Par Gotson Pierre
Interview avec Arnold Antonin, auteur du film-documentaire « Anthony Phelps à la frontière du texte »
P-au-P., 11 sept. 2019 [AlterPresse] --- « Il écrit son poème comme un artiste » : c’est Anthony Phelps, 91 ans, immense poète haïtien, auteur du célèbre texte intitulé « Mon pays que voici ». Il est l’objet d’un très beau film, réalisé par le cinéaste Arnold Antonin et présenté en grande première cette semaine à Port-au-Prince.
Le film-documentaire « Anthony Phelps à la frontière du texte » se conçoit comme une espèce d’anthologie de morceaux choisis de l’écrivain. Elle s’intercale dans une sorte de fondu avec des images d’Haïti, des images de Phelps lui-même déambulant soit à Montréal au Canada, soit en Haïti, ses deux terres.
Tout au cours de ses 80 minutes, le film distille les opinions de divers intervenants, triés sur le volet, sur différents aspects de la vie de Phelps, ce qui permet de le découvrir au fur et à mesure, dans ses espaces de vie et à travers son oeuvre.
Les images sont traitées avec maestria et une grande passion, par un cinéaste habitué à ce genre d’exercice, et qui s’est donné comme objectif, depuis de nombreuses années, d’alimenter la mémoire par un travail constant sur les espaces, les moments et les êtres qui peuplent notre univers.
Restituer Anthony Phelps aux Haïtiens
« Le film est en gestation depuis très longtemps, confie Arnold Antonin à AlterPresse. Il voulait, dit-il, « restituer le grand poète qu’est Anthony Phelps aux Haïtiens, montrer son importance et sa qualité, le situer dans la problématique haïtienne et celle de la petite bourgeoisie artistique, littéraire, intellectuelle et politique ».
Anthony Phelps est l’un des fondateurs du mouvement Haïti-Littéraire, avec les poètes Davertige, Serge Legagneur, Roland Morisseau, René Philoctète et Auguste Thénor. Contraint à l’exil après avoir été emprisonné sous la dictature de François Duvalier, il s’établit en 1964 à Montréal, au Canada, qui devient sa deuxième patrie.
A coté de l’écrivain, il y a en Anthony Phelps « une dimension citoyenne qu’il n’a jamais reniée et dont il n’a jamais pu se libérer », relève le cinéaste.
« Il a été un résistant, de même que tout ceux qui se trouvaient autour de lui. Certains l’ont payé de leur vie. Auguste Ténor, meurt en prison à Fort Dimanche, Raymond Jean François est abattu dans la rue au Cap Haïtien (Nord). Phelps a résisté par la littérature ».
Par delà Haïti et le Canada, Phelps a aussi « une autre grande dimension latino-américaine que l’on connait moins », selon Antonin, qui mentionne ses relations avec les grands écrivains latino-américains.
Le cinéaste ne peut s’empêcher de faire le lien entre “Mon pays que voici”, publié en 1966 à Montréal et « Le chant général » du grand poète chilien Pablo Neruda, qui sort en 1950 au Mexique.
Poète professionnel et diseur de talent
Le but ultime d’Anthony Phelps demeure, pourtant, la production d’une « excellente poésie », comme il le précise dans le film.
« Un poète professionnel, à plein temps », renchérit Arnold Antonin. D’ailleurs, pour lui, Anthony Phelps est poussé à ses limites, à « la frontière du texte ». Il parvient à produire une sorte de « poésie pure », pour « le plaisir d’entendre et de combiner les mots avec un rythme particulier ».
Il est aussi « un diseur de talent » qui s’est bonifié avec les années, ajoute l’auteur du film. « L’orateur, dans ‘Mon pays que voici’, a adopté, au fur et à mesure, un style extrêmement dépouillé, pour dire ses textes. Plus naturel, plus émouvant. Parce que peut-être moins politique ».
Arnold Antonin fait intervenir dans son film une belle palette de ressources : écrivains, critiques littéraires, témoins et amis. On y voit, entre autres, les écrivains Suzy Castor (grande amie de Phelps), Emelie Prophète, Yanick Lahens et Louis Philippe Dalembert, qui aident à décortiquer les thèmes favoris de Phelps : femme, enfance, terre natale, exil, bonheur, mémoire…
Joseph Ferdinand, critique littéraire, professeur de littérature dans une université américaine, occupe une place centrale dans le documentaire. Il a produit un « livre magnifique » sur l’auteur de « Mon pays que voici » : « Écriture de l’exil : lecture d’Anthony Phelps », paru en 2011 à Port-au-Prince.
« Il a beaucoup contribué à restituer Phelps dans toutes ses dimensions et toute l’épaisseur de son travail », se réjouit Arnold Antonin.
Un homme du monde
Le tournage du film a donné l’occasion à Anthony Phelps de revenir sur les lieux de sa jeunesse : Rue Bellevue, Saint-louis de Gonzague, Petit Séminaire Collège Saint-Martial, Sainte-Rose de Lima, la cathédrale, Fort-Dimanche, Cité de l’Éternel à Port-au-Prince et le barrage de Péligre à l’est de la capitale.
Repères disparus. Distance. Émotion. En Haïti, « Phelps est en exil », constate le cinéaste. Il est « perdu ». Le pays s’est tellement dégradé, détricoté, pas seulement physiquement, mais aussi du point de vue des valeurs, justifie le cinéaste.
Cinquante cinq ans se sont quand-même écoulés depuis le départ forcé d’Anthony Phelps pour l’étranger. Pour Suzy Castor, le grand poète haïtiano-canadien est devenu « un homme du monde ».
Le monde a salué son œuvre par de nombreuses distinctions, dont le prix Casa de las Américas de Cuba, à deux reprises en 1980 et 1987, le Prix Carbet de la Caraïbe, en 2016, et le Grand Prix de Poésie de l’Académie française, en 2017.
Après ce parcours, Joseph Ferdinand estime qu’aujourd’hui, Anthony Phelps est « nobelisable ». [gp apr 11/09/2019 17 :00]