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Haiti : 200,000 armes à feu en circulation

Extraits d’une étude réalisée par l’organisme Small Arms Survey [1]

Repris par AlterPresse

On a observé une escalade considérable de la violence armée dirigée
contre les populations civiles en 2004 - et le phénomène devrait se
poursuivre dans la période précédant les élections de la fin 2005. La
consultation de la presse ainsi que des dossiers du CICR et d’hôpitaux privés
révèle que 700 personnes au moins ont été tuées dans des actes de violence
armée intentionnels entre septembre 2003 et décembre 2004, avec un
nombre trois ou quatre fois supérieur de blessures non mortelles. Selon les
mêmes sources, les groupes les plus fréquemment visés ont été les scolaires
et les étudiants (de quatre à trente ans), suivis par la police, le commerce et
le secteur de la sécurité privée. On observe en outre au cours de la période
une transformation qualitative des blessures, qui se sont déplacées des
extrémités vers la poitrine et le crâne à mesure que la violence s’intensifiait.
Il est vraisemblable que la violence armée empirera en 2005, à moins que
le gouvernement de transition et la MINUSTAH ne déploient une
action concertée plus énergique pour mettre un frein aux activités des
éléments armés.

La violence armée cause bien plus que des blessures, elle compromet
la sécurité humaine de la population civile. Les armes servent à tuer, mais
tout aussi souvent à des attaques à main armée, à des viols, à des demandes
de rançon, à des enlèvements et au harcèlement. Ces persécutions ont
toute une série d’effets mesurables sur la mobilité de la population civile
et ses moyens d’existence, sur l’accès aux marchés et aux services publics,
les prix des marchandises et des services, ainsi que sur l’investissement
d’origine nationale comme étrangère. La longue tradition de recours à un
activisme politique militarisé et aux opérations punitives compromet d’ores
et déjà la liberté et l’honnêteté des élections municipales du mois d’octobre
ainsi que des législatives et des présidentielles de la mi-novembre 2005.

Les actions humanitaires et de développement butent régulièrement
sur la violence armée. Les zones périphériques de Port-au-Prince (comme
Cité Soleil, Bel Air, etc.) et de nombreuses régions au nord et au sud sont
souvent rendues inaccessibles par la menace que posent les éléments armés.
Les ports et les voies de circulation sont peu sûrs et échappent fréquemment
au contrôle de l’Etat. Les convois sont régulièrement attaqués, les personnes
qui les composent agressées, voire tuées. L’anarchie généralisée dans l’ensemble
du pays empêche d’investir convenablement dans l’infrastructure
matérielle et sociale, et freine surtout la croissance commerciale. L’aide
conventionnelle et les activités de développement sont ainsi entravées
par les difficultés d’accès et la précarité de la sécurité, ce qui prive des
centaines de milliers de civils de bien-être et de moyens d’existence.

La sécurité humaine et nationale est compromise par de très nombreux
groupes armés non étatiques opérant dans l’ensemble du pays. On
compte au moins une douzaine de catégories distinctes de groupes armés
possédant des quantités variables d’armes légères de différents calibres :
organisations populaires, Baz, zenglendos, anciens membres de la FADH,
anciens paramilitaires (du FRAPH), anciens membres de la garde présidentielle,
prisonniers évadés, groupes criminels organisés, milices d’autodéfense,
sociétés de sécurité privées, particuliers et membres de la classe politique.
Chacun de ces groupes puise dans un riche réservoir de soutiens locaux.
Les alliances entre groupes sont instables, et les motivations complexes
reflètent un mélange d’attitudes prédatrices et protectrices - elles-mêmes
fortement liées à des intérêts locaux. Et nombre de ces groupes ont consolidé
leur assise entre février et décembre 2004.

Ces groupes armés sont enchâssés dans les communautés et bénéficient
d’un fort soutien local. De nombreux membres des communautés de résidents
ainsi que beaucoup des groupes militaires et criminels qui entretiennent
l’insécurité sont solidement armés. Les élites civiles et des segments
des communautés plus pauvres détiennent d’importantes quantités d’armes
- même si c’est pour des raisons très différentes souvent. Des éminences
grises locales - fréquemment liées à des groupes armés au sein de communautés
plus pauvres - n’hésitent pas à recourir à la violence armée pour
défendre leurs intérêts. Le monopole local de la violence est devenu un
signe de vrai pouvoir. Les stratégies de lutte contre la violence armée et
d’élimination permanente des armes dans la société devront donc adopter
une approche localement adaptée à la dynamique politique, sociale et économique
de communautés spécifiques, ce qui nécessitera de méticuleuses
négociations avec les pouvoirs occultes, les personnalités religieuses et les
chefs politico-militaires, ainsi que le recours à des incitations différenciées.

Les groupes armés non étatiques possèdent moins d’armes que les
forces armées et internationales. Une première estimation donne à penser
que les groupes armés non étatiques (dont les sociétés de sécurité privées)
posséderaient jusqu’à 13 000 armes légères de calibres divers, en majorité
des armes semi-automatiques (comme M16, M14, PMK, Uzi) et des pistolets
(0,38, 0,45 et autres). Les armes de fabrication industrielle sont surtout
détenues par les chefs des divers groupes armés, la plupart des hommes
eux-mêmes possédant des armes artisanales ou “créoles†. Le désarmement
limité qui a eu lieu dans les années 90 et au début de la décennie suivante a laissé à ces groupes un volume considérable d’armes. Quant aux membres
de forces de sécurité étatiques ou anciennement étatiques, dont la
MINUSTAH et les membres démobilisés de la FADH, elles n’auraient
pas plus de 27 000 armes. Malgré ce nombre relativement élevé d’armes
à feu prétendument sous le contrôle de “l’Etat†, on entend fréquemment
réclamer davantage encore d’armes légères.

Les civils détiennent ensemble une part très importante des armes en
Haïti. La Constitution garantit depuis 1987 le droit de posséder une
arme en Haïti. Une grande partie des classes aisées et de la bourgeoisie
possède des armes à feu dans l’ensemble du pays, mais surtout dans la capitale,
Port-au-Prince. Les armes sont aussi très répandues dans les couches
plus pauvres de la société haïtienne. En 2001, la police nationale haïtienne
avait enregistré pour l’ensemble du pays 20 379 armes à feu licites
- devenues illégales en 2003. Fait alarmant, il semblerait bien que de
nouveaux permis aient été délivrés au début de l’année 2005, malgré
l’absence de tout système formel de réglementation. La présente étude
estime que le nombre réel des armes détenues par les civils est en fait nettement
supérieur, à quelque 170 000 armes légères, surtout des pistolets
(38,9 mm) et des revolvers (ce qui englobe des armes créoles), voire des
calibres 7,62 mm. La réglementation de la possession d’armes et de leur
utilisation est laxiste, et il n’existe actuellement aucun registre authentique
des permis de détention légitime d’armes.

Les transferts et le trafic sont courants sur le marché gris et le marché
noir, mais il est difficile d’en dégager avec certitude les tendances et les
constantes. Les embargos sur les armes décrétés par les Etats-Unis, l’OEA
et les Nations unies au début et au milieu des années 90, ainsi que l’incapacité
du pays à fabriquer industriellement ses propres armes ont fait des
transferts clandestins et illicites une pratique répandue. La levée de fait de
l’embargo unilatéral des Etats-Unis sur les livraisons d’armes à Haïti
donne à penser que les ventes licites à la PNH auraient repris à la fin de
l’année 2004. On connaît bien également les filières de contrebande entre
Haïti et les Etats-Unis (Floride), et des armes automatiques et semi-automatiques
arrivent par ailleurs dans le pays depuis la République dominicaine,
le Brésil, la Jamaïque, l’Afrique du Sud, Israà« l et l’Amérique centrale.
La police nationale haïtienne et le dispositif pénitentiaire sont affaiblis
et ont besoin d’investissements considérables. Selon de récentes
estimations de la MINUSTAH et du gouvernement de transition, les effectifs
de la PNH seraient retombés de quelque 6 300 en 2003 à 5 000 policiers.

La police civile des Nations unies (CIVPOL) demande qu’ils soient portés à 6 500 - soit un agent pour 1 200 civils. De plus, sur les 189 postes de
police, prisons et autres lieux de détention, 125 ont été détruits après le
départ du président Aristide, en février 2004 ; 75 autres ont besoin de
réparations. Même si 1 600 prisonniers évadés ont été repris, il y en a encore
au moins autant en liberté, relâchés en février 2004. Des efforts sont en
cours pour assurer une nouvelle formation aux agents de la PNH, rétablir
les infrastructures et remettre en place une administration et une infrastructure
pénitentiaires fonctionnelles. Mais il faut plus longtemps que
prévu pour former une police légitime et crédible ; et l’on craint souvent
que la PNH ne devienne elle-même de plus en plus une source de violence
criminelle plutôt qu’une institution luttant efficacement contre le crime
et garantissant la sécurité publique.

Les précédents efforts de désarmement, de démobilisation et de réinsertion
des groupes armés n’ont eu qu’un succès limité. Moins de 4 265 armes
ont été récupérées depuis le milieu des années 90. Bien qu’un nombre
important en ait été collecté par les marines américains au milieu des années
90, moins de 2 500 (soit moins de 12 %) en ont été détruites. Des efforts
concertés ont commencé avec l’intervention américaine de 1994 et se sont
poursuivis jusqu’à présent. Ils se sont concentrés sur le “rachat†d’armes,
la fourniture de crédits de transition de courte durée, avec un suivi limité.
La plupart se sont bornés à la collecte des armes, sans aucune extension
vers la réconciliation, la lutte contre la violence et la restauration de la paix.
Pratiquement tous les efforts de désarmement ont échoué en Haïti. Peu
d’armes ont été récupérées ou détruites, et la plupart des armes restantes ont
finalement été redistribuées dans la population. Bien que les gouvernements
haïtiens précédents aient soutenu diverses conventions sur le désarmement
aux Nations unies et par le canal de l’OEA, les instruments normatifs internationaux
correspondants ont été signés, mais ne sont toujours pas ratifiés.

Priorité donnée au DDR des FADH : bien que 4 800 soldats aient
été démobilisés par USAID et l’OIM au milieu des années 90, bien des
membres des Forces armées d’Haïti (FADH) continuent de jouir d’une
légitimité constitutionnelle de jure et restent de facto présents dans
l’ensemble du pays. Leur influence semble s’être même consolidée, en
particulier dans les parties du pays où l’autorité de l’Etat est limitée. En
raison des liens entre le gouvernement de transition et des membres des
FADH, on voit s’exprimer un désir croissant de restaurer une force de
sécurité ou auxiliaire composée d’anciens soldats. Il est bien difficile de
prédire les répercussions qu’aurait la reconstitution d’une armée sur la
sécurité humaine et nationale.

Les récentes actions de désarmement ont été bien moins efficaces qu’on
ne l’avait espéré. Entre mars et octobre 2004, la MIF et la MINUSTAH
ont récupéré 200 armes environ. Malgré des campagnes de désarmement
forcé, la création de postes de contrôle et divers programmes non coercitifs,
le gouvernement de transition et les Nations unies ne sont pas parvenus
à ponctionner de grandes quantités d’armes légères. Ont été collectées
des armes lourdes automatiques et semi-automatiques, ainsi que des
pistolets et des munitions. La plus grande partie de ce matériel (60 %
environ) a été remise à la PNH ; le reste a été restitué aux propriétaires ou
détruit. Il est urgent de mettre sur pied une stratégie plus ample.

Copies du rapport disponibles en Anglais et Français à l’adresse :
- http://www.smallarmssurvey.org/OPs/OP14HaitiGBandF.pdf


[1Le Small Arms Survey est un programme de recherche indépendant intégré
à l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève, en
Suisse. Il a été créé en 1999 grâce au soutien financier de la Confédération
suisse et d’autres gouvernements. Il constitue la principale source
d’informations publiques sur la problématique des armes légères et sert de
centre de références, de pôle de recherche et d’informations à la disposition
des gouvernements, des décideurs politiques, des chercheurs et des acteurs
engagés dans ce domaine.

Ce projet est conduit par une équipe internationale composée d’experts
dans les domaines de la sécurité, des sciences politiques, du droit, de l’économie,
du développement, de la résolution de conflits et de la sociologie.
Cette équipe collabore étroitement avec un réseau international de chercheurs
et de partenaires.

Le programme Small Arms Survey est financé grâce à la contribution
des gouvernements suivants : Suisse, Australie, Belgique, Canada,
Danemark, Finlande, France, Pays-Bas, Nouvelle Zélande, Norvège,
Suède, et le Royaume-Uni.