Par Emmanuel Marino Bruno
P-au-P, 03 janv. 2019 [AlterPresse] --- L’année 2018 a été marquée, en grande partie, par de multiples turbulences, notamment sur les plan social, économique et politique en Haïti, a observé l’agence en ligne AlterPresse.
Décote vertigineuse de la gourde
Au cours de l’année 2018, la dépréciation accélérée de la gourde a aggravé les conditions socio-économiques, déjà précaires, de la population.
Elle a entraîné une inflation galopante (estimée à au moins 15 %), donc une augmentation des prix des différents produits sur le marché national, alors que les Haïtiennes et Haïtiens consomment 70 % des produits importés.
En dépit des interventions, jusque-là inefficaces de la Banque centrale à ce niveau, le taux de change a considérablement grimpé dans le pays, passant de 45.00 gourdes en 2014 à 78.00 gourdes à la fin de l’année 2018.
Un décret présidentiel a été pris, en mars 2018, pour exiger que toute transaction soit libellée en gourdes sur le territoire national.
Devant le refus, notamment des grandes commerçantes et des grands commerçants haïtiens d’appliquer cette mesure, le gouvernement a décidé de modifier l’arrêté, 7 mois après sa publication, en vue de prendre en compte les préoccupations du secteur aéroportuaire et du Bureau de monétisation des programmes d’aide au développement (Bmpad).
Le gouvernement a autorisé officiellement la double circulation monétaire à l‘intérieur du pays.
Les émeutes des 6, 7 et 8 juillet 2018
La crise socio-économique persiste en Haïti, plus de 5 mois après les violentes émeutes des vendredi 6, samedi 7 et dimanche 8 juillet 2018, qui avaient forcé le gouvernement d’alors à annuler une hausse des prix des produits pétroliers sur le marché national.
20 personnes ont été tuées et 84 entreprises privées, 5 institutions étatiques pillées et/ou incendiées, 76 véhicules incendiés, lors des émeutes de début juillet 2018, selon un bilan du Réseau national de défense des droits humains (Rnddh).
Les pressions populaires avaient contraint à la démission le premier ministre de l’époque, le docteur Jack Guy Lafontant, qui a été remplacé par le notaire Jean Henry Céant, le 5 août 2018.
Le pouvoir a fait même retrait d’un premier projet de loi de finances de l’exercice fiscal 2018-2019, qui prévoyait de nouveaux tarifs sur les produits pétroliers.
L’économiste haïtien Kesner Pharel, Président-directeur général (Pdg) du Group Croissance, a appelé à des investissements sociaux plus significatifs, dans un nouveau budget national, pour rompre avec les pratiques traditionnelles.
Son plaidoyer n’a, visiblement, pas été pris en compte par le régime tèt kale en place.
Au lieu d’investir beaucoup plus dans le social, le gouvernement - à travers le projet de budget pour l’exercice fiscal 2018-2019 à hauteur de 172,8 milliards de gourdes (Ndlr : US$ 1.00 = 78.00 gourdes ; 1 euro = 93.00 gourdes ; 1 peso dominicain = 1.70 gourde aujourd’hui), soumis au Parlement, le mardi 11 décembre 2018 - privilégie une augmentation de la dette externe (des prêts), passant de 5 à 13 milliards de gourdes.
Pourtant, le pays doit rembourser une dette de 3,8 milliards de dollars américains du programme PetroCaribe d’aide vénézuélienne à Haïti.
Plusieurs anciens hauts fonctionnaires, dont des premiers ministres, ministres et directeurs généraux ainsi que des proches du pouvoir en place, seraient soupçonnés d’implication dans la dilapidation présumée des fonds PetroCaribe.
PetroCaribe, un dossier brûlant
L’affaire PetroCaribe a pris une importance considérable avec la naissance, le 14 août 2018, sur les réseaux sociaux, du mouvement citoyen, issu du hashtag #PetroCaribeChallenge.
Le mouvement #PetroCaribeChallenge appelle chacune et chacun à se mobiliser pour réclamer des éclaircissements sur la dilapidation des fonds PetroCaribe.
Cette mobilisation citoyenne n’a pas tardé à s’intensifier en Haïti, notamment à Port-au-Prince, ainsi qu’à l’étranger à travers des rassemblements (sit-in), marches et expositions, entre autres.
Plus d’une soixantaine de plaintes ont été déposées, à partir de janvier 2018, au bureau du juge d’instruction en charge du dossier PetroCaribe, Ramoncite Accimé.
Deux rapports d’enquête sur le programme PetroCaribe, ont été aussi transférés à la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (Cscca) par le sénat, suite à une séance discrète, tenue dans la soirée du jeudi 1er février 2018, par des parlementaires proches du pouvoir.
Les résultats de l’audit sur la gestion des fonds PetroCaribe sont attendus, au cours du mois de janvier 2019, au sénat de la république.
En conférence de presse, le mardi 4 septembre 2018, la Cscca, en charge de ce dossier, a promis un audit de qualité.
Le président Jovenel Moïse a abondé dans le même sens. Mais, son discours ne convainc pas les protestataires, qui continuent d’exiger, à tue-tête, sa démission pour faciliter la tenue d’un vrai procès.
De la mobilisation anti-gouvernementale au massacre de La Saline
La première grande manifestation, dans le cadre du mouvement #PetroCaribeChallenge, pour demander des comptes sur l’utilisation des fonds PetroCaribe, a eu lieu, le mercredi 17 octobre 2018, à Port-au-Prince, ainsi que dans diverses villes en province, à l’occasion du 212e anniversaire de l’assassinat de Jean -Jacques Dessalines, fondateur de la nation haïtienne.
À Port-au-Prince, on a assisté à un déferlement (en masse) de personnes, dont un nombre important de jeunes, dans les rues.
8 personnes ont été tuées, 61 autres ont été blessées, dont plusieurs atteintes par balles, lors de la mobilisation du 17 octobre 2018, selon un rapport, en date du 9 novembre 2018, du Réseau national de défense des droits humains (Rnddh).
Une marche s’est muée en une manifestation pour réclamer des comptes autour de l’utilisation des fonds PetroCaribe, à l’occasion des funérailles, le 31 octobre 2018, de 6 des 8 personnes, tuées par balles dans la manifestation du 17 octobre 2018.
Des policiers nationaux ont fait usage à profusion de gaz lacrymogènes, de tirs d’armes à feu et de tirs de balles en caoutchouc pour disperser les manifestantes et manifestants.
Au moins une personne a été tuée par balle et 8 autres personnes ont été blessées, a rapporté l’organisme de défense des droits humains.
Près d’un mois après la grande mobilisation anti-corruption du 17 octobre 2018, une tuerie a été perpétrée, le mardi 13 novembre 2018, dans le quartier populaire de La Saline (à l’ouest de Port-au-Prince).
« Soixante-onze (71) personnes assassinées (dont plusieurs femmes et des mineurs), deux (2) autres portées disparues, onze (11) victimes de viols collectifs, cinq (5) personnes blessées et cent-cinquante (150) maisons vandalisées et/ou criblées de balles à Projet La Saline et ses environs, des dizaines d’autres maisons incendiées à Nan Chabon : le bilan du massacre d’Etat à La Saline est lourd », relève le Rnddh.
5 morts et 9 blessés par balles ont été également enregistrés à La Saline, le 1er novembre 2018.
Plus d’une vingtaine de familles victimes ont déposé, le vendredi 21 décembre 2018, une plainte au parquet, près le tribunal civil de Port-au-Prince, contre les présumés auteurs, co-auteurs et complices du massacre perpétré le 13 novembre 2018.
Le nouveau commissaire du gouvernement de Port-au-Prince, Paul Eronce Villard, est appelé à mettre l’action publique en mouvement contre les présumés accusés.
Il s’agit des nommés Serge Alectis dit Ti Junior, Félix Pyram alias Toutou Number One, Jimmy Jean, Iscar Andris, Christ-Roi Chéry alias Chrislat, Jimmy Chérizier dit Barcecue, agent de de la Police nationale d’Haïti (Pnh), Grégory Antoine alias Greg, agent de police, Joseph Pierre Richard Duplan (délégué départemental de l’Ouest) et Fednel Monchéry (directeur général du ministère haïtien de l’intérieur et des collectivités territoriales).
Les chefs d’accusations, portées contre ces personnes, sont « associations de malfaiteurs, assassinats, destruction de propriétés, agressions sexuelles, complicité d’assassinats », faits prévus et punis par le code pénal haïtien.
Silence choquant de Jovenel Moïse
Le silence choquant, observé par Jovenel Moise sur cet acte barbare, lors de son adresse à la nation, dans la soirée du mercredi 21 novembre 2018, pour calmer une mobilisation anti-gouvernementale, a été vivement critiqué par le Bureau des avocats internationaux (Bai).
Ce mutisme, sur la tuerie du 13 novembre 2018 à La Saline, s’apparente à une campagne de banalisation de la vie des êtres humains d’origine sociale modeste, interprète l’organisme Bai de défense des droits humains.
À l’occasion d’une cérémonie, marquant les 70 ans de la Déclaration universelle des droits humains, le lundi 10 décembre 2018, Jovenel Moïse a promis de faire la lumière sur le massacre du 13 novemebre 2018 à La Saline, près d’un mois après.
« La tuerie de La Saline est le crime du pouvoir Tèt kale contre les pauvres des bidonvilles, pour avoir osé demander Kote kòb petwo karibe a », a condamné le Bai.
Plusieurs voix, notamment de droits humains, continuent de réclamer une enquête indépendante pour faire la lumière sur cette tuerie.
Violences généralisées, deuil et incendie dans le secteur de la presse
Le dernier rapport de la Commission épiscopale nationale de l’église catholique romaine Justice et paix (Ce-Jilap) a fait état de 230 cas de mortes violentes, dont 202 personnes tuées par balles, entre octobre et novembre 2018, dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince.
103 personnes, dont des policiers nationaux ciblés, ont été particulièrement victimes des gangs armés.
Les gangs armés continuent, puissamment, d’opérer dans plusieurs quartiers populaires, notamment à Gran Ravin (Martissant), où le photo-journaliste Vladjimir Legagneur, âgé de 30 ans, est porté disparu depuis le 14 mars 2018, alors qu’il y était en reportage.
9 mois après, la police nationale est incapable de donner des explications claires sur la disparition du journaliste, en dépit du fait qu’au moins sept personnes ont été arrêtées dans le cadre de ce dossier, conduit par le juge d’instruction Wilner Morin.
C’est « inacceptable » que les autorités policières et judiciaires n’aient pas pu apporter d’élément nouveau sur cette affaire, a déploré, en septembre 2018, l’organisation Reporters sans frontières (Rsf).
Haïti est passée de la 53e place, en 2017, à la 60e, en 2018, régressant de 7 places, suivant le classement mondial de la liberté de la presse, rendu public le mercredi 25 avril 2018 par Rsf.
80 journalistes ont été tués, 348 sont actuellement en détention et 60 otages dans le monde, au cours de l’année 2018, d’après un autre bilan de Rsf, publié le mardi 18 décembre 2018, autour des exactions commises contre les journalistes.
Par ailleurs, un incendie a ravagé la Radio Télé Kiskeya, une station privée de la capitale, Port-au-Prince, dans la soirée du vendredi 21 décembre 2018, à cause du retard exagéré, mis par les sapeurs-pompiers à intervenir sur les lieux du sinistre.
C’est une « perte incommensurable » pour ce patrimoine médiatique, ont déploré plus d’un.
Défis pour 2019
L’insécurité, qui règne en Haïti, notamment dans plusieurs quartiers dans la zone métropolitaine de Port-au-Prince, demeurera un défi de taille à relever au cours de l’année 2019.
L’intensification des actes de violences dans le pays témoigne d’une impuissance des autorités étatiques à maintenir l’ordre et la paix.
En ce sens, des mesures courageuses devraient être prises, au niveau de la justice, contre certaines autorités, qui seraient de connivence avec des bandits semant la terreur sur le territoire national.
Le rapport, qu’entretiendrait le banditisme à la politique en Haïti, n’alimenterait-il pas une certaine forme d’insécurité, empêchant la police de faire son travail ?
Des dénonciations de secteurs des droits humains et politiques ont été, on ne peut plus, claires.
Par ailleurs, le dossier PetroCaribe continuera de hanter les esprits, pendant encore longtemps.
Des éclaircissements doivent aussi être donnés autour dossier PetroCaribe par les trois pouvoirs de l’Etat, en vue de trouver toutes les personnes impliquées dans la dilapidation des 3,8 milliards de dollars américains du trésor public.
En plus des révocations, en octobre 2018, de hauts fonctionnaires, indexés au sein de son cabinet, le président Jovenel Moïse doit faire plus pour convaincre les citoyennes et citoyens de sa bonne foi à faciliter un procès équitable relatif au dossier PetroCaribe.
La tentative des fonctionnaires de 3 ministères, pour entraver le processus d’audit autour du dossier PetroCaribe, décrédibilise davantage le pouvoir.
Ces fonctionnaires auraient refusé de communiquer des informations administratives, comptables et financières qui les concernent, dans le cadre du processus d’audit de gestion des fonds PetroCaribe de l’aide vénézuélienne à Haïti, a dénoncé la Cour supérieure des comptes et du contentieux administratif (Cscca).
Après des rassemblements, organisés pendant trois jours consécutifs, les jeudi 20, vendredi 21 et samedi 22 décembre 2018, devant les locaux de la Cscca, des citoyennes et citoyens ont annoncé un autre rassemblement, du 31 décembre 2018 au 1er janvier 2019, en vue de continuer à exiger la tenue du procès relatif à la dilapidation présumée des fonds du programme Petrocaribe. [emb rc apr 03/01/2019 12:00]