Par
Guy-Robert Saint-Cyr
Soumis à AlterPresse le 25 avril 2005 [1]
"La cité doit être un endroit où les hommes mènent une vie commune pour une noble fin"
Aristote
Situé en plein cœur de la capitale, le marché Hyppolite, communément appelé marché en fer, microcosme des sociétés de la capitale et de leurs modes d’appropriation des espaces, illustre bien le désordre urbain apparent de cette ville et constitue un révélateur de la crise que traversent cette dernière et l’ensemble du pays. Faiblesse de l’Etat ou de la municipalité, informalité de l’ensemble de l’économie et absence de politiques urbaines se lisent dans sa structure et son ordonnancement. Le caractère régressif des mutations structurelles et sociales de la capitale haïtienne incitent à se demander si le terme de "crise urbaine" n’est pas, ici, sémantiquement trop faible et s’il ne faudrait pas lui préférer celui de "chaos urbain" tant les problèmes à surmonter sont complexes et multiples.
L’absence de tradition de gestion et de planification urbaines constitue un incontournable frein au développement contrôlé de la capitale. Elle permet toutefois à une minorité de gens de réaliser d’importants profits, en marge de la légalité, et à la majorité de la population d’organiser sa survie. En 2004, Port-au-Prince n’a toujours ni cadastre, ni plan directeur du sol, ni plan directeur qui ait une valeur légale. Comme toutes les municipalités du pays dont l’autonomie est très faible, la ville dépend du ministère de l’Intérieur. L’absence de cadastre empêche la mairie de collecter l’impôt foncier et l’Etat de recenser ses biens. Et, faute de ressources financières et humaines, la planification, qui échappe à la communauté urbaine de la capitale est assurée par un service du ministère des Travaux publics. Une telle faiblesse institutionnelle explique la nécessité de recourir aux services de consultants étrangers financés par des organisations internationales. Quel scandale !
Le Programme des Nations Unies pour le développement a, dans ce contexte, successivement participé à l’élaboration du Plan de développement de Port-au-Prince et sa zone métropolitaine (1975/1977) et du Plan directeur d’urbanisme de Port-au-Prince, phase I (1988). Ces deux rapports de 11 volumes et de plus de 1200 pages, pourtant réalisés dans des contextes politiques théoriquement différents, ne présentent pas de rupture notable quant à la conception globale où à l’approche de l’espace urbain. Base de travail minutieuse, le plan de 1988, aborde avec lucidité les véritables blocages politiques, institutionnels et fiscaux qui entravent toute action de planification de la capitale. Aujourd’hui, en 2004, ce plan de 1988 est remisé dans les tiroirs et aucune opération concrète n’a été entreprise par les nouveaux dirigeants de la transition pour le réactiver.
La quasi-totalité des axes structurants, quelle que soit leur localisation, se heurte à des problèmes de congestion et de détérioration matérielle. La route de Carrefour, par exemple, axe structurant desservant quatre départements, est particulièrement dégradée ; au débouché des quartiers populaires récents qui colonisent le morne de l’Hôpital, cette voie majeure est régulièrement coupée en de nombreux points par des coulées de boue, de pierres et de détritus qu’il faut dégager au bulldozer après les moindres averses.
De la responsabilité citoyenne
L’on pourrait s’interroger à la manière de Lénine en se demandant que faire devant un tel imbroglio. D’abord on ne doit surtout pas se demander ce que l’Etat peut faire pour nous, mais plutôt ce que nous pouvons faire ensemble pour changer l’image de Port-au-Prince. On doit impérativement prendre nos responsabilités citoyennes. Car on n’est pas sans savoir, pour parler comme André Corten, que l’Etat haïtien est un Etat faible. On ne peut se permettre le luxe, en 2004, d’attendre tout de l’Etat ou de l’international. Après la bataille héroïque pour décapiter la dictature d’Aristide du pouvoir, il nous incombe à présent de mener la bataille du développement. Soyons des patriotes du développement. La Chambre de Commerce et d’Industrie d’Haïti (CCIH) pourrait, par exemple, inciter ses membres à se réunir en divers comités de gestion afin de faire face aux divers problèmes du centre-ville. La plupart des locaux des magasins de ce centre-ville sont dans un état de délabrement avancé. Les comités de gestion pourraient lancer une campagne de rénovation générale des espaces physiques de ces magasins. Ce n’est vraiment pas normal que les principaux intéressés, c’est-à -dire les commerçants et les consommateurs continuent à fonctionner dans des états proches de l’animalité. Il faut humaniser le centre-ville en ramassant régulièrement les ordures. C’est suite à ces initiatives privées que les pouvoirs publics (gouvernement et mairie) se retrouveront dans l’obligation de prendre leurs responsabilités.
Les institutions supérieures de formation doivent également jouer leur partition en introduisant dans leurs programmes des cours de gestion municipale ou de gestion urbaine, car le pays a une carence sérieuse d’experts dans ce domaine. S’agissant des problèmes complexes, il faut faire appel aux compétences pour les résoudre. Les solutions faciles, fantaisistes et improvisées sont à écarter absolument. La réalité et les circonstances exigent des solutions impopulaires. N’ayons pas peur de les prendre, il y va de la survie de la capitale. Cette attitude qui consiste à rester les bras croisés devant le triste spectacle de Port-au-Prince est révoltante. Le seul parc vert de la capitale, le Champs-de-Mars, est pris d’assaut par les revendeurs de tout acabit.
Ce texte se veut un plaidoyer auprès des élites pensantes et dirigeantes du pays afin de sauver ce qui peut encore être sauvé de la capitale. Sauvons Port-au-Prince. Je vous en prie.
Contact : saintcyr24@yahoo.fr
[1] Ce texte a été précédemment publié dans le quotidien Le Matin (Port-au-Prince) du vendredi 16 juillet 2004.