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Corruption et système socio-politique en Haïti : Quelques réflexions

Par Myrtha Gilbert *

Soumis à AlterPresse le 18 décembre 2018

L’intégrité de chacun dépend de celle des autres
Philosophie paysanne- Haïti

Introduction

La corruption est l’un des thèmes les plus évoqués de nos jours. La plupart des politiciens en font leur cheval de bataille, surtout par ces temps de lutte acharnée pour la conquête du pouvoir politique.

En outre, depuis un certain temps, Haïti est accusée par les grands de ce monde, d’en être un parfait symbole. C’est d’ailleurs une opinion qui fait chaque fois plus d’adeptes dans la société des « lettres fines ». Naturellement, ceux qui accusent s’estiment au dessus de tout soupçon.

Il est vrai que la corruption gangrène les institutions ou ce qui en reste ; en plus d’étendre ses tentacules dans des sphères sociales diverses. Si ses facettes sont multiples, en général on s’arrête aux aspects liés à l’argent. On oublie d’habitude, que la plupart des aspects de la corruption sont très souvent liés les uns aux autres.

Ceux qui nous accablent et nous mettent au banc des accusés ont-ils vraiment touché du doigt les vrais problèmes qui secouent la société haïtienne ? Ne font-ils pas partie eux aussi du problème ? Ne sont-ils pas de fieffés hypocrites ?

Pour les besoins de la démonstration, concentrons-nous sur les aspects liés à l’argent et aux privilèges lesquels embrassent notamment, les vols, les détournements et la dilapidation de fonds publics, le blanchiment d’argent assorti de trafic d’influences au profit d’un ou de plusieurs individus, de clans, d’entreprises, d’institutions, etc.

Il est également important de souligner son extension aujourd’hui en tant que problème mondial, lié au système spéculatif dominant.

L’on doit se rappeler les scandales en cascade qui ont secoué les Etats-Unis et d’autres pays industrialisés, mettant sur la touche, les grands banquiers, arnaqueurs de leur état, en 2008. Les principaux journaux américains (pas du tout de gauche) ont accusé les hommes de WALL STREET de rapaces.
L’affaire des subprimes, la gestion de fonds privés, impliquant d’importantes institutions financières suivie de l’inculpation de l’un des grands noms de la finance américaine, Bernard Madoff, avaient défrayé la chronique.


1- La corruption dans le temps et le temps de la corruption

Alors, comment poser correctement le problème de la corruption, afin de commencer à cerner l’essence de la question ? S’agit-il oui ou non d’un phénomène historique ? Et comment comprendre ce phénomène et son ampleur, notamment en Haïti ?

Selon des anthropologues, des sociologues et des historiens, les premières sociétés humaines avaient une vision de la vie, une conception du monde, porteur d’une série de valeurs eu égard aux rapports à l’autre, à la nature, aux esprits, différents de ceux des sociétés aux relations sociales complexes : sociétés esclavagiste, féodale ou capitaliste. Donc, en ces temps reculés, les hommes connurent des formes de relations sociales où les produits de la pêche, de la chasse, de la cueillette et de l’agriculture étaient partagés en toute équité entre les membres de la tribu. Il s’agissait d’une économie naturelle. On retrouve cette organisation sociale dans tous les continents. C’était le cas notamment de la majorité des contrées de l’Amérique précolombienne. Et si d’importantes transformations ont eu lieu depuis ces temps anciens, dans maintes régions de la planète, il existe des survivances de cette forme d’organisation avec des degrés plus ou moins importantes d’évolution. C’est encore la réalité des indiens des tribus de l’Amazonie, de certaines zones de l’Océanie, pour ne citer que ces cas là. Il s’agissait donc de sociétés globalement égalitaires. De sorte qu’il n’existait ni les conditions, ni les motivations, ni la vision qui pourraient induire l’appropriation individuelle illicite des biens d’autrui ou de la communauté.

1- En Haïti même, certaines formes d’organisation de la vie économique de la paysannerie, dans les lakou et les sociétés paysannes de travail, les règles sociales qui orientaient (ou orientent encore dans une certaine mesure) la vie de la communauté rurale, représentent des formes modifiées de l’économie naturelle.

2- De ce que nous venons d’apprendre, il ressort que la corruption c’est-à-dire l’initiative, l’envie, le besoin d’accaparer des biens, des richesses d’autrui ou de la communauté pour, de manière illicite en faire un usage privé, particulier, individuel, est apparu à un certain stade de développement de l’humanité.

3- Dès lors, il faut chercher à comprendre la signification de la corruption, en identifiant ses racines non seulement historiques, mais aussi socio-économiques, politiques et idéologiques.

Bien entendu, tous ces facteurs ne rentrent pas en jeu dans la même proportion dans toutes les sociétés. Leur histoire et leur évolution étant différentes.

4- Signification sociale de la corruption

Quand, dans une société, des individus ou des groupes d’individus décident de faire main basse sur des biens appartenant à l’ensemble de la société ou à des particuliers, c’est que :

• Nous nous trouvons dans une société d’inégalités faite de riches, de moins riches, et de pauvres ; certains ont trop et d’autres, trop peu ou rien du tout ;

• Il existe une importante valorisation des richesses sous forme de biens matériels et de privilèges ;

• La valorisation des richesses matérielles est telle, que la tentation est grande pour des individus ou des groupes d’individus de faire main basse sur des biens privés ou publics, pour en jouir en toute impunité, au détriment des autres membres de la communauté.

• Les conditions d’accès aux biens, honneurs et privilèges sont problématiques ;

• Nous sommes face à une société où les règles de conduite établies sont impraticables ou perçues comme injustes par la majorité. Plus grandes sont les inégalités, plus la tendance à l’extension de la corruption est importante. Quand elle frappe de vastes couches sociales, elle est aussi l’expression d’une profonde insatisfaction, eu égard aux besoins fondamentaux non satisfaits induisant une grande précarité. Une situation qui conduit au relâchement voire à la rupture des liens sociaux. Rupture entraînant l’effritement de la cohésion sociale, incluant l’abandon des valeurs qui cimentaient jusque là les rapports sociaux. D’où l’émergence de contre valeurs relatives à l’acquisition et à la jouissance des richesses matérielles et des privilèges qui y sont liées. Ce qui aboutit à une disparition presque totale du sentiment d’appartenance et l’idée d’ « intérêt collectif ».

• Les intérêts individuels supplantent alors la recherche du bien commun.

6-Les parades de l’Etat et de la société

L’ Etat apparaît puis se consolide avec l’apparition et l’implantation des classes sociales. Servant de tampon pour empêcher que les couches sociales à intérêts antagoniques ne se détruisent mutuellement.

Pour lutter contre la corruption dans les sociétés de classes antagoniques :

• l’Etat dit le droit et déclare protéger les riches et les pauvres, les forts et les faibles ;

• L’Etat proclame en général l’égalité des citoyens devant la loi. Comme les situations diffèrent sensiblement d’un groupe social à l’autre, l’exercice de ces droits pour les catégories les plus pauvres reste souvent un leurre. Une fable de Lafontaine l’a bien rappelé ; « suivant que vous serez puissant ou misérable, les jugements de la cour vous rendront blanc ou noir »

• L Etat formule les règles d’accès aux revenus sous forme de salaires, d’honoraires, de dividendes, de rentes… et les conditions de jouissance des privilèges ;

• Il rationalise les inégalités en faisant la promotion des œuvres de bienfaisance et de charité. Ainsi, des institutions privées font des dons aux humbles pour-disent-elles- les aider à soulager la pauvreté.

• Le système admet que la pauvreté est un état stable, dont on ne sort pas. Mais, elle mérite d’être soulagée. C’est la normalisation de la pauvreté. C’est la raison de la « mission sociale des riches », dont on fait tant l’apologie. Il ne s’agit nullement de combattre la misère.

• L’Etat et les couches dominantes créent des institutions que nous appellerons les appareils idéologiques, pour faire la promotion des valeurs liées au respect des biens d’autrui et à la probité. Plus la pauvreté s’étend, plus le discours sur le respect des biens d’autrui est incisif.

• L’Etat crée aussi les institutions répressives (police, justice…) puis, établit des sanctions en cas de dérogations aux règles établies.

• L’Etat tient paradoxalement un discours prêchant la culture de la paix et de la résignation aux pauvres, à côté de la promotion du respect des biens d’autrui. Dans les sociétés capitalistes, cette promotion est souvent accompagnée de la condamnation de la violence. Car, selon cette approche, la pauvreté structurelle (celle qui induit la misère) n’est nullement assimilable à la violence.

• Le rôle de la religion en tant qu’appareil idéologique dans les sociétés inégalitaires, est celui de prêcher la recherche du bonheur au ciel, au mépris des biens de la terre. Il y a eu des dérogations à ce discours à certains moments, par exemple avec la Théologie de la Libération. Mais, de façon générale, la religion s’est toujours placée du côté des puissants, en prêchant la résignation aux pauvres.

7-Règles, sanctions et adhésion

Si les règles et les sanctions sont nécessaires pour contrôler, prévenir et punir, si la justice et la police jouent un rôle important dans l’application de sanctions, dans les sociétés de classes, il existe un facteur encore plus important : c’est l’adhésion aux règles. Dans toute société, le facteur le plus puissant de respect des normes est lié au sentiment qu’elles sont justes. Tel était le cas de notre société paysanne où les règles non écrites du droit coutumier étaient unanimement respectées. Cela fut possible, parce que ces règles rencontraient l’adhésion d’une société qu’elles régissaient selon ses besoins et ses réalités propres. Le niveau d’équité et de solidarité étant élevé, la cohésion sociale assurait un degré satisfaisant d’harmonie communautaire. C’est cette harmonie communautaire que le professeur Lesly Manigat appelait : le bonheur vivrier.

8-Corruption et adhésion aux normes en Haïti

Deux groupes de normes ont régi la société haïtienne : le droit écrit et les règles de convivialité urbaine pour le monde urbain et le droit coutumier accompagné des règles du vivre ensemble pour le monde paysan.

Pendant très longtemps, ces deux mondes ont vécu de manière relativement séparée. Aujourd’hui les lignes ont quelque peu bougé, mais pas encore pour l’essentiel.

Mais, compte tenu du poids spécifique du monde rural et de la force de ses normes, une bonne partie de la société urbaine, surtout provinciale, se trouvait largement influencée par ces règles.

9- Normes et vision du monde dans la société urbaine

Les normes régissant la vie urbaine ont été, pendant très longtemps, l’apanage d’une fraction insignifiante de la société : une élite chétive et une mince couche moyenne fraîchement constituée. Ils s’essayaient à l’imitation de la société française, en commençant par le code napoléonien, suivi d’une tentative de copier « leurs bonnes manières ». L’Ecole haïtienne était par excellence, le lieu de formation de ces couches, notamment les institutions dirigées par des congrégations religieuses françaises. Et de plus, comme il était de bon ton, pour les plus aisés, d’envoyer certains de leurs rejetons réaliser leurs études en France, ces cadres pétris de préjugés ne juraient que par les valeurs françaises seules dignes d’être assumées. Comment s’étonner qu’ils soient devenus plus tard, (sauf d’heureuses exceptions) « des seigneurs féodaux…des déserteurs, des pirates et des démolisseurs de la patrie… » [1] Les Etats-Unis et le Canada, prendront la relève pour les mêmes résultats. Sous l’influence de la culture dominante de ces sociétés, des Haïtiens apprenaient à mépriser l’essentiel de la culture haïtienne : le créole, la culture paysanne, la religion vaudou, la médecine populaire, le savoir-faire local etc. Ils développaient plutôt, le « consumérisme imbécile » [2], le mimétisme, un individualisme forcené, terreau de la corruption. Le pays haïtien a nourri au fil des ans, une classe moyenne dont la plupart des éléments cherchaient à vivre, presque toujours, au-dessus de leurs moyens.

10- Normes et vision du monde dans La société paysanne d’hier

Cette économie naturelle à laquelle nous nous sommes référés antérieurement, a engendré un droit naturel –si on peut l’appeler ainsi- voulant que « l’intégrité de chacun dépend de celle des autres ». [3] C’était de façon générale l’une des règles d’or de notre société paysanne. Ainsi, l’intégrité de chaque membre d’une communauté dépendait- elle de la culture de cette valeur dans toute la communauté et de l’équité des rapports sociaux orientant le comportement de chacun. « … c’est une espèce de convivialité fondamentale faite de croyances et de gestes rituels qui établit que celui qui compromet le bonheur de son voisin, compromet le sien propre ». [4] Mais, dans une grande mesure, cette vision traversait même la société urbaine dont la vie pendant longtemps, faite de simplicité et de convivialité, était fortement liée au monde rural. [5]

Conclusion

Comme elles se croyaient les seules couches dignes de mener une vie aisée, les élites haïtiennes en général - rentières de leur état - ont utilisé par de multiples créneaux, les ressources de l’Etat et de la société, comme leur bien privé. Et ce faisant, ont considérablement réduit, la part des grandes majorités. Très peu d’entre elles ont réellement pensé à faire fructifier le trésor national.

Au fil du temps, elles se sont accaparées de l’essentiel des richesses du pays, forçant de vastes couches sociales à vivre dans une misère chaque fois plus abjecte.

Une élite accapareuse, prédatrice, antinationale, et de vastes majorités acculées à la misère abjecte, deshumanisante. Voilà le terreau idéal de la corruption effrénée et multiforme dont souffre notre société.

……….

* Enseignante, chercheuse


[1André Juste, Nos élites et nos Masses de 1685 à 1984. Ateliers Fardin, 1984

[2André Marcel d’Ans, Haïti, paysages et société ; 1987

[3Jean-Claude Delbeau, société, culture et médecine populaire traditionnelle, imprimerie Deschamps ;1990.

[4idem

[5Frédéric Marcellin , Marilisse, 1909
Etzer Vilaire ,La famille d’autrefois, in Madeleine Sylvain Bouchereau, Haïti et ses femmes,1957