Par James Darbouze
Soumis à AlterPresse le 11 décembre 2019
Une fois de plus l’opposition haïtienne tombe dans le panneau. Elle persévère dans la voie inefficace des actions ponctuelles. Elle opte pour de petits pansements au lieu d’envisager comment employer le bistouri pour l’ablation indispensable ».
Franck Laraque, Déraciner le Duvaliérisme et Construire Haïti, 1983.
Il est dans la vie des institutions étatiques, tout comme des individus, de ces moments rares mais particulièrement intenses qui nous happent, nous extirpent de notre état habituel, en nous infligeant blessures profondes ou traumatismes durables. De ces moments rares, Matthieu Gilot dans sons article « Brûlures éternelles du Sensible [1] » écrit ‘‘Sous des dehors anodins, les choses peuvent s’imposer par une brusque survenue. Elles s’emparent alors de nous en un rapt muet. L’éclat de leur manifestation nous éblouit, leur emprise absolue nous frappe de stupeur. Pour un instant, nous sommes transportés, portés hors de notre lieu, de notre hic et nunc’’
Tous les signes montrent que, du point de vue de son histoire institutionnelle entamée avec la prononciation de l’accouchement du nouvel Etat en 1804, Haïti – la patrie de Dessalines et de Catherine Flon – est en train de vivre un de ces moments rares. Et cela est devenu une véritable source quotidienne d’inquiétude et de questionnement pour tous ceux et toutes celles intéressé-e-s activement à la vie concrète [2] du pays. Serait-ce d’ailleurs cela qui explique le bégaiement événementiel auquel nous assistons. Les temps sont difficiles, les mouvements désaccordés, en raison d’un impératif de transformation sociale !
Cela fait, en effet, plus d’une année que le pays est en proie à une crise sans précédent de mémoire d’hommes. Un régime décrié, sans légitimité aucune, impose des conditions de vie exécrables, de plus en plus dures à l’ensemble de la population. Et depuis plusieurs semaines, le pays n’est plus administré ni géré sinon que par les forces obscures de la mort (Thanatos). En fait, M. Jovenel Moise souhaiterait rééditer les méthodes de Duvalier. Il tente d’user « des mêmes tactiques selon la corde usée du duvaliérisme répressif et coquin [3] ». S’appuyant sur le tuteur international, il veut mettre le pays au pas par la frayeur. Comme au temps maudit de la dictature, les partisans du statu quo, réfractaires au changement, ont appelé la mort violente à la rescousse d’un pouvoir impopulaire. Et la population, dans ses principales composantes, subit le régime de terreur imposé par les gangs, bras armé de l’actuel bloc au pouvoir.
Pourtant, malgré la terreur, le spectre du changement ne finit pas de hanter. Il dit qu’un temps déraisonnable a pris fin et un autre aspire à commencer. Et se profilent à l’horizon des revendications claires comme l’eau de roche : il faut changer ce système inique, injuste et corrompu. Il faut mettre fin à ce régime d’apartheid génératif de misère, de privation, de pauvreté, d’exploitation et d’indignité pour le plus grand nombre. En adéquation au projet des ancêtres qui ont bataillé pour forger cette authentique patrie [4], il faut bâtir une société de liberté et de bien-être pour tout le monde. L’ancien monde semble arriver à son terme. Tout au moins dans la tête des gens !
Pour rappel, une fois les Français expulsés du pays après l’indépendance (1804), la domination par les colons a été remplacée par une colonisation interne dirigée par les élites Créoles, reprenant à leur avantage la domination préalablement instituée. D’où l’idée de « colonialisme interne » au sein même du pays [5]. L’expression traduit notamment le fait que 1 % des propriétaires terriens possédaient 65 % des terres en Haïti après l’accession du pays à l’indépendance en 1806. Alors qu’environ 80 % de la population était paysanne. La majorité des terres appartenait aux oligarques, créant une majorité de paysans sans terre.
L’État qui émerge après l’assassinat de Dessalines en 1806, l’Etat de Pétion-Boyer (les deux sont au pouvoir de 1806 à 1843), est mis en place pour défendre uniquement les intérêts de la nouvelle oligarchie. La situation de l’instruction publique dans le pays pendant tout le 19ème siècle tient lieu d’exemple éloquent à ce propos [6]. Sauf quelques exceptions notables, les différentes branches de l’oligarchie n’ont jamais favorisé les conditions matérielles d’existence des masses. L’État oligarchique ne prend en compte jamais aucun intérêt de cette dernière. Quand il impose des lois, celles-ci ne satisfont que les intérêts propres des classes dirigeantes. L’exemple du code rural de Boyer (1826) peut en témoigner. Il demeure entendu que la population refuse de vivre dans les conditions auxquelles les classes dirigeantes l’ont historiquement assignée.
Aujourd’hui, il existe un écart énorme entre le vécu et les aspirations de la population haïtienne. Une enquête révélerait, tant du point de vue de la perception que de celui de la réalité, les dimensions exactes du fossé à combler. Depuis 2010, le pays a reculé de 14 points dans l’indice mondial de la faim (IFM). Sur 117 pays, Haïti est classée 111ème avec un score de 34.7. Conséquence de la gestion calamiteuse des bouffons placés au pouvoir par la seule manœuvre de l’international : la population haïtienne est globalement sous-alimentée en 2019. La majorité de la population vit dans la pauvreté, sous le seuil de pauvreté absolue. Par la faute des milieux interlopes qui ont assauté l’appareil d’Etat – de concert avec les puissances impérialistes – le pays est dans le rouge. Un des rares domaines dans lequel il brille est celui du ridicule (avec un inculpé usurpateur qui n’aurait jamais dû se trouver là où il se trouve) et du reniement des principes de base du triomphe du bien commun, de la planification et de la bonne gestion participative. Une telle situation ne saurait laisser indifférent les enfants du pays (dans le sens de Richard Wright).
Un autre domaine dans lequel il brille est celui de la violence répressive. Entendons par là les violences – coercition, répression, terrorisme d’Etat – exercées contre les mouvements populaires de protestation soit directement par les forces officielles de police soit de concert avec les bandes armées à la solde du pouvoir. Celles-ci visent à maintenir le système (violences conservatrices en faveur du statu quo) et empêcher le surgissement du changement. En effet, on peut faire le constat d’une remontée de la violence terroriste de l’Etat, avec pour principale cible les citoyens-citoyennes des milieux populaires. Cette violence ne peut nullement être expliquée par la dégradation accélérée de la qualité de vie durant ces dernières années. A contrario, le paradoxe vient de cela que ses principaux instigateurs sont – injustement – ceux-là qui, alliés, partisans ou garants du statu quo refusent de rendre des comptes. Ce, pendant que 4.2 milliards de dollars ont été dilapidés, détournés et volés entre 2008 et 2018.
De manière spécifique, cette violence prend la forme d’assauts répétés de groupes de bandits – bénéficiant de la couverture de l’Etat – contre diverses catégories de la population notamment les habitantes-habitants des quartiers populaires, les plus vulnérables. Avec plus d’une centaine de cadavres, le rouleau a déjà frappé une demi-douzaine de quartiers populaires dans la région Métropolitaine : La Saline, Tokyo, Martissant, Carrefour-feuille, Bel Air, Mariani. Comme on le voit sur l’illustration qui précède, et cela a été démontré en maintes occasions à la faveur de rapports d’organismes de droits humains, des relations de fonctionnement harmonieux existent entre la Police d’Haïti et les bandes paramilitaires armées par le pouvoir Tèt Kale. Cette harmonie est facilitée par le fait que la Police d’Haïti, formée « aux droits de la personne » par les puissances impérialistes notamment le Canada et/ou les fonds canadiens, est préparée dans la logique néocoloniale pour tuer – ou cautionner les tueries de – certaines catégories de populations considérées comme dépourvues de droits – ou disposant de droits marginaux. Cette police sied tout à fait à la logique d’apartheid qui prédomine dans la société.
Ultime rappel : la situation que la population haïtienne vit actuellement, loin d’être une anomalie, constitue un cas classique dans l’histoire du pays. De pseudo-dirigeants, terrorisant et persécutant la population, obtiennent le support et l’appui des pays étrangers pour asseoir leur « autorité despotique » en échange d’avantages économiques et commerciaux ruineux pour l’économie haïtienne et la population. La France, l’Espagne, le Canada et les Etats-Unis ont toujours aidé à consolider la dictature alors que la paupérisation se poursuit [7].
Il s’évidente, de plus en plus, pour tous et toutes que M. Jovenel Moïse ne pourra jamais diriger ce pays qui a pris son indépendance à la suite de dures luttes. Cela lui aussi le sait. Les années « bandit légal » [2011-2019] ont ouvert la voie à un abîme béant qui estompe lois et logiques de l’esprit, et instauré un qui-vive malsain apte à la généralisation des pratiques opaques de clientélisme, de corruption, de vols et de gabegie administrative. Parce qu’il est opposé à toute reddition de comptes, M. Moïse et les membres de son gang savent qu’ils font partie du problème, pas de la solution. Désormais en alerte, ils guettent, redoutent, attendent dans l’ombre, subodorent la moindre occasion, la présence d’un être, d’un objet, ou plutôt du moindre événement capable de perturber et de créer la panique dans le pays. Et dans le cadre de cette logique, l’armement des gangs et leur prolifération sur l’ensemble du territoire jouent un rôle fondamental.
A ce propos, il convient de souligner que, pour ce qui relève de l’aspect conjoncturel, on est en face d’un mode de gouvernement inédit dans la perspective de l’Etat moderne. Un régime qui, pour garder le pouvoir, consent à partager le monopole de la violence légitime avec des groupes de bandits armés. Ce faisant, cet Etat décline ses fonctions régaliennes pour mieux effrayer les citoyens-citoyennes. Une balle pour chacun, chacune, et la frayeur tient désormais lieu de politique.
La multiplication des actes de violence participe de cette stratégie de mise au rancart de tous ceux/toutes celles qui ont osé et oseront encore « défier » la logique mafia. Les images affreuses circulant sur les réseaux sociaux, les exécutions sommaires réalisées par les unités de la Police nationale d’Haïti (PNH) associées aux groupes de bandits proches du pouvoir doivent faire régner l’effroi collectif. Et que l’on ne se méprenne pas, tant que des actions claires ne seront pas posées en direction de ceux-là, instigateurs et auteurs directs de ces actes, ceux-ci vont prendre des proportions de plus en plus importantes. Car c’est le seul levier dont dispose l’actuelle équipe au pouvoir pour empêcher qu’aucun débat n’ait lieu sur les problèmes de fond. Pourtant les débats auront lieu. On n’arrête pas le changement.
Toutes les manœuvres récentes et actuelles ne visent au fond qu’à créer une situation de terreur et de tension dans le pays afin de : 1) détourner l’attention des vrais problèmes de gestion, de détournement de fonds publics notamment du Petro Caribe ; 2) rendre l’espace haïtien inapte à tout débat de fond sur les conditions actuelles de la population souffrante et le destin de la société ; 3) miner l’espace afin de le rendre chaotiquement ingérable pour l’avenir ;
En tentant de contrôler la société haïtienne par la mise en marche d’une poignée d’individus armés (les gangs), M. Jovenel Moïse montre à tout le monde qu’il se préoccupe peu de l’intérêt général et qu’il ne respecte peu ou prou les règles démocratiques minimales de fonctionnement d’un pays. Il se comporte comme un individu sans devoirs qui se croit tout permis et dont le fonctionnement normal devient tout bonnement incompatible avec les principes de base d’un État de droit. Il faut savoir garder raison, il ne saurait y avoir d’accord – même tacite – entre ceux qui défendent le pays dans son état de délabrement actuel et ceux qui aspirent au changement profond de cette authentique patrie. Pour les premiers dont fait partie l’actuelle équipe au pouvoir, la communauté politique n’existe pas en Haïti. Il n’y a pas de citoyens ni de citoyennes avec des droits fondamentaux inaliénables à protéger. Il n’y a que des sujets à soumettre, à mater et à dominer.
Aujourd’hui, la question se pose de savoir comment transformer en richesses, au service du bien commun, les énormes potentialités dont jouit le pays. Cela n’a jamais été la préoccupation des oligarchies dont l’unique souci a toujours été le contrôle ad vitam aeternam du pays pour leur profit exclusif, quitte pour cela, à le réduire en cendres. Encore moins la préoccupation des courtiers internationaux et agents étatiques des oligarchies. Le pays n’est pas mort et il ne mourra pas. Nous, le peuple, nous avons l’habitude des frayages. Notre vitalité va se manifester de différentes manières et prendra des contours encore impensés. Et Jovenel Moise devra tôt ou tard rendre des comptes. A moins qu’il soit Eternel et qu’il aspire à occuper éternellement le pouvoir. Autrement, il ne sera pas toujours au-dessus des lois et il n’est déjà pas au dessus de tout soupçon. Initialement empêtré dans divers scandales financiers de corruption notamment la dilapidation des fonds Petro Caribe et le blanchiment d’argent sale, maintenant il porte la charge de nombreux crimes de sang. Autant dire que le débat actuel ne saurait se poser en termes d’amnistie... Les criminels devront payer !
* Enseignant-chercheur en philosophie, sociologie et planification territoriale ; responsable de rubrique au journal Haïti-Monde ; animateur du Groupe d’Études et de Recherches en Philosophie : Théories et pratiques. Il a également milité au sein du Syndicat des Travailleurs Enseignants Universitaires Haïtiens (STAIA en créole).
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[1] Guillot M., Brûlures éternelles du Sensible, Études 2002/10, Tome 397, p. 361-372.
[2] Le pays concret en ce sens s’oppose à l’abstrait. Il renvoie à l’expérience vécue au quotidien, la vie réelle d’êtres et d’objets réels évoluant expérimentalement dans l’espace réel qu’est Haïti. L’abstrait, c’est ce que l’on lit dans les gros livres (comme dans la lodyans Ti Sentaniz de Maurice Sixtot).
[3] Franck Laraque, Défi à la pauvreté, CIDIHCA, 1987, p. 118.
[4] Selon une expression du professeur Leslie François Manigat, Haïti est une authentique patrie.
[5] « Le pays semble sortir d’un colonialisme externe pour entrer dans un colonialisme interne, en maintenant l’orientation générale de la colonie d’exploitation » Casimir (2004 : 181).
[6] Cf. Edner Brutus, L’instruction Publique en Haïti (1492-1945), Presses Nationales d’Haïti, 2003. Egalement Luc Joseph Pierre, Haïti : Les origines du chaos, Editions H. Deschamps, Port-au-Prince, 1997 ainsi que Louis Auguste Joint, « L’Ecole dans la construction de l’Etat » dans Genèse de l’Etat Haïtien (1804-1859), Michel Hector et Laennec Hurbon, Editions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 2009.
[7] Leslie F. Manigat, Statu quo en Haïti ? D’un Duvalier à l’autre : l’itinéraire d’un fascisme de sous-développement, Paris, Juin 1971, 32 pp.