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Haïti-Économie : À la rescousse de la gourde (1 de 2)

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 4 juin 2019

Le 30 mai 2019, Jean Baden Dubois, gouverneur de la Banque de la république d’Haïti (Brh), annonçait d’importantes décisions de politique monétaire. L’intention était de tenter de freiner la chute de la gourde haïtienne. Celle-ci se poursuit à un rythme inquiétant et il faut une intervention énergique pour endiguer cette descente aux enfers. Le voyage au bout de la nuit de la spirale infernale des taux de change qui se déprécient ne peut que déboucher sur des aventures renouant avec l’absence de culture de stabilité monétaire du 19e siècle. Il importe d’aller au fond des choses sinon les autorités monétaires vont au mieux vers un relatif apaisement pour se retrouver à nouveau impuissantes devant la réalité.

Des combinaisons financières variées

Nous le disions dans notre dernier article sur la politique monétaire du Parti haïtien tèt kale (Phtk), parue en mars 2018 : « En septembre 2011, il fallait 40 gourdes pour un dollar et aujourd’hui il faut 66 gourdes pour un dollar. En sept ans, la gourde a perdu 26 points, alors qu’elle n’avait perdu que 2 points dans les sept années antérieures à 2011, car il fallait 38 gourdes pour un dollar en 2004 [1]. »

Depuis la création par Leslie Delatour, gouverneur de la Brh, des bons Brh en 1996, comme instrument régulateur, la politique monétaire a pu jouer sur des combinaisons financières variées. Ces dernières incluent des injections sur le marché des changes (comme le propose le gouverneur Dubois avec 150 millions de dollars), des changements du taux de réserves obligatoires (comme l’annonce le gouverneur Dubois avec l’exonération de l’obligation de réserve au niveau des dépôts à terme en gourdes). Il faut redouter que cette infusion de 150 millions de dollars ne serve dans un premier temps qu’à financer le paiement de la prochaine facture pétrolière attendue pour les prochaines semaines. Ce qui ne revient qu’a renvoyer à demain le problème d’aujourd’hui.

Dans le passé, de telles mesures n’ont pas produit les résultats escomptés. Par exemple, en 2014 à un moment où le dollar s’échangeait à 45 gourdes, les autorités monétaires ont consacré leurs interventions sur les bons Brh pour éviter que le taux de change n’atteigne la barre des 50 gourdes. L’encours des bons Brh est alors passé de 4,9 milliards de gourdes à 9,2 milliards de gourdes, soit de 87%. Il s’agit d’un relatif apaisement, car la déprécation sur la gourde reprend quelques mois plus tard, laissant les autorités monétaires impuissantes.

Pourquoi la gourde pique du nez

En effet, l’économie réelle s’enfonce dans les chiffres rouges avec le double déficit budgétaire et commercial, la réapparition du marché monétaire informel et l’inflation qui ne cesse d’augmenter dépassant 17% en 2019. Pour l’année budgétaire 2017-2018, les exportations étaient de moins de 800 millions de dollars, tandis que les importations dépassaient 4 milliards. Le financement monétaire du déficit budgétaire continue avec près de 6 milliards de gourdes au premier trimestre de l’exercice 2018-2019 suivi d’environ 4 milliards au second trimestre. En réalité, selon Fritz Alphonse Jean, ancien gouverneur de la Brh, il s’agit d’un déficit de 20 milliards de gourdes [2]. La dédollarisation forcée, introduite en 2018, n’a rien changé et l’opération a échoué car le gouvernement a continué de creuser les déficits. Au fait les précieux billets verts sont devenus encore plus rares et le taux de la gourde ne cesse de s’affaiblir face au dollar américain.

Ceci était perceptible dès les 5 premiers mois (7 février-16 juillet 2016) de l’administration Jovenel Moïse, héritant la politique économique Phtk de Joseph Michel Martelly. En dépit de l’existence d’un gouvernement, l’incertitude sociopolitique continue et se reflète dans la dépréciation de la monnaie. Les anticipations négatives ont accéléré la pression sur le taux de change. Selon la Brh, le 5 février 2016, le taux de change du dollar par rapport à la gourde était de 59.77 G. La gourde a continué à piquer du nez. Le taux est de 64.05 G au 16 juillet 2016, soit une perte de 4.28 points en 5 mois. Le marché des changes reflète les incertitudes politiques et le ralentissement de la croissance de l’économie à moins de 1%. Ce ralentissement a d’ailleurs porté la Brh à diminuer les taux d’intérêt versés sur les bons Brh de deux points de pourcentage sur les échéances. Ainsi, les taux sur les échéances de 91 jours, 28 jours et 7 jours sont passés de 16%, 12% et 10% à 14%, 10% et 8% respectivement.

Comme Sisyphe et son rocher

Dans le même temps, la dollarisation du système bancaire s’est accentuée. Les interventions de la Brh pour sauver la Gourde ont eu peu de résultats. Elle a tout essayé mais elle n’est pas armée, pour l’instant, pour défendre la gourde, tout comme elle a été condamnée à écouter son silence devant les sept mercenaires américains, venus la dévaliser le 17 février 2919. C’est aussi le cas avec la reconstitution de ses réserves lors de la crise de 2004 quand les réserves nettes de change de la Brh étaient de deux semaines d’importation alors qu’elles auraient du être de cinq mois suivant les règles de l’art. Elles ont augmenté à un mois et demi en novembre 2006 grâce au soutien reçu en Août-Septembre 2005 de la Banque interaméricaine de développement (Bid) qui a décaissé 25 millions US$ de prêts. Les interventions de la Brh consistant à vendre des dollars reviennent à faire comme Sisyphe et son rocher quand l’effet n’est pas paradoxalement de jeter de l’huile sur le feu. En effet, comme elle le constate elle-même en 2015, pour expliquer que le taux de change soit passé de 52 gourdes pour 1 dollar à 56 gourdes dans une période de trois mois, soit de septembre à décembre 2015, la Brh reconnaît les causes profondes de cette dépréciation de 9%, qui contraste avec celle de 0.32%, enregistré au cours de la même période en 2014.

La Brh fait tout pour améliorer l’offre de monnaie, tout en intervenant avec des mesures pour réduire la demande. Mais elle échoue. Comme le remarque l’économiste Eddy Cavé, la Brh a essayé avec « une politique incitative de taux d’intérêt alléchants sur les dépôts en gourdes, [pour] porter, de gré ou de force, les titulaires des dépôts en devises à les reconvertir en Gourdes en l’absence de tout stimulant économique ou recourir à la persuasion morale » [3]. Mais à nouveau c’est l’échec. Un coup d’épée dans l’eau.

Face à ce constat, la Brh a dû se rendre à l’évidence et écrire : « Cette hausse du taux de change est, entre autres, imputable à l’incertitude socio-politique, qui a alimenté les anticipations de dépréciation des agents économiques en les portant à convertir en devises étrangères leurs avoirs libellés en monnaie nationale [4]. » Ce sont également les conclusions de l’économiste Eddy Labossière, en novembre 2018, qui dit : « Cette dégringolade de la gourde est due à la situation politique instable du pays [5]. » Les anticipations négatives ont des conséquences concrètes sur les comptes d’exploitation des entreprises et surtout des entreprises internationales.

Pour comprendre de quoi on parle et bien faire comprendre les enjeux, les autorités monétaires ont pour devoir de bien expliquer ce qui sous-tend la dépréciation de la Gourde. Ce que Jean Baden Dubois a fait sans détour. Les coupables du désastre monétaire sont autant et surtout les responsables des dérives politiques que les mauvais gestionnaires des finances publiques des quinze dernières années qui laissent comme héritage un déficit chronique de la balance des opérations courantes. Le contraire de l’axiome qui dit « qu’il faut commencer par faire de la bonne politique pour faire ensuite de bonnes finances » peut aussi être vrai. La Brh est la première à se rendre compte que de mauvaises politiques conduisent irrévocablement à de mauvais résultats financiers.

(A suivre).

*Économiste, historien

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[1Leslie Péan, « Haïti : Le saut dans l’inconnu d’une politique monétaire », AlterPresse, 10 mars 2018.

[2Gérard Junior Jeanty, « Fritz Jean : L’instabilité et lé déficit budgétaire font déprécier la gourde », Le Nouvelliste, 20 mai 2019.

[3Eddy Cavé, « Les problèmes de la gourde haïtienne dans les souvenirs du Jérémien », Le Nouvelliste, 9 mars 2018.

[4Brh, Notes sur la politique monétaire, Premier trimestre 2016 Port-au-Prince, p. 6-7.

[5Wilner Bossou, « 75 gourdes pour un dollar, les raisons de la dégringolade, LOOP 5, 17 novembre 2018.