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22 avril, Journée de la Terre

Haiti / reboisement : Pourquoi faire ou comment le réussir ?

Par Abner Septembre [1]

Soumis à AlterPresse le 21 avril 2005

1. Un patrimoine menacé et une biodiversité en peril

Il y a quelques années, on a dénombré en Haïti plus de 5000 espèces de
plantes, arbres et buissons, dont un tiers est endémique et une authentique
richesse animale dont deux espèces endémiques de mammifères. Dans l’état
actuel de dégradation de son environnement et le rythme effréné avec lequel
se fait le déboisement, Haïti perd chaque année de très nombreuses espèces
végétales et animales. Les facteurs sont nombreux, comme les catastrophes
naturelles, la colonisation aggressive des terres et le régime foncier, la
précarité des conditions matérielles d’existence, les incendies au Parc
Macaya, à la Forêt des Pins et tout récemment au Parc La Visite, etc.... De
nombreux arbres qui ont contribué au paiement de la dette de l’indépendance,
de nombreux arbres et plantes qui faisaient la fortune des activités de nos
ancètres, par exemple, en termes de construction de leur maison, de leur
moulin à canne, de confection de leur meuble, ou encore la gloire de leur
plantation caféière, de leur ruche et de leur médecine traditionnelle,
n’existent plus et d’autres sont devenus plutôt rares ou menacés de
disparition.

Tout un écosystème constitué autour d’une très bonne couverture végétale, si
bien que certains endroits touffus d’arbres de toutes sortes et ombragés
inspiraient la peur en plein jour, et autour de nombreuses sources et de
cours d’eau qui perçaient et coulaient de partout, faisait apparaitre toute
une panoplie d’oiseaux de différents types et une grande diversité des
espèces vivantes associées qui se sont adaptées au milieu dans des
conditions extrêmes de biodiversité. Des poches de survivance, par exemple,
à Pilate, à Plaisance, à Dame-Marie, à Fond-des-Nègres, sont quelques
exceptions, des réserves malheureusement fragiles faute d’une politique de
protection.

Les dernières générations vieilles d’au moins une trentaine d’années ont
connu cette diversité biologique, sorte de tableau impressionnant qui
progressivement perd de son attrait et de sa consistance pour arriver
aujourd’hui au point critique de moins de 2% de couvert végétal. Cette
destruction féroce et rapide est fraîche si bien que leurs archives
cérébrales pourraient encore leur indiquer où se trouvait tel ou tel arbre,
même quand les racines ne se voient plus à l’endroit.

Face à une telle situation, il est impératif d’agir pour protéger le
patrimoine naturel et même pour reconstituer le lien à la nature que nos
ancêtres respectaient ou entretenaient culturellement en mettant en terre un
arbre ou une plante à l’endroit où est enterré le cordon ombilical de chaque
nouveau-né. Dans le mysthique vodou, il s’agit d’un arbre protecteur contre
certaines pratiques maléfiques à l’encontre de la vie de celui pour lequel
il est planté avec son cordon ombilical.

2. L’échec du reboisement et ses causes

Des projets de reboisement et des arbres qui sont plantés, il y en a eu
plusieurs à travers le pays. Des fonds qui sont dépensés, ils ne se
comptent plus. Pourquoi, malgré toutes ces actions et tout cet
investissement, la situation environnementale du pays et plus
particulièrement le couvert végétal est devenu chaque jour plus alarmant ?
Où sont passés ces arbres plantés ? Pourquoi ces projets ne réussissent-ils
pas sinon à fléchir la tendance du moins à stopper l’hémoragie
environnementale ? A-t-on saisi le taureau par les cornes ou du bon côté ?
S’il en est ainsi doit-on continuer à parler de reboisement ? Ou au
contraire que doit-on faire aujourd’hui ?

Comme il sera illustré plus loin, affirmons d’entrée de jeu au risque de
choquer, mais surtout dans le but d’ouvrir un espace de débats, que les
projets de reboisement sont en grande partie une vraie hypocrisie, un
prétexte pour gaspiller, détourner de l’argent au détriment du pays, de son
environnement et de la majorité paysanne qui constitue la bête de trait dans
le processus de rem-boursement de la dette publique. L’échec est tel qu’il
devient logique de dire que le pays n’a pas besoin aujourd’hui de projet de
reboisement. En général, cela ne marche pas et toute insistance dans
l’erreur risquerait de contribuer à aggraver la situation. Les
responsables, les décideurs le savent bien. Dans les réunions, les séances
de réflexion et de planification, ils ont analysé le problème, les causes et
ont identifié des solutions valables. Mais, franchir cette étape pour
attérir, un problème majeur au départ limite toute possibilité de réussir
les projets de reboisement. Il s’agit du caractère isolé ou non intégré des
projets. En général, les décideurs font fi des conditions définies lors des
réflexions, pour ne privilégier que quelques aspects qui n’ont finalement de
sens que pour eux et leurs intérêts mesquins. Ce qui semble importer le
plus ce sont les données qu’ils peuvent afficher dans leur rapport, comme
par exemple le nombre de plantules mises en terre, d’hectares de terres
plantés, de personnes touchées, et l’argent dépensé.

En plus de ce fait, les opérateurs de développement pêchent par leur
politique de chapelle, les rendant inaptes à résoudre le problème malgré
l’implication aggressive dans le domaine de certains d’entre eux. Non
seulement leurs interventions le plus souvent ne tiennent pas compte dans la
pratique à la fois de l’interconnection et de l’influence réciproque des
éléments du réel social plutôt complexe, mais aussi ils ne communiquent pas
assez entre eux, n’agissent que très rarement ensemble et souvent ont des
approches contradictoires qui compliquent davantage la situation sur le
terrain, empêchant donc de résoudre le problème.

En outre, les décideurs articulent rarement leur projet sur une approche
d’objectif négocié à la base, conciliant à travers une vision partagée
l’intérêt des parties. Ils appuient rarement aussi leur projet sur une
approche de suivi et d’organisation de la prise en charge ; voire une
approche respectueuse des systèmes de valeurs ou des référents culturels et
des pratiques traditionnelles, des besoins d’espace de production et des
besoins économiques des paysans, etc... On sait par exemple que certaines
croyances (mythes, légendes) protègent des arbres plus que centenaires et
même tout un bosquet ou toute une zone, en plus du fait que certaines
essences sont plus valorisées que d’autres par le paysan. A-t-on toujours
ou souvent suivi, utilisé cette porte d’entrée comme l’une des conditions
pour asseoir l’efficacité et la réussite des activités de reboisement. La
restauration de l’environnement et plus largement encore de l’écosystème des
bassins versants n’est pas uniquement une question technique. Elle
participe aussi d’un mélange du symbolique, des croyances, des traditions et
des moyens matériels d’existence.

3. Conditions du déboisement

Le déboisement est avant tout un processus qui découle de conditions
défavorables multiples et extrêmes, dont les éléments sont en interaction
constante comme dans une dynamique de système. A côté des facteurs naturels
sur lesquels nous n’avons aucune influence, le déboisement est d’abord
l’expression d’une injustice sociale : la pauvreté, la marginalisation,
l’exclusion sociale du paysan et l’abandon de son milieu catalogué de « pays
en dehors » faisant de celui-là un laissé-pour-compte. Le paysan paie des
taxes et en contrepartie reçoit très peu. Le système s’arrange pour qu’il
ne comprenne pas le jeu. Par exemple, le paysan pense qu’il paie des taxes
quand il est allé au marché et qu’on lui présente un coupon de la Direction
Générale des Impôts (DGI) qu’il doit obligatoirement honorer. La patente et
l’immatriculation fiscale qui sont aussi deux autres cas sont
insignifiantes, vu qu’elles ne touchent que très peu de paysans. Pour le
reste, le paysan ne comprend plus grand chose. Les opérations sont plutôt
vécues comme un achat de services notamment dans le système judiciaire,
foncier, sanitaire, scolaire et religieux.

Pourtant, par ses taxes, le paysan contribue économiquement à faire
fonctionner le pays et à assurer le remboursement de la dette dont il ignore
le bienfait. Il doit acheter sur le marché plus de 90% des produits et
services dont il a besoin. Il s’agit pour la plupart de produits taxés par
l’Etat. L’intermédiaire-fournisseur n’est jamais perdant. C’est le
consommateur qui paie la note. L’achat de produits et de services à prix
fort sur le marché, dans tous les domaines, se fait selon un échange inégal.
Le paysan ne peut dès lors que s’appauvrir davantage, en absence d’une
poli-tique compensatoire de développement capable de saisir ses aspirations
et de l’accompagner profondément pour instaurer le changement, l’aider à 
sortir de ses conditions infrahumaines et à améliorer sa qualité de vie.
Pour ses besoins d’argent et de survie, l’environnement est souvent le
premier sacrifié tant par le déboisement que par l’exploitation agricole
d’espaces inappropriés ou fragiles sur lesquels les cultures et les
techniques culturales utilisées se revèlent automatique-ment destructrices.

4. Stratégie globale de développement integer

Au regard de tout cela, comment solutionner progressivement et durablement
ce problème ?

Premièrement, il faut sortir des sentiers battus et de la logique du
handicap. Aujourd’hui, il faut une rupture méthodologique et parler plutôt
de politique environnementale dans laquelle le reboisement n’est qu’un
élément associé et intégré à un cadre global pour maximiser ses chances de
réussite. Une politique environnementale est avant tout une stratégie de
vie et non de survie, une stratégie d’éradication et non de réduction de la
pauvreté. Ses premières caractéristiques sont avant tout sa transversalité
et sa capacité à maintenir un équilibre dans la satisfaction des besoins
essentiels du paysan en tant qu’être humain. Par besoins essentiels, il
faut voir : nourriture, vêtements, logement, services de base
(approvisionnement en eau potable, hygiène, accès aux sources d’énergie,
soins médicaux, instruction, moyens de transport , route, etc...).

Par conséquent, il faut commencer par discipliner les interventions sur le
terrain. Les institutions de coopération au développement, en choisissant
leur zone de travail, feraient meilleure prise et utilisation de leurs
ressources en conjuguant leurs efforts (actions et approches) pour apporter
une réponse équilibrée aux besoins de la population à l’intérieur d’un même
espace de travail. Pour cela, d’une part, l’Etat doit fixer clairement les
priorités par zone dans un plan directeur et négocier avec les institutions
intermédiaires de l’aide et les bailleurs le respect de ces priorités. Dans
d’autres cas, quand il s’agit de nouvelle implantation, de changement ou
d’élargissement de zone de travail, l’Etat a pour obligation d’orienter ces
institutions par zone selon les besoins prioritaires de celle-ci et les
spécialités de celles-là .

D’autre part, les paysans à travers leurs organisations doivent revendiquer
le développement et non se complaire dans la gestion de leur misère. Des
plans de développement par zones regroupées ou région stratégique doivent
être élaborés reflétant la vision et les aspirations légitimes de la
population, mais aussi son engagement et sa participation active. Les
organisations paysannes doivent jouer un rôle central dans les prises de
décision concernant le milieu rural en général et dans la gestion de
l’environnement de montagne en particulier. Pour cela, elles doivent être
appuyées par les autorités publiques dans les activités de maintien et de
surveillance environnementale, renforcées dans leurs structures et leurs
capacités de réponse aux problèmes concrets des paysans. C’est un acteur de
proximité dont le renforcement contribuera à mieux canaliser et utiliser les
ressources en provenance des secteurs publics et privés dans une perspective
de durabilité.

5. Politique énergétique

Par ailleurs, toute réponse adéquate aux problèmes environnementaux et plus
particulièrement de déboisement, doit adresser la question énergétique. Le
paysan utilise le bois dans différentes activités répondant à ses besoins
internes et également à la demande externe pour satisfaire ses besoins
économiques. Toute activité de reboisement doit donc prendre en compte la
plantation d’arbres pouvant répondre à ces deux objectifs. Dans certains
cas, il peut même s’agir d’exploitation d’espaces arboricoles sous forme
d’entreprise, à partir d’essences prolifiques à croissance rapide, pour
satisfaire la demande en ville en provenance par exemple des familles, des
distilleries, des blanchisseries et des boulangeries, etc... A cette
solution basée sur les ressources ligneuses s’ajoutent d’autres basées
plutôt sur les ressources énergétiques propres ou renouvelables comme le
vent (énergie éolienne), le soleil (énergie solaire) et la bio-énergie,
ainsi que sur l’énergie hydro-électrique et les combustibles propane et
kérozène.

Le choix technologique a toutefois un coût prohibitif pour le consommateur
paysan. Ici, l’intervention de l’Etat, des institutions de coopération au
développement et du secteur privé des affaires se révèle décisive. C’est à 
ce carrefour que se joue aussi l’avenir de l’environnement en Haïti et par
extension celui du développement du pays. Comment financer ce coût ?
L’intérêt pour l’environnement doit être concrétisé aussi par des actes, des
décisions parfois difficiles. Prenons un exemple. Quand on considère que
certaines institutions ont plus d’une trentaine de véhicules dans leur
flotte, chacun coûtant au moins US$ 40,000.00, et que seulement le tiers a
un rapport avec les besoins réels de fonctionnement pour servir la
population cible, il devient possible de financer le développement à la base
en utilisant de mieux en mieux les ressources à leur disposition,
c’est-à -dire en acceptant d’accroître leur productivité par la réduction des
dépenses d’achat de véhicules, et par conséquent celles liées à leur
fonctionnement et entretien. Non seulement cela dégagerait suffisamment de
ressources pour financer des projets dans le solaire en mileu rural, mais
aussi contribuerait à réduire le niveau de pollution de l’environnement à 
travers les tuyaux d’échappement et les bruits nuisibles.

6. Création de valeur ajoutée

La politique de l’environnement mettant l’accent sur le volet reboisement
trouvera un allié favorable, d’une part, dans l’industrie de transformation
agro-alimentaire et artisanale ; et d’autre part, dans le tourisme rural à 
caractère communautaire et écologique. Dans le premier cas, il s’agit de
donner une vocation ou finalité au reboisement, synonyme de création de
richesse ou de valeur ajoutée qui augurera un véritable projet de changement
et de valorisation économique. Dans le second cas, l’environnement devient
un produit pour le touriste consommateur en même temps que ce dernier
contribue à côté du paysan à sa restauration. Il nous faut penser à la
création par section communale de « Village solaire touristique ». Il s’agit
d’un projet de gîte constitué par exemple d’une douzaine de maisons
rustiques plus ou moins autonomes, coûtant environ US$ 7,000.00 chacune,
géré par la chambre touristique de chaque section, qui permettra de créer
des emplois, de valoriser les produits des paysans, de réhabiliter
l’environnement et de mieux faire visiter et connaître l’arrière-pays. Un
autre élément complémentaire est la mise en place d’arboretum qui pourrait
être introduit dans chaque section communale, dans une perspective de bâtir
et consolider le tourisme rural de montagne. Ce type de conservatoire, en
plus de sa finalité scientifique, constituera un site touristique et
pédagogique incontournable en matière d’éducation à l’environnement, un lieu
où botanistes, écoliers, étudiants et public amoureux de la nature,
trouveront tous leur compte.

En conclusion, c’est pour ces raisons que nous pensons que toute politique
environnementale passe nécessairement par la rénovation du milieu rural dont
l’un des aspects décisifs est la diver-sification des opportunités
économiques et la recherche de valeur ajoutée. N’oubliez pas que la coupe
d’arbres est toujours et d’abord posée en des termes économiques. L’arbre
doit être syno-nyme d’argent, c’est-à -dire inséré dans un plan de
développement économique diversifié, que nous appelons la « Montagne
économiquement verte » Il ne doit pas être perçu par le paysan comme un
ennemi qui lui prend de l’espace contre son agriculture, mais plutôt comme
un allié qui pourrait l’aider à résoudre ses problèmes et satisfaire ses
besoins. Mais, ce n’est pas suffisant. Non seulement, il faut trouver
comment attérir tout cela, mais aussi toute politique environnementale
centrée sur la réhabilitation et la protection du couvert végétal doit en
outre s’armer d’un programme à la fois d’éducation à l’environnement, de
réglementation du foncier et de planification familiale ou de contrôle
démographique, dont l’absence se révèle aujourd’hui un violent virus
destructeur de l’environnement.

Néanmoins, faisons remarquer qu’en parcourant la littérature déjà abondante
sur le sujet, il y a beaucoup de propositions pertinentes qui sont faites,
les unes plus valables que les autres. Mais elles ne sont pas appliqués
dans les projets. Pour contribuer à faire attérir ces propositions, nous
sommes amené ici à considérer ces trois axes stratégiques et opérationnels :

a) faire de la question du reboisement un vrai plaidoyer utilisant
différents espaces de sensibilisation, avec un cadre de mesure des progrès
escomptés dans le temps ;

b) tout plaidoyer doit en effet être supporté par une structure constituée
en groupe de pression muni d’un mandat légitimé par des signatures donnant
poids à ses actes auprès des instances publiques et privées, avec lesquelles
elle négocie, agit ensemble et sur lesquelles selon les besoins ou
circonstances elle fait pression. C’est une démarche de combat ou de lutte
qui doit caractériser la réalité d’une telle structure ;

c) pour réussir ce plaidoyer, il faut aussi que les organisations paysannes
acceptent, malgré la précarité des conditions d’existence, de faire échec à 
la logique du handicap, de dire non au saupoudrage, et apprennent à négocier
dans la dignité et la logique du « gagnant gagnant » en faisant aussi valoir
leurs intérêts propres souvent ignorés ou baffoués.

A suivre.....

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Contact : absept@hainet.net


[1Sociologue