Par Joà£o Alexandre Peschanski
Traduction de l’Espagnol au Français par Isabelle Dos Reis, pour le Réseau d’Information et de Solidarité avec l’Amérique Latine (RISAL)
Repris par AlterPresse
Imaginez le paradis du néolibéralisme. Un lieu où la loi en vigueur est celle des grandes entreprises, qui ont le contrôle sur les codes sociaux et les forces armées. Où les bénéfices et les privilèges des corporations sont illimités, puisque ce sont elles qui en décident. Où l’Etat - entre les mains d’un gouvernement de connivence - n’entre pas, et délègue aux organismes financiers internationaux et aux propriétaires des corporations l’administration et la décision sur le développement du lieu. Où toute la production, réalisée par des travailleurs exploités jusqu’à l’os, est destinée à approvisionner les couches les plus riches du monde.
Bienvenus alors à la ville de Ouanaminthe, en Haïti, la plus grande expression du néolibéralisme. Dans la municipalité, située dans le département du Nord-Est, vivent près de 60 mille personnes. Il n’y a pas de statistique exacte, tout comme il n’y a pas de services publics de base (assainissement, ramassage des ordures, santé, infrastructure), parce que depuis début 2004, il n’y a pas de maire ou d’autre responsable direct des problèmes de la ville. En comptant les 11 cités (municipalités périphériques) qui entourent Ouanaminthe, on estime que la population dépasse les 100 mille habitants.
Les principales activités économiques locales sont l’agriculture et le commerce informel. Dans une des régions les plus fertiles d’Haïti, la plaine de Maribahoux, on plante de la banane, de la patate douce, de la tomate, du choux pomme, de l’aubergine, de la canne à sucre, du maïs, et divers types de haricots.
En raison de sa proximité avec la République dominicaine, on fait du commerce et du trafic de tout. Des vêtements contrefaits, des cabris, des disques pirates, de la cocaïne, des produits agricoles, des armes. Des vendeurs ambulants de produits de contrebande remplissent les rues du centre, partageant l’espace avec de petits marchés organisés par les paysans de la région.
Zone réservée
Dans une zone plus éloignée, la plus fertile du département, le paysage est bien différent. Derrière un grillage de trois mètres de haut, électrifié à son sommet, deux énormes usines blanches, avec une capacité pour deux mille ouvriers, occupent le champ de vision.
La grande majorité de la population locale ne s’en approche pas. C’est la première zone franche d’Haïti, administrée par la Compagnie de développement industriel (Codevi), filiale de l’entreprise dominicaine Grupo M. Inaugurée le 8 avril 2003 par les présidents d’Haïti et de la République dominicaine d’alors, Jean-Bertrand Aristide et Hipólito Mejàa, elle emploie actuellement 711 travailleurs, qui produisent des pantalons pour la firme américaine Levi Strauss, et doivent commencer à fabriquer des t-shirts pour la transnationale Sara Lee.
Des bénéfices infinis
Pour arriver à la zone franche, d’une surface de 80 hectares, il faut traverser une passerelle d’une dizaine de mètres, en permanence sous la mire de vigiles haïtiens et dominicains. Ils portent des fusils, des escopettes et des revolvers automatiques, qu’ils laissent bien à la vue. Puis, un poste d’identification, où un vigile dominicain dit qu’il a reçu des ordres pour ne pas autoriser l’entrée de journalistes sur les lieux. Il informe, de plus, que le directeur dominicain de la Codevi, Luis Gil, ou d’autres membres du conseil d’administration, n’accordent pas d’interviews. Et il ouvre le portail de sortie.
Au sommet de Monterrey [1], au Mexique en 2004, Aristide a présenté un projet pour créer 18 zones franches en Haïti. L’idée a été applaudie par les représentants des Etats-Unis, et principalement de la République dominicaine, où il existe 56 zones franches.
En territoire haïtien, la première se trouve à Ouanaminthe, mais deux autres sont en construction, à Laffiteau et Drouillard. La recette est simple : des entreprises s’installent dans une zone où le gouvernement les exempte du paiement d’une série de taxes et d’impôts.
Dans le cas haïtien, selon Rénald Clérismé, du ministère des Relations extérieures et ex-ambassadeur d’Haïti à l’Organisation mondiale du commerce (OMC), les privilèges sont infinis, depuis les privilèges fonciers aux privilèges fiscaux, et ils sont flexibles, autrement dit on peut les augmenter en fonction de négociations entre les entreprises et le gouvernement. « Si les transnationales se plaignent, le gouvernent leur donne encore plus de libertés », dit-il. « Le préjudice retombe sur la population haïtienne. Au final, on peut dire qu’Haïti est un bon élève du néolibéralisme. »
En bon élève, Haïti remporte ses prix, qui vont directement aux entreprises. Grupo M a reçu 23 millions de dollars de la Banque mondiale (BM), pour construire la zone franche. L’organisme financier international considère l’expansion de secteurs comme celui de Ouanaminthe essentielle pour le développement d’Haïti, et il est disposé à financer des entreprises qui veulent administrer des zones franches. La Banque mondiale est en train de réfléchir à un prêt supplémentaire de 42 millions de dollars pour aider Grupo M.
Carte blanche
L’entreprise dominicaine a reçu carte blanche des gouvernements haïtiens successifs, y compris de l’actuel gouvernement du président Boniface Alexandre et du Premier ministre Gérard Latortue, pour administrer la zone franche comme il lui convient. En entretien accordé par la Plateforme d’organisations haïtiennes des Droits humains (POHDH), le responsable de la direction régionale du ministère des Affaires sociales, Alfred Wilson, a affirmé avoir été mis au courant d’irrégularités dans la zone franche, mais il n’a rien fait. Les irrégularités dont il parle vont de licenciements injustifiés d’ouvriers, d’agressions physiques contre des employés, au trafic de drogue.
D’après les ouvriers de la Codevi, jusqu’en novembre 2004 la répression des manifestations des travailleurs était faite par des militaires dominicains. « La zone franche est en territoire haïtien. Pour défendre ses intérêts, Grupo M a fait appel à l’armée de la République dominicaine pour réprimer les ouvriers qui exigeaient de meilleures conditions de travail. Il s’est agi d’une occupation de territoire, car la zone franche se trouve en Haïti, et le gouvernement n’a rien fait », raconte Didier Dominique, de l’entité Batay Ouvriye (du créole, « Lutte/Bataille Ouvrière »), qui appuie le syndicat des ouvriers de la Codevi. Et il rajoute que Latortue était au courant de la présence de militaires dominicains à Ouanaminthe depuis mai 2004.
Au paradis des transnationales, les ouvriers luttent et gagnent
Les travailleurs de la zone franche de Ouanaminthe, en Haïti, arrivent à 6h et s’en vont à 16h30. De toute la journée, ils ont entre 30 et 45 minutes de pause. Comme il n’y a pas de réfectoire dans la zone, ils doivent courir pour déjeuner dans les petits établissements de restauration qui entourent la zone franche.
L’ouvrier Jean-Charles Gérald pense qu’il travaille 55 heures par semaine, alors que la loi haïtienne stipule un maximum hebdomadaire de 48 heures. Dans un accord passé avec la direction de la Compagnie du développement industriel (Codevi), il était obligé à produire 900 pièces par jour, sous peine d’être renvoyé. Pour ce travail, que Gérald considère « excessivement fatigant », il reçoit 72 gourdes par jour, moins de deux dollars.
Manifestations
Dans les ateliers, commente Tayllor Bogella, président du syndicat des ouvriers de la Codevi à Ouanaminthe (Sokowa), les travailleurs sont surveillés par des chefs d’ateliers armés. « Comme nous sommes haïtiens, et que les vigiles sont dominicains, il y a beaucoup de racisme. Nous sommes maltraités et humiliés », affirme-t-il. Pour lui, la situation est très mauvaise, mais avant elle était insupportable. « Il y a eu du mieux que parce que nous nous sommes battus », analyse-t-il.
Depuis l’inauguration de la zone franche, en 2003, les ouvriers ont commencé des manifestations et des grèves, exigeant la reconnaissance du code du travail par la Codevi, et l’interruption des violences contre les employés. Ils ont formé le syndicat. Le 1er mars 2004, la réponse de la direction de la zone franche a été le licenciement de 34 membres du syndicat. Après un mois et demi de mobilisation, les travailleurs licenciés ont pu reprendre le travail.
La lutte des employés a continué, la syndicalisation a augmenté, touchant 400 des 711 ouvriers. Pour en finir avec les revendications, sans autorisation du gouvernement haïtien, la Codevi a mobilisé un bataillon de soldats dominicains, qui est resté dans la zone franche plusieurs mois. Les militaires réprimaient les grèves et les protestations du syndicat, ils ont frappé les travailleurs. Le 11 juin, alléguant la basse productivité des ouvriers, l’entreprise a licencié 370 personnes, dont beaucoup étaient membres du Sokowa.
Le 5 février 2005, après des mois de mobilisation des employés et des licenciés de la Codevi, la direction de la zone franche et la coordination du Sokowa se sont réunis et ont signé un accord. Pour Bogella, les décisions de la rencontre sont favorables aux ouvriers, mais elles sont encore insuffisantes. Cependant, il croit que « c’est une grande victoire des travailleurs de Ouanaminthe, à un moment où ils collectionnaient les défaites et la répression ».
Lors de la réunion, la liberté syndicale a été reconnue, en accord avec la Constitution haïtienne. Dans le document final, la Codevi s’engage à « ne pas recourir à la force armée de quelque type que ce soit (par des militaires ou des vigiles) dans les conflits du travail, sauf en cas de violence au sein de l’entreprise, que ce soit contre quelqu’un ou contre des biens de l’entreprise », et à respecter les droits humains de ses employés. Bogella souligne que l’accord a aussi permis la réintégration des licenciés, en plus de la création d’un calendrier de rencontres pour discuter de problèmes tels que les bas salaires.
La lutte avance
La mobilisation dans les usines s’est reflétée dans la lutte des quartiers populaires. Ouanaminthe n’a pas de maire, et l’organisation des services publics est à charge de la population elle-même. Sans police, la ville est à la merci de gangs d’anciens militaires ou de sympathisants de l’ex-président Jean-Bertrand Aristide, armés par lui, qui génèrent de la terreur dans la région. Pour contenir la violence, des membres du Sokowa, avec l’appui de l’organisation Batay Ouvriye, ont créé des comités populaires dans la plupart des quartiers de la ville.
Dans des réunions fréquentes, les habitants organisent et se répartissent les tâches communautaires, principalement la sécurité. Pour Didier Dominique, de Batay Ouvriye, les habitants de Ouanaminthe commencent à s’occuper de l’espace urbain, et changent la façon de penser la politique.
« Dans un pays à forte tradition autoritaire, il est intéressant de voir le peuple participer ouvertement à chaque décision qui touche la communauté. C’est le reflet de la lutte des ouvriers de la Codevi », observe-t-il. Fin 2004, les habitants ont réalisé une manifestation devant la direction régionale du ministère des Affaires sociales, pour exiger des investissements dans la région. Comme il n’y a pas de maire, ils veulent que l’argent leur soit versé directement, pour en coordonner l’utilisation et empêcher la corruption.
Source : RISAL
[1] Sommet extraordinaire des Amériques de Monterrey (Mexique) en janvier 2004