Débat
Par Claude Joseph*
Soumis à AlterPresse le 12 février 2019
« Personne n’est plus détesté que celui qui dit la vérité »
Platon
« Le Courage de la Vérité (Le Gouvernement de soi et des autres II) », édité par Frédéric Gros et publié par les éditions Hautes Etudes, est cet ouvrage qui reproduit le dernier cours que Michel Foucault aura prononcé au Collège de France, de février à mars 1984. La thématique centrale de cette œuvre est un triptyque s’articulant entre les modes de véridiction, les techniques de gouvernabilité et les pratiques de soi. Quatre formes de véridiction, à savoir le dire-vrai prophétique, le dire-vrai du sage, le dire-vrai de l’enseignant et la parrêsia, sont traitées, mais une attention toute particulière est portée sur la notion de parrêsia qui, étymologiquement, est l’activité qui consiste à tout dire : pan rêma. Foucault l’a défini comme le « tout-dire » indexé à la vérité, c’est à dire « tout dire de la vérité, ne rien cacher de la vérité, dire la vérité sans la masquer par quoi que ce soit ». Contrairement aux trois premières formes de véridiction, la parrêsia se distingue en ce qu’elle requiert une certaine forme de courage. Pour qu’il y ait parrêsia, selon Foucault, il faut que le sujet, en disant la vérité qu’il marque comme étant son opinion, sa pensée, sa croyance, prenne un risque, risque qui concerne la relation même qu’il a avec celui auquel il s’adresse. Il faut, pour qu’il y ait parrêsia, que, en disant la vérité, on ouvre, on instaure et on affronte le risque de blesser l’autre, de l’irriter et de le mettre en colère et de susciter de sa part un certain nombre de conduites pouvant aller jusqu’à la plus extrême violence. En somme, en disant la vérité, toute la vérité envers et contre tous, le parrèsiate est bien celui qui prend le risque de mettre en question sa relation à l’autre, et même sa propre existence.
Le risque est d’autant plus grand dans les sociétés où les acteurs ne sont pas prêts à jouer ce que Foucault appelle le jeu parrèsiatique, cette espèce de pacte qui fait que si le parrèsiaste montre son courage en disant la vérité envers et contre tout, celui auquel cette parrêsia est adressée devra montrer sa grandeur d’âme en acceptant qu’on lui dise la vérité. Qu’il s’agisse du peuple assemblé délibérant sur les meilleures décisions à prendre pour la suite, qu’il s’agisse du Prince, du tyran ou du roi auquel il faut donner des conseils, qu’il s’agisse de l’ami que l’on guide –, celui-là (peuple, roi, ami), s’il veut jouer le rôle que lui propose le parrèsiate en lui disant la vérité, doit l’accepter, aussi offensante qu’elle soit pour les opinions reçues dans l’Assemblée, pour les passions ou les intérêts du Prince, pour l’ignorance ou l’aveuglement de l’individu. Ainsi donc, la parrêsia est, en deux mots, « le courage de la vérité chez celui qui prend le risque de dire, en dépit de tout, toute la vérité qu’il pense, mais c’est aussi le courage de l’interlocuteur qui accepte de recevoir comme vraie la vérité blessante qu’il entend ».
Ce n’est peut-être pas surprenant que la parrêsia soit absente dans diverses prises de positions en Haïti. Outre l’entêtement de nos dirigeants, l’intolérance et l’incivilité politique qui caractérisent les relations des citoyens et citoyennes, le désir de tout un chacun d’être toujours politiquement correct afin de protéger ses arrières, son petit job, rendent le jeu parrèsiatique impossible. Tout le monde a peur de dire la vérité, on assiste donc à une démission collective. Pourtant la parrêsia, comme pratique morale qui consiste à dire sans dissimulation ni réserve ni ornement rhétorique toute la vérité, me parait être l’antidote à la situation toxique, confuse et cacophonique qui règne présentement en Haïti. Seule la vérité pourra nous libérer, une vérité toute entière même si elle est horrible. Il faut avoir du courage à l’instar d’un Rosalvo Bobo qui, en dépit de sa velléité présidentielle, a su dire ses quatre vérités aux occupants qui lui ont considéré comme un fou et n’ont pas hésité à choisir à sa place Sudre Dartiguenave comme Chef d’État.
Le Courage de la vérité : Jovenel Moise et la bourgeoisie d’affaires
Certes, on n’étudie pas « comment devenir président » à l’école, mais gouverner, dit-on, c’est prévoir. Avoir le courage de la vérité c’est d’admettre que par la gestion des deux premières années de son mandat, Jovenel Moise prouve qu’il n’était peut-être pas préparé à jouer son rôle de Chef d’État exigeant qu’il soit à la hauteur de la dimension des conflits qui rongent la nation. Mais avoir le courage de la vérité c’est aussi et surtout admettre, au risque d’être accusé de jouer les trouble-fête, que les vrais maîtres de la terre d’Haïti disposant d’un pouvoir incommensurable, n’attendaient pas qu’à peine élu, ce fils du pays en dehors fraichement débarqué dans la capitale, allait s’attaquer à leurs intérêts économiques. Voulant se conduire en chef, Jovenel Moise, qui est venu trop tard dans un monde trop vieux, a buté sur une bourgeoisie d’affaires qui ne transige pas sur ses intérêts. Il est donc en train d’apprendre à ses dépens que pour protéger ses intérêts, souvent incompatibles à ceux du peuple, cette bourgeoisie est prête à tout. Sa cupidité ne semble avoir aucune limite. C’est une bourgeoisie qui, selon Soukar, « a toujours fait gaiment litière de toute vertu. Ses femmes et ses hommes réussissent, au lendemain des nuits d’amour et de prévarications, à retrouver la ‘respectabilité’ ».
Le tableau de la bourgeoisie tel que peint par Michel Soukar est vraiment peu reluisant. L’auteur de la « Radiographie de la bourgeoisie haïtienne » raconte comment la bourgeoisie d’affaires, au début des années 1980, commençait à se plaindre des empiètements inquiétants des Bennett sur ses domaines réservés. Ne voulant pas se contenter d’élargir ses exportations de café, Ernest Bennett, le père de l’épouse de Jean-Claude Duvalier, s’investissait également dans d’autres domaines pour vite devenir concessionnaire de véhicules automobiles, exportateur d’huiles essentielles, trafiquant de produits importés ou en transit en Haïti. Cette situation a provoqué la rogne de la bourgeoisie croyant, jusqu’à cette époque, qu’elle n’aurait jamais partagé les dividendes de la croissance du secteur des importations (véhicules automobiles, biens alimentaires, matériaux de construction…) et du boom de l’industrie d’assemblage où les gens de la classe moyenne n’occupaient que des postes subalternes : comptables, surveillants, contremaîtres, etc… À cause de pareilles situations, d’aucuns pensent que l’effondrement du gouvernement de Jean Claude Duvalier était prévisible.
Rien, il parait, n’est capable d’étancher la soif d’accumulation de richesse de la bourgeoisie d’affaire haïtienne. Alors qu’elle se plaint continuellement de l’absence de financement public de leurs divers projets, Michel Soukar nous dit que du gouvernement de Paul Magloire à celui de Jean-Claude Duvalier, « l’Etat haïtien a financé, souvent à des fonds perdus, les hôtels luxueux de Pétion-Ville, les industries de formation du sisal, de fabrication des carreaux de céramiques, de pâte de tomate, de bonneterie, d’extraction du marbre, de protection du rhum, d’ustensiles de cuisine, d’imprimerie, sans oublier de nombreuses industries d’assemblage travaillant pour le marché américain ». Pendant plus de quarante ans, renchérit Soukar, « l’Etat haïtien a financé la bourgeoisie à travers la Banque Nationale de la République d’Haïti qui travaillait surtout avec les exportateurs de café et les importateurs… ».
Un rapport de la Banque Mondiale publié en 2015 abonde dans le même sens. Les grandes familles qui dominaient l’économie haïtienne à l’époque de Duvalier, au cours des années 70 et 80, conservent encore, d’après le rapport, la mainmise sur de vastes pans de l’économie nationale, ce qui conduit à une forte concentration de leur pouvoir dans un certain nombre d’industries clés, à une distorsion de la concurrence et au maintien, dans de nombreux cas, de pratiques commerciales corrompues. Par conséquent, plusieurs des principaux produits alimentaires dont dépendent les consommateurs haïtiens sont vendus dans des marchés concentrés, ce qui explique que leurs prix sont en moyenne de 30 à 60 % plus élevés environ que dans les autres pays de l’Amérique latine et de la Caraïbe.
Aveuglée par ses petits intérêts mesquins, la bourgeoisie haïtienne, cette pseudo-bourgeoisie, est incapable de réaliser que ce système ne peut plus tenir. Et c’est bien ça la crise. La vraie crise, cette crise économique qui s’accompagne, pour répéter Fritz Jean, d’un déni de légitimité de toutes les institutions du pays, résulte de l’essoufflement d’un système économique incapable de se maintenir et de se renouveler. Basé sur un mode d’accumulation de rente, ce système économique est en train d’imploser parce qu’il concentre les richesses et centralise les « fenêtres d’opportunités autour des réseaux de familles ou d’autres liens sociaux, limitant de ce fait l’explosion des forces créatrices ainsi que l’exploitation des potentialités naturelles ». Ces réseaux sociaux d’accumulation (RSA) ont toujours eu à leur service un État leur permettant de maitriser les différents circuits de la chaine de production allant des circuits de financement aux circuits de commercialisation. Et la structure économique telle que façonnée par ce nombre restreint de RSAs génère et alimente un système d’inégalités qui entrave le développement des forces productrices.
Jovenel Moise aujourd’hui est dans la tourmente non seulement parce qu’il n’a pas pu soulager la souffrance d’une population qui n’a cessé de faire les frais des promiscuités d’alcôves et des complices de coulisses d’une lumpen bourgeoisie et des politiciens corrompus, mais aussi et surtout parce qu’il a décidé d’attaquer des intérêts sensibles de ces réseaux sociaux d’accumulation. N’importe qui ose questionner les avantages des maitres d’Haïti n’échappera à leurs colères.
Voilà la crise. C’est en grande partie à cela qu’on doit s’attaquer aujourd’hui. Les erreurs de Jovenel Moise, ses promesses démesurées, son entêtement et son « arrogance » doivent être dénoncées mais elles sont loin d’être la cause de tous nos malheurs. La régression économique enregistrée au cours des quatre dernières décennies résulte certainement de la confluence de plusieurs facteurs. Cependant, la mainmise sur tous les pans de l’économie par une bourgeoisie d’affaire tirant l’essentiel de ses ressources de la rente constitue la clef de voûte du défi haïtien. Quand l’économie va mal, la tendance, pour répéter Michel Soukar, « est de regarder vers le gouvernement, soit pour le blâmer, soit pour obtenir quelques orientations de la politique ». Alors que le problème est que le secteur privé haïtien a grandi à l’ombre des dictatures et a développé des réflexes et des méthodes non appropriés pour faire avancer l’économie. Ce n’est pas une surprise qu’à l’exception du secteur des communications, qu’aucun investissement privé significatif n’ait été enregistré en Haïti depuis 1986. Ce genre d’entrepreneurs, selon Soukar, « forme moins un secteur privé qu’un secteur privatif ». Somme toute, cette pseudo-bourgeoisie haïtienne n’est pas une bourgeoisie nationale. Sur les plans économique et culturel, elle ne représente qu’une « sous-bourgeoisie, doublement périphérique ».
* MPA, Ph.D.
Visiting Assistant Professor
Department of Public Policy
University of Connecticut
Contact : Claudejoseph03@gmail.com