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Haïti / Le peintre Gary Legrand : Entre tradition et modernité

Par Jérôme Paul Eddy Lacoste *

Soumis à AlterPresse le 26 mars 2019

Située exactement entre deux rivières pour reprendre l’heureuse expression du poète rivartibonitien Jean-Avin François, la ville de Petite Rivière de l’Artibonite peut se prévaloir d’une riche tradition de créativité artistique, littéraire et musicale. En effet, dans un espace géographique et symbolique dominé par le fort de la Crête-à-Pierrot et le Palais des trois cent soixante-cinq portes du Roi Henri Christophe, des clubs littéraires et socio-culturels comme Juvénat et Gaou-Guinou avaient marqué la génération des années 1970 de cette ville. Par la suite, il y eut les initiatives remarquables de Roger Milscent avec le journal Le messager de l’Artibonite, et des animateurs culturels comme Harry et Luc-Wans Duvalsaint, Jean-Avin François, Nerva Delva… Sur le plan musical, il faut souligner une tradition remontant à l’honorable saxophoniste Charles Dessalines, au maestro Ricot Lacoste, aux groupes musicaux les Fantaisistes et les Romantiques et aux performances harmoniques et rythmiques des groupes de raras venant chaque semaine sainte des sections rurales pour des défilés et des démonstrations publiques dans une féerie de couleurs et de rythmes. La fanfare de cette ville, fondée par feu le maestro Ricot Lacoste au début des années 1980, se distinguait par la solidité de la formation prodiguée aux jeunes en solfège et maitrise de l’instrument. Sur le plan pictural, tout amateur ou collectionneur d’art en Haïti et à l’étranger connait la valeur de l’Ecole de l’Artibonite groupée autour de l’inoubliable et maitre Saincilus E. Ismaël. Ce grand peintre est en effet mondialement apprécié pour ses motifs propres ainsi que son style particulier, reconnaissable et inimitable en dépit du phénomène de copiage et de recopiage en chaine de ses tableaux.

Né à la Petite Rivière de l’Artibonite, exactement à l’angle des rues Louverture et Lamartinière, grandi dans ce contexte de foisonnement et d’interpénétration de toutes ces activités créatrices artistiques, littéraires et musicales que nous venons brièvement d’évoquer, l’actuel peintre Gary Legrand, de son vrai nom Marc-Antoine Legrand, a eu un parcours linéaire, calme, serein, posé. Fils du talentueux ébéniste et Maire rivartibonitien Louisné Legrand, ses dons et aptitudes pour le dessin et l’art figuratif se manifestèrent très tôt, dès ses études primaires au cours desquelles il dessinait au crayon tout ce qui attirait son attention : visages de camarades, de professeurs (maitre Bruno Paul), scènes de marché, de la vie campagnarde, natures mortes, joueurs de football, parades scolaires, arbres, fleurs arbres et oiseaux, édifices publics, reproduction des dessins et gravures de Georges « Geo » Remponneau qui illustraient à l’époque les manuels scolaires des Frères de l’Instruction Chrétienne (FIC)… Au sein de l’association catholique de jeunesse KIRO, l’adolescent se distinguait dans les activités artisanales de tapisserie, de collage. A cette époque, au niveau de l’enseignement primaire, le dessin était une matière obligatoire et le vendredi matin était consacré à la poésie et à l’exécution des épreuves de dessin. Très calme et très réservé, Gary ne se signalait point en poésie. Mais, dans l’exécution des épreuves de dessin, il excellait à merveille et prenait un plaisir sournois à les exécuter d’un trait, sans sourciller, pour ses camarades et voisins de classe. A partir de ses études secondaires au Collège Canado-Haïtien, son évolution a pris un nouveau tournant. Désormais, ce qui avait été des fantaisies, des fugues d’adolescent à la recherche de liberté pour s’exprimer et se plaire, commença à s’affirmer de façon plus systématique. Les Frères du Sacré-Cœur qui dirigeaient l’établissement avaient remarqué ses dons et lui avaient alors prodigué des conseils et des encouragements. Il visitait régulièrement les expositions permanentes de l’Institut Français d’Haïti (IFH), du Musée du Panthéon National Haïtien (MUPANAH) et, surtout, de la riche collection haïtienne du Musée d’Art du Collège Saint-Pierre au Camp de Mars alors sous la direction du conservateur Pierre Monosiet. Il consultait les encyclopédies d’art, les catalogues de peintures européennes. Il modifie ses supports. Ce ne sont plus les feuilles volantes, les cahiers de dessins. Il adoptera le bristol et l’encre de Chine, le pinceau et l’aquarelle. Dans ce contexte particulier, il rencontra le grand maitre de l’Artibonite, Saincilus E. Ismaël, qui l’invita à travailler pendant les vacances sous sa direction et conseils dans son atelier. Ce fut alors une époque d’intense apprentissage, particulièrement en ce qui concerne les teintes et les nuances des couleurs et l’organisation de l’œuvre à partir d’un ou des motifs particuliers. Après son baccalauréat, sans aucune hésitation, Gary a choisi de s’inscrire à l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS). Là, son apprentissage se structure et se renforce. Il apprend l’histoire de l’art sous la direction des professeurs Michel Philippe Lerebours et Gérald Alexis et affine ses techniques sous la conduite de grands peintres comme Dieudonné Cédor, Frantz Louissaint, Néhémie Jean. Sous la direction de M. Andrissaint, il s’initie à la sculpture et à la céramique. Cette conjoncture de de la fin des années 80 et du début des années 90 est particulièrement fructueuse à l’ENARTS. En peinture et en arts plastiques, il faut toujours se rappeler de cette promotion au sein de laquelle se détachèrent Fritzvelt Antoine (Rourousse), Francisco, Pascal Smarth et Legrand Marc Antoine (Gary). Tous ces jeunes peintres allaient connaitre le succès en évoluant chacun dans des directions différentes en dépit de leur académisme, de la sureté de leur tracé et leur tendance à passer du figuratif à l’art abstrait. Ils devraient tous laisser le pays par la suite. Gary part ainsi pour la France en 1996. Là, il continue à peindre. Il enseigne. Il anime des ateliers de création artistique pour les jeunes et les adolescents. Son art évolue de plus en plus du figuratif académique avec des jeux d’ombre et de lumière à l’abstraction géométrique (contrebasse, Révolution), puisant aux racines de la culture vaudoue (Marassa, Potomitan, Ogou), sans exclure des sujets d’actualité (Déportés). Ses œuvres sont régulièrement exposées dans des manifestations artistiques et culturelles à Paris et dans les principales villes de France. Des reproductions sont publiées dans des magazines d’art. Nous avons donc un art muri, vivace, plongeant ses racines dans les plus authentiqués traditions culturelles haïtiennes et mis en évidence avec des techniques sûres et muries au cours d’un long, patient et tenace processus d’apprentissage commencé dès l’adolescence et devant aboutir à l’ENARTS et qui se poursuit encore de nos jours. Bref, nous retrouvons le parcours artistique d’un peintre haïtien, rivartibonitien authentique jonglant entre ombres et lumières, nuances et teintes, vivacité et sobriété des couleurs, entre figuratif et abstraction, entre formes, couleurs et rythmes. Un artiste qui s’est longtemps cherché et formé et qui évolue actuellement, sûr de son art, entre tradition et modernité.

Entretemps, le peintre Gary a renforcé ses connaissances musicales, particulièrement la maitrise des rythmes du tambour qu’il avait commencé à apprendre depuis son adolescence sous la férule de Martino, grand tambourineur du groupe à pied les Vampires de la Petite Rivière de l’Artibonite des années 70. Il évolue actuellement au sein du groupe musical interculturel Sita Lantaa.

Le parcours du peintre rivartibonitien Gary Legrand nous a interpellés. Un parcours débutant avec l’émergence des dons et aptitudes pour le dessin depuis les bancs du primaire jusqu’ aux réalisations stylisées et complexes actuelles en passant par un apprentissage approfondi sous la férule du grand maitre Saincilus E. Ismaël de l’Ecole de l’Artibonite et des professeurs célèbres de l’Ecole Nationale des Arts (ENARTS). A notre connaissance, la production artistique de Gary Legrand, ainsi que celle de ses camarades de promotion Fritzvelt Antoine (Rourousse), Francisco, Pascal Smarth, à de rares exceptions, n’est pas en Haïti. A quand une exposition conjointe des œuvres de ces peintres dans un espace public, au MUPANAH par exemple ? A quand une demande d’achat d’un nombre approprié de tableaux de ces artistes pour enrichir le patrimoine artistique public haïtien ? A quand le patronage d’une tournée de ces artistes au pays par les pouvoirs publics et des mécènes pour des expositions et l’animation des cours, séminaires et ateliers à l’ENARTS, à la Petite Rivière de l’Artibonite dans des centres culturels du pays pour partager avec les jeunes leurs connaissances et expériences ?

* Professeur à l’université

Photo logo : Potomitan de Gary Legrand

babuzi2001@yahoo.fr