter dans la jeunesse un espoir vibrant et tenace en des jours meilleurs, il fallait une certaine stature pour concevoir et transmettre un message nouveau. Relever les ruines accumulées et faire renaitre la vie économique exigeaient une sorte d’assaut d’un nouveau genre. Pour apporter des adoucissements aux victimes dont les maisons avaient été détruites et aider les autres à reconstituer leurs documents d’identité disparus dans les décombres. Pour travailler avec les victimes du désastre dans les quartiers populaires.

Le gouvernement haïtien n’a rien fait de tout cela et s’est même lavé les mains, une fois qu’il s’est rendu compte qu’il n’avait pas de possibilités de se faire de l’argent sur le dos des victimes. En effet, selon Evens Jabouin, « quand les autorités haïtiennes avaient appris qu’il y aurait beaucoup d’argent pour la reconstruction du pays, elles se frottaient les mains. Mais après avoir appris par la suite que l’aide sera distribuée par des ONG et non par les autorités locales, elles ont tout simplement boudé l’affaire. Car ces dirigeants se foutent carrément de la population et ne pensent qu’à s’enrichir » [8].

Le vote des zombis

Le désordre électoral est étudié dans l’enquête de la CIEVE qui révèle que des morts ont voté (votes zombis). Ce que ne fait pas l’Union Européenne (UE) qui lui consacre son ode et apporte un réconfort au CEP. Selon la CIEVE, « les personnes décédées figurent encore, des années après leur mort, sur les LEP [listes électorales partielles] de leur dernière commune de résidence » [9]. Ce constat fait par la CIEVE est confirmé par son président François Benoît qui déclare : « La source même de la liste électorale partielle n’était pas à jour. L’entité chargée de ces données n’était pas à même de le faire. Des gens qui avaient disparu de la circulation par mort naturelle ou lors du dernier séisme étaient encore sur les listes électorales  [10]. »

On risque d’avoir une image faussée de ce passé proche et de l’érosion des valeurs consacrées si l’on ne revient pas à ce sombre tableau. Sauveur Pierre Étienne n’aborde pas dans le détail les difficultés morales et politiques qui ont abouti au dévoiement actuel, et c’est bien dommage. En réalité, les idéologues de la décadence n’acceptent pas de prendre leur retraite et ils contribuent tous les jours à brouiller les cartes. Ils alourdissent les pensées, taillent dans le savoir et creusent les trous du déclin. Le rapport de la CIEVE déclenche une vraie guerre, surtout devant le constat de l’ampleur des dégâts et des mesures à prendre pour y remédier. Par exemple, la CIEVE écrit : « Les nombre de votes irrétraçables, (628,000 votes, soit 40% des votes valides), est plus élevé que le nombre de votes obtenu par le candidat placé en tête de liste selon les résultats du CEP, plus élevé que le nombre total de votes obtenu par le deuxième et le troisième candidats, et plus élevé que l’écart entre le premier et le cinquième candidats » [11].

*Économiste, écrivain

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[1Pierre Martin Dominique Zéphyr, Yves-François Pierre, et al., Culture politique de la démocratie en Haïti en 2006, Vanderbilt University, 2007, p. 190.

[2Ricardo Seitenfus, L’Échec de l’aide internationale à Haïti : Dilemmes et égarements, Port-au-Prince, C3 Éditions, 2010, p. 78.

[3Luc Smarth, « Les avatars d’une révélation : éléments théoriques pour une recherche », Revue Itinéraires, numéro 1, janvier-juin 2000, Université d’État d’Haïti, Faculté des sciences humaines, Centre de Recherches historiques et sociologiques, Port-au-Prince, Haïti, septembre 2000.

[4Ibidem.

[5« Haïti chérie, il n’y a pas de plus beau pays que toi ».

[6Edmond Bonnet, Souvenirs historiques de Guy-Joseph Bonnet, Paris, Auguste Durand Librairie, 1864, p. 125-127.

[7Jorge Heine and Jan Verlin, « Modes de gouvernement en Haïti après le séisme de 2010 », Cahiers des Amériques latines, Paris, Sorbonne, numéro 75, 2014, p. 18.

[8Evens Jabouin, « Haïti, en situation post-séisme : quelques effets de la catastrophe du 12 janvier 2010 sur la population locale », Études caribéennes, numéro 17, décembre 2010.

[9Rapport de la Commission Indépendante d’Évaluation et de Vérification Électorale — Élections de 2015, Port-au-Prince, 29 Mai 2016, page 31.

[10Robenson Geffrard, « 9 octobre 2016 et 8 janvier 2017 : premier et second tour de la présidentielle », Le Nouvelliste, 6 juin 2016.

[11Rapport de la Commission Indépendante d’Évaluation et de Vérification Électorale — Élections de 2015, op. cit., p. 16-17.