Débat
Par Guy Marcel Craan*
Soumis à AlterPresse le 14 septembre 2019
Sans repère fiable, l’exacerbation de la crise séculaire que nous vivons pourrait nous plonger dans la déprime. Le mécontentement général de la population que l’opposition n’arrive pas à capitaliser, l’incapacité des opérateurs du système à produire le moindre résultat probant, le cynisme des soi-disant États Amis d’Haïti. Ce cocktail mortifère peut vous désorienter ou vous pousser vers des raccourcis dangereux comme aller hurler avec les loups ou laisser le champ libre aux néo-esclavagistes, aux néo-colonialistes ou à leurs versions actualisées « deux-point-zéro ».
La machine idéologique de ce système inique, mobilise une horde de propagandistes qui relaient les messages d’aliénation et de résignation indispensables à sa survie (évangéliste, éditorialiste, mikroman, exégètes, animateurs de talk-show etc.). Ceux qui sont exposés à ce matraquage peuvent facilement sombrer dans le désespoir, abandonner la lutte initiée par les esclaves, les marrons et les paysans qui jusqu’à aujourd’hui n’a pas abouti à la société de liberté et d’égalité dont ils rêvaient.
Lire ou relire « les racines historiques de l’état duvalierien » peut vous être salutaire. Maurice Sixto aurait dit « pour l’hygiène mentale ». Michel Rolph Trouillot nous offre une grille d’analyse pour comprendre le passé, le présent et même le futur. Oui ! Le futur, quand il écrivait en 1986 que la chute de Duvalier était notre jour de chance, 30 ans après ses hypothèses ont été vérifiées et nous n’avions pas saisi cette chance.
A tort, les duvalieristes n’ont pas eu le courage de lire cet essai, craignant de se voir vilain dans ce miroir. Ceux qui combattaient Duvalier en lisant entre les lignes ont cru déceler leur profil. De plus, en convoquant Gramsci dans le cadre conceptuel, les petits bourgeois ont vu rouge. Alors on comprend pourquoi ce livre n’a pas été un best-seller en librairie. Les partis politiques ne l’ont pas utilisé comme bréviaire pour former les militants. Malgré l’agitation de la jeunesse universitaire dans les années 1986-1994, il n’y a pas eu de débat sur cet essai. Notre forte tradition de l’oralité n’a pas colporté les hypothèses soutenues par Michel-Rolph Trouillot.
Le problème, pour employer un jargon adoré par les dictateurs et leurs suppôts, Michel-Rolph Trouillot est un subversif, il a livré les codes pour décrypter les régimes politiques haïtiens. En plus du squelette des politiques (s’ils en ont, évidemment), il permet de visualiser leurs viscères et même ce qu’ils contiennent.
Parmi les codes livrés par Trouillot, il y a cette mise en garde face à « la tendance de nos historiens à grossir démesurément le rôle de la politique dans la marche de la Nation. Ils marquent les étapes de notre évolution de peuple avec des changements de régime, au point de masquer les continuités plus profondes ». Ce constat dérange nos politiciens, il permet au lecteur de voir qu’un régime ou un leader peut-être plus brutal qu’un autre mais le système de production de pauvreté et d’inégalité demeure. Trouillot poursuit en identifiant les acteurs du système, les enjeux, leurs stratégies, leurs modes opératoires, tout est scruté.
En ce qui a trait aux acteurs, il attire notre attention sur la question de doublure qui de nos jours est plus que jamais d’actualité. La doublure est doublée, dit-il. Ainsi, il ne faut pas voir Sam, Ariane, Benjamin, Gamal, Leonidas ou Sedye mais plutôt, de quels pays amis, ils importent leurs marchandises. (il ne faut pas oublier que la criminalité transnationale est aussi une puissance sans pavillon). Certes, ils ne pourront plus faire appel à leurs donneurs d’ordre pour faire entrer leurs bateaux de guerre dans la rade de Port-au-Prince. Les temps ont changé les moyens de dissuasion sont plus subtiles : les droits de l’homme, l’accès aux emprunts, l’embargo, les tarifs douaniers et en dernier lieu article de 7 de la charte de Nations Unies. Dans le jeu des acteurs, il y a aussi la posture nationaliste. Les discours qui ne sont que des appels du pied ou de simples cris de ralliement des partisans.
Les stratégies sont aussi révélées : L’État contre la Nation, Plantation/Jardin, Production nationale/Importation, Impôt indirect versus impôt direct, tous ces antagonismes bien illustrés avec les faits historiques pertinents.
« Les choses n’ont pas beaucoup changé depuis à titre d’illustration, il nous signale « en 1972, L’État haïtien tirait 8% de ses revenus (soit 22 millions de gourdes par an) des taxes indirectes sur la farine et le sucre et 9,6% des impôts caféiers (soit 26,7 millions de gourdes). A la même époque, pourtant, l’État tirait seulement 15,6 millions de gourdes de toutes les compagnies industrielles, commerciales et agricoles opérant dans le pays (5,6%) ».
Que dire aujourd’hui des franchises et de la tendance à multiplier les zones franches.
Au moment où le vocable « système » devient populaire, ça fait du bien de revisiter les « ressorts du système » le militarisme, le régionalisme, l’armée contre le peuple, la centralisation fiscale et marchande comme legs des américains.
Il a questionné la couleur du pouvoir en Haïti. Observer comment la survivance des mulâtres en Haïti a échappé aux lois biologiques de la survie des espèces. Race Kabrit mise à part, l’endogamie, l’émigration levantine leur ont été un adjuvant.
Il y a aussi des formules pouvant être utiles au Chef PHTK quant à la redistribution des surplus captés sur les plus pauvres. Il y a du grain à moudre pour Jovenel Moise dans ce passage :
« Duvalier se démarque de Magloire, et de tous ceux qui l’ont précédé, par la manière dont ce surplus de plus en plus important, est redistribué.
On notera les trois points clés de la nouvelle formule :
La redistribution touchait directement un plus grand nombre de parasites ;
Les gains individuels étaient pourtant moindres ;
En conséquence, le pouvoir pouvait s’acheter un plus grand nombre de solidarités et à moindre frais ».
Jovenel Moise peut se demander est-ce qu’il n’a pas remboursé trop tôt capital et intérêts aux usuriers qui ont sponsorisé sa prise de pouvoir. Il a peut-être retenu l’autre partie de ce passage.
« Bien sûr, quand les fonds de l’État ne suffisaient pas l’allégeance elle-même donnait au valet le droit de tirer son surplus comme bon lui semblait ».
Vous comprendrez que la corruption de haut en bas dans les services publics, les « baz » transformés en association de malfaiteurs, tout ceci n’est pas contingent mais l’effet d’une politique implicite du régime.
Je ne vous réfère pas à l’œuvre Michel-Rolph Trouillot comme un livre sacré. Il s’agit d’une production scientifique dont les hypothèses méritent d’être falsifiées pour tester leur robustesse. Quoi qu’il en soit, c’est une lanterne qui peut éclairer votre cheminement dans la compréhension du présent et vérifier si les politiques qu’on vous propose pour le futur sont porteuses de ruptures.
En passant, Roro, la paysannerie est à l’agonie, celle que tu considérais comme fer de lance et espérance d’un véritable changement du système. Que peut-elle face à l’agression permanente des évangélistes, des ONG et des thuriféraires du pouvoir ? Sa religion, son environnement, ses habitudes alimentaires, ses moyens de subsistance sont mis en danger quotidiennement. Les agents qui l’ont combattue avec un « zèle imbécile » sont sur le point de crier victoire. Même ses valeurs sont presque désuètes. On n’y croit plus que « Vwazinaj se fanmi », puisque celle-ci est demeurée vodouisante et celle-là est dite chrétienne, au premier épisode de diarrhée de son enfant, elle n’hésitera pas à égorger la vodouisante comme loup-garou. Avec la famine qui devient de plus en plus chronique, on ne peut plus dire « manje kwit pa gen mèt ». Si pour le bonheur de Haïti, vous eussiez rappelé à la vie « pa bliye manchèt ou dèyè ».
* Médecin