Par Claude Joseph, Ph.D.
Soumis à AlterPresse le 9 aout 2019
« Pourquoi Haïti Peut Réussir » est un acte audacieux. C’est l’œuvre d’un économiste entêté refusant de prendre des raccourcis et de s’adonner aux clichés qui ont longtemps caractérisé pas mal de réflexions à prétention scientifique sur Haïti. Ici, Haïti n’est présentée ni comme une énigme, ni comme une équation destinée à rester sans solution. Sans être complaisant envers les hommes et les femmes qui ont dirigé le pays depuis plus de deux siècles, l’auteur se démarque expressément de la version historique sensationnaliste, à couleur ethnocentrique, faisant croire qu’Haïti a choisi la voie de la misère et de la pauvreté. Loin s’en faut. Enomy Germain reconnait, à juste titre, qu’en tant que formation sociale dépendante, la nation haïtienne ne saurait être responsable de tous ses malheurs. Les racines du sous-développement d’Haïti sont plus profondes. Le spectre affreux et sanglant du colonialisme hante encore tout effort de développement. Ainsi, en esquivant certains chantiers battus et d’autres explications faciles souvent utilisées pour appréhender un phénomène social non moins complexe, l’auteur nous offre une œuvre d’économie politique de profondeur. Et pour avoir pris son temps à aiguiser des outils méthodologiques pour étudier le « défi haïtien », Enomy Germain a produit un travail qui n’aura pas démérité la postérité.
« Peuple », pour utiliser les mots d’Edmond Paul, « ce livre en appelle à votre cœur – comme au dernier refuge du patriotisme [1] ». À un moment où l’idée d’« une autre Haïti est possible » ne résonne que comme un vœu pieux, même pour la majorité de nos biens pensants ne cessant d’ailleurs d’inviter la jeunesse Haïtienne à laisser le pays en masse pour des cieux plus cléments, le livre que vous aurez en main porte un message rassurant : « Haïti peut emprunter la voie vertueuse du progrès et de la réussite socioéconomique ». Mais plus qu’un message d’espoir et une œuvre citoyenne responsable invitant nos jeunes à résister au défaitisme, c’est d’abord et avant tout un pari sur la science. C’est le résultat d’un « ensemble d’examens se portant sur les obstacles au progrès en Haïti, et sur les moyens humains et potentialités économiques dont dispose ce pays, sous une forme ou une autre, qui peuvent bien l’aider à enclencher sa marche vers la réussite socioéconomique ».
Quoi qu’il en soit, c’est un pari osé. Ceux qui éprouvent de l’aversion au risque n’accepteraient jamais de miser leurs argents sur une pièce de monnaie qui tombe pile neuf fois sur dix. Haïti illustre le cas d’un jeu truqué. On dirait, de préférence, qu’une cruelle fatalité s’acharne contre la république et qu’il n’y a rien à tenter contre. En 1884, Spencer St-John, dans son livre « :Haïti : Or, the Black Republic », a fait un lugubre constat qui semble corroborer cette conjecture. « Je connais Haïti depuis plus de vingt ans, et je dois avouer que l’une après l’autre, j’ai perdu toutes mes illusions », écrivait-il… « Je connaissais alors nombre de jeunes légistes, députés et employés du gouvernement, pleins d’enthousiasme, qui parlaient merveilleusement de projets de réforme et du désir de voir leur pays progresser dans la civilisation. Ils m’inspiraient confiance et j’avais hâte de les voir arriver au pouvoir ». Cependant, ajoute-t-il, « quand ils y furent parvenus et qu’ils eurent la possibilité de mettre le gouvernement d’accord avec la législation, pour édicter des reformes judicieuses, ils eurent une lamentable défaillance [2] ».
Plus d’un siècle après, au lieu de s’améliorer, les choses s’empirent. L’espoir d’une Haïti meilleure se fane. À preuve, plus de 85% des haïtiens ayant un diplôme universitaire (licence, maitrise et doctorat) vivent en dehors du pays, particulièrement aux Etats-Unis et au Canada. Et comme si cette fuite de cerveaux n’est pas assez dommageable, Fritz Dorvilier conseille aux dirigeants Haïtiens de « favoriser le départ vers des pays étrangers développés d’une importante quantité de la population haïtienne », une politique publique qui, dit-il, « permettra de désamorcer la bombe démographique qui menace les montagnes déboisées et les petites plaines arables en voie d’urbanisation accélérée [3] ». Cette solution malthusienne inappropriée, peu réfléchie, est une carte blanche à l’irresponsabilité. Elle fait partie de ces réflexions qui renforcent la perception qu’Haïti restera toujours pauvre si l’occident ne la tend pas sa main bienveillante. Enomy Germain n’y croit pas et s’est, par conséquent, donné la noble, mais non moins difficile, mission de montrer pourquoi Haïti peut réussir sans pour autant obéir aveuglement aux principes du capitalisme de l’économie monde.
En effet, ce que cette œuvre comporte de plus fascinant c’est sa rigueur méthodologique. L’auteur a su bien jouer sur les cordes épistémologiques pour ne pas interpréter les effets pour des causes . Erreur grossière, mais commune dans les sciences sociales. Nos « chercheurs » haïtiens n’ont-ils pas beau confondus les comportements dérivés du sous-développement pour les causes du sous-développement ? Sachant pour qu’il y ait relation causale, il faut, entre autres, que la cause précède l’effet, l’auteur croit qu’il est important de remonter dans l’histoire, étudier le schéma institutionnel colonial pour une meilleure compréhension de l’échec de la nation haïtienne ainsi que sa possibilité de réussir. En ce sens, la synthèse historique que nous présente Enomy Germain à travers son ouvrage est importante à plus d’un titre. L’histoire est devenue un outil indispensable dans les travaux d’économie politique traitant les origines de la puissance, de la prospérité et de la pauvreté des nations. Et dans notre cas, comme nous dit Benoît Joachim, « pour comprendre le présent et construire un avenir meilleur, il importe de connaitre et d’expliquer les structures mises en place au cours de l’histoire haïtienne [4] ».
On ne comprendra pas ce que Joachim appelle le retournement haïtien, « ce passage d’une révolution sans précédent ayant débouché sur une indépendance radicale, à la dépendance », ou ce Enomy Germain appelle « la marche vers l’échec », sans étudier les institutions formelles et informelles mises en place au cours de l’histoire haïtienne. On ne comprendra jamais pourquoi les haïtiens sont si méfiants les uns envers les autres et pourquoi leurs relations sont teintées d’autant d’incivilités et caractérisées par la « passion excessive égalitaire [5] » sans remonter aux pratiques coloniales perverties qui prévalaient à Saint-Domingue. L’inclinaison de nos dirigeants à la corruption et la cupidité de la bourgeoisie haïtienne ne peuvent pas être expliquées sans comprendre la mise en place de ce que Daron Acemoglu et James A. Robinson appellent des institutions économiques et politiques extractives. Comme tant d’autres sociétés, écrit Edmond Paul, « la société haïtienne, et plus particulièrement elle, à cause de ses origines exceptionnelles, comporta à sa fondation bien des vices, bien de semences qui devaient dans le cours de son existence l’ébranler profondément [6] ». Ainsi, « quel que soit le découpage historique fait ou la cause identifiée pour expliquer l’échec, nous dit Enomy Germain, « il reste immuable que l’héritage est lourd ».
Et c’est exactement de cela que nous parle David Placide dans son « L’Héritage Colonial en Haïti » dont la première édition remonte à plus d’un demi-siècle. D’après cet auteur, « plus on étudie la Nation Haïtienne dans ses lointaines origines, plus on demeure convaincu que, soumise, durant près de trois siècles, au dégradant régime colonial, elle ne pouvait être dans les premiers temps de sa vie indépendante que ce qu’elle a été : désorientée et trébuchante dans la recherche de son équilibre social et politique ». « Et, conséquemment », ajoute Placide, « mieux on comprend certaines singularités de son état présent [7] ».
Haïti, ancienne colonie d’exploitation, a hérité d’un système d’institutions permettant à une toute petite minorité de s’enrichir au dépens de la grande majorité. Ce sont des institutions de types mita, encomienda et repartimientos dont toute la gamme est conçue pour réduire le niveau de vie des populations indigènes à un degré de subsistance minimum, afin que le moindre excèdent profite aux Espagnols. Acemoglu et Robinson note que si ces institutions ont rapporté des richesses incommensurables à la couronne d’Espagne et fait la fortune des conquistadors et de leurs descendants, « elles ont également fait de l’Amérique latine le continent le plus égalitaire du monde et sapé une bonne part de son potentiel économique [8] ».
En Haïti, cette politique des institutions se manifeste par la concentration des richesses et centralisation des fenêtres d’opportunités autour des « réseaux de familles ou d’autres liens sociaux, limitant de ce fait l’explosion des forces créatrices ainsi que l’exploitation des potentielles naturelles [9] ». Ces réseaux sociaux d’accumulation (RSA), nous dit Fritz Jean, ont à leur service un État leur permettant de maitriser les différents circuits de la chaine de production allant des circuits de financement aux circuits de commercialisation. C’est pourquoi Michel Soukar ne cesse de dénoncer le mensonge de la bourgeoisie haïtienne qui se plaint de l’absence de financement public de leurs divers projets. Du gouvernement de Paul Magloire à celui de Jean-Claude Duvalier, selon Soukar, « l’État haïtien a financé, souvent à des fonds perdus, les hôtels luxueux de Pétion-Ville, les industries de formation du sisal, de fabrication des carreaux de céramiques, de pâte de tomate, de bonneterie, d’extraction du marbre, de protection du rhum, d’ustensiles de cuisine, d’imprimerie, sans oublier de nombreuses industries d’assemblage travaillant pour le marché américain ». Pendant plus de quarante ans, renchérit Soukar, « l’État haïtien a financé la bourgeoisie à travers la Banque Nationale de la République d’Haïti, qui travaillait surtout avec les exportateurs de café et les importateurs, et par une financière spécialisée qui prit les appellations successives d’Institut Haïtien de Crédit Agricole et Industriel (BNDAI) [10] ».
Haïti, dis-je, est un cas non moins complexe. Donc, conclure à partir d’une lecture historique post-Duvalier qu’elle a choisi la voie de la pauvreté et de la misère n’est pas seulement réductionniste, mais cela également participe du projet visant à faire taire le passé – « Silencing the past », pour répéter Michel Rolph Trouillot dans son livre “Silencing the past : Power and the production of history”. Si Enomy Germain, de son coté, a choisi d’étudier Haïti à la lumière des théories institutionnelles, c’est surtout pour pouvoir appréhender la dimension de cette complexité. Haïti n’est pas une composition physique qui peut être analysée à partir de ses particules prises isolément. Haïti est une totalité qui est plus que la somme de ses parties.
Pour Robert Fatton, Haïti, comme la Sierra Leone, la Somalie et la République Démocratique du Congo, est un pays situé à l’extrême périphérique. Cette zone, produite du néolibéralisme dans un système-monde, caractérisée, entre autres, par l’extrême pauvreté, désastres naturels, occupation étrangère et une dynamique politique à somme nulle, est privée de toute sa souveraineté [11]. La gestion de l’aide post-seime montre qu’Haïti n’est qu’un espace géographique désormais occupé et gouverné par des organisations internationales, d’où le terme à la mode : la république des ONG. Ces dernières ont un impact majeur sur la politique intérieure haïtienne dans la mesure où elles supplantent l’Etat dans la plupart de ses missions traditionnelles, telles santé, emploi, et sécurité. Par exemple, sur les 2,4 milliards de dollars récoltés pour la reconstruction du pays après le séisme de 2010, moins de 10 pourcent ont été directement gères par l’Etat. Donc, Haïti n’a pas choisi la voie de la pauvreté et de la misère parce qu’elle a cautionné « l’ONG-isation comme modèle de développement [12] ». L’ONG-isation d’Haïti résulte, de préférence, de ce que Alasdair Robert appelle la « logique de discipline [13] », une philosophie selon laquelle l’État doit être restructuré, ses principales fonctions déléguées aux acteurs non-étatiques, pour pouvoir répondre aux exigences de l’économie-monde.
Enomy Germain a bien compris cette problématique, c’est pourquoi les institutions, définies comme les règles du jeu dans une société, constituent le point d’attaque de son livre. Les institutions extractives héritées de la colonisation, alimentées par le néo-colonialisme, ont la vie dure, mais elles ne sont pas immuables. Enomy Germain croit qu’elles peuvent être transformées en des institutions inclusives, capables d’encourager l’activité économique, la prospérité et une productivité accrue.
Haïti est pauvre, mais elle n’est pas condamnée à le rester. Le pays a tout ce qu’il faut pour réussir. C’est le message du livre qui certainement, comme toute œuvre humaine, comporte des limites. Ce qui est sûr, c’est que l’ouvrage d’Enomy Germain ne vous laissera pas indifférent.
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[1] Edmond Paul, Les Causes de Nos Malheurs, Éditions Fardin, 2015, p. 11.
[2] Cette traduction française est de David Placide, in l’Héritage Colonial en Haïti, Éditions Fardin, 2014, p. 10.
[3] Fritz Dorvilier, Vámonos : Pour une émigration choisie. https://lenouvelliste.com/article/173939/vamonos-pour-une-emigration-choisie
[4] Benoît Joachim, Les Racines du Sous-Développement en Haïti, Éditions de l’Université d’État d’Haïti, 2014, p. 27.
[5] Fritz Dorvilier, La Crise haïtienne du développement :Essai d’anthropologie dynamique, Presse de l’Université Laval, 2012.
[6] Edmond Paul, op. cit., p. 19.
[7] David Placide, l’Héritage Colonial en Haïti, Éditions Fardin, 2014, p. 7.
[8] Acemoglu et Robinson, La Faillite des Nations, Nouveaux Horizons, 2015, p. 37.
[9] Fritz Jean, Haïti, la fin d’une histoire économique, p. 28.
[10] Michel Soukar, Radiographie de la « bourgeoisie haïtienne » suivie de : un nouveau rôle pour les élites haïtiennes au 21e siècle, C3 Éditions, pp. 32-34.
[11] Robert Fatton Jr., Haiti : Trapped in the outer periphery, Lyne Rienner Publisher, 2014.
[12] Etzer Emile, Haiti a choisi de devenir un pays pauvre : les vingt raisons qui le prouvent, Les Presses de l’Université Quisqueya, 2017.
[13] Alasdair Robert, The logic of discipline : Gloabal capitalism and the architecture of government, Oxford University Press, 2011.