Par Kettly Mars*
Soumis à AlterPresse le 20 juin 2019
Alors que la délégation de l’Organisation des États américains (Oea), ayant à sa tête M. Carlos Trujillo, ambassadeur des États-Unis d’Amérique au sein de cette organisation internationale, achève sa mission caricaturale de quelques heures en Haïti, l’obstacle d’un président, impliqué dans l’affaire PetroCaribe, demeure la pierre d’achoppement. L’Oea ne saurait considérer sa mission comme une intervention isolée, car elle n’est pas nouvelle en Haïti. Son histoire récente demande qu’elle fasse une autocritique publique de ses actions passées, en tant qu’entité jouant le rôle de gardien de la démocratie dans la région.
Les Haïtiennes et Haïtiens dans la vingtaine aujourd’hui ne savent pas que l’Oea a imposé, à Haïti, un embargo criminel, qui a duré trois années (1991-1994), période pendant laquelle le peuple haïtien a souffert de tous les manques possibles : énergie, alimentation, médicaments et soins médicaux, carburant, emplois… Nous avons souffert de faim, de soif et de frustration, nombre d’entreprises sont tombées en faillite, des milliers de personnes ont perdu leurs emplois, pendant qu’un gouvernement en exil siphonnait à distance les ressources du pays (Téléco), avec la complicité et la bénédiction de ses « sauveteurs. » Pendant que des opportunistes et des prédateurs s’enrichissaient. Le peuple haïtien paie encore, jusqu’à ce jour, les conséquences de cet acte criminel.
Un petit tour dans l’histoire récente de la région nous confirme que les décisions de l’Oea (ou ses non décisions) sont prises à la tête du client et sont motivées par des raisons, que nous sommes en droit d’apparenter au racisme et à la discrimination. En effet, l’Oea n’est pas intervenue dans nombre de pays, où des présidents ont été impliqués dans des activités de corruption.
Voici un rappel des pays d’Amérique Latine, où des présidents ont été destitués pour corruption, sous l’œil impassible de l’Oea, nos vaillants défenseurs de la démocratie en Amérique (ces informations sont disponibles en ligne) :
- Venezuela (1993) - Destitution du président Carlos Andres Perez, accusé de corruption ;
- Brésil (1992) - Destitution, en 1992, du président Fernando Collor de Mello pour corruption ;
- Brésil (2016) -Destitution de la présidente Dilma Rousseff pour corruption ;
- Brésil (2018) – Incarcération, pour 12 ans, de l’ex-président Lula da Silva pour corruption ;
- Pérou (2018) - L’ancien président péruvien, Alan García, s’est suicidé, alors que la police venait l’arrêter pour corruption. Les quatre derniers présidents péruviens font tous l’objet d’une enquête pour corruption présumée, et un cinquième - Alberto Fujimori - purge une peine de prison pour corruption et violations des droits humains. Ollanta Humala, au pouvoir de 2011 à 2016, accusé d’avoir accepté des pots-de-vin de la firme Odebrecht pour financer sa campagne électorale, est en détention provisoire au Pérou. Alejandro Toledo, au pouvoir de 2001 à 2006, accusé d’avoir reçu des millions de dollars en pots-de-vin, toujours d’Odebrecht, est actuellement en fuite aux États-Unis. L’actuel chef de l’opposition, Keiko Fujimori, est également en détention provisoire pour avoir reçu 1,2 million de dollars US en pots-de-vin, encore d’Odebrecht. L’ex-président Pedro Pablo Kuczynski a été transporté à l’hôpital en crise d’hypertension, quelques jours seulement après son arrestation en lien avec les accusations portées contre Odebrecht ;
- Guatemala (2015) - L’ex vice-présidente, Roxana Baldetti, contrainte à la démission en mai, est arrêtée et emprisonnée ;
- Uruguay (2017) - Raoul Sendic, vice-président mis en cause pour corruption. Les faits reprochés remontent à 2013 pour sa gestion des entreprises pétrolières. Il est aussi accusé d’avoir prétendu à un titre universitaire qu’il n’a jamais eu ;
- Équateur (2019) - Le Président Lenin Moreno a démissionné pour des actes de corruption, commis en 2009, alors qu’il était vice-président. La Vice-Présidente Maria Alejandra Vicuna a aussi démissionné en 2018 pour des actes de corruption, commis entre 2011 et 2013 ;
- Argentine (2018) - Cristina Kirchner, présidente de 2007 à 2015, convoquée au tribunal pour son implication dans des affaires de corruption ;
- Panama (2018) - Ex-Président Ricardo Martinelli du Panama, extradé des États-Unis pour corruption ;
- Salvador (2016) - En Amérique centrale, l’ex-président salvadorien Elias Antonio Saca (2004-2009), en prison depuis près de deux ans, vient de reconnaître avoir détourné plus de 300 millions de dollars durant son mandat. Son successeur, Mauricio Funes (2009-2014), accusé du même type de délits et recherché, est en fuite au Nicaragua.
Nous sommes à nouveau à la veille d’un cataclysme, plus grand encore que celui de 1994, quand le Conseil de sécurité des Nations Unies vota le 2 août 1994 la Résolution 940 recommandant le déploiement en Haïti d’une force multinationale. On connait la suite. Le Droit international a été bafoué et les Haïtiens n’ont pas eu la possibilité de régler eux-mêmes leurs problèmes. Au lieu de laisser les Haïtiens trouver, de par eux-mêmes, la cohérence qui fait défaut dans leur société, en faisant un travail à la base, par le bas, la communauté internationale intervient par le haut et impose sa « solution » en invoquant le « droit d’ingérence ». À la lumière de l’expérience des autres pays de l‘Amérique latine, dont les présidents ont été destitués pour corruption sans intervention étrangère, on est en droit de questionner les raisons pour lesquelles Haïti doit constituer une exception. Le droit des peuples à l’auto-détermination est un principe sacré. Nos intellectuels, tels que Jean-Claude Fignolé [1], Jean D. Coradin [2], Marcel Gilbert [3] et Pradel Pompilus [4] l’ont souligné, en août 1994, en prônant la remise à niveau de notre société par nous-mêmes. Avec nos propres forces. L’idée-force de ces écrivains est que la démocratie intérieure, en tant que forme du droit des peuples, a préséance sur les relations entre les États.
Que nos hommes et femmes des secteurs politiques, associatifs, communautaires, des affaires, de la société civile, en cet instant d’extrême urgence, où l’avenir de notre pays est suspendu au-dessus d’un gouffre, s’élèvent ensemble à la hauteur du débat, pour amener la nation en des lieux plus sereins.
*Écrivaine
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[1] Jean-Claude Fignolé, « Bâtarde et cocue », Le Nouvelliste, 19-21 août 1994.
[2] Jean D. Coradin, « Intervention étrangère - le droit d’ingérence », Le Nouvelliste, 19-21 août 1994.
[3] Marcel Gilbert, « Le projet nord-américain d’occupation d’Haïti face au projet d’épanouissement du peuple national haïtien », Le Nouvelliste, 22 août 1994.
[4] Pradel Pompilus, « Contre le "droit d’ingérence" », Le Nouvelliste, 22 août 1994.