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Haïti-Cinéma : Maurice Sixto échappe définitivement à l’oubli

Par Gotson Pierre

P-au-P., 10 oct. 2018 [AlterPresse] --- On a eu peur que le grand lodyansè Maurice Sixto tombe dans l’oubli. Le cinéaste Arnold Antonin rassure avec un portrait, qui campe le talentueux conteur dans toute sa complexité et sa splendeur.

« ‘Men Maurice Sixto, Gran lodyansè devan letènèl’, Le prince de l’oraliture », film documentaire d’Antonin, est projeté en grande première à Port-au-Prince, ce 10 octobre 2018. Il a été montré en avant-première, le 1er juin 2018, aux Gonaïves (Artibonite, Nord), ville qui a vu naître, le 23 mai 1919, l’auteur de la série « Choses et gens entendus ».

Le film, de deux heures, constitue un nouveau fleuron dans la galerie des portraits, soigneusement dressés par Arnold Antonin : artistes, écrivains, scientifiques, politiques ou d’humbles « héros du quotidien ».

Ce long métrage est, à la fois, un coup de projecteur sur l’œuvre de Sixto et sur l’être qu’il fut. Morceaux choisis parmi les 49 pièces du célèbre auteur-diseur aveugle, témoignages de proches et contemporains, appréciations de créatrices et de créateurs, analyses d’experts. Intervention succulente de sa veuve, Marie Thérèse Torchon.

Faute d’images en mouvement de Maurice Sixto – à part une unique, tournée par Télé Québec ! - le cinéaste a su savamment mettre à profit des photos, des dessins animés de Jude Alix François et… le jeu de l’acteur Réginald Lubin, qui fait planer l’ombre de l’ odyansè sur tout le film. Sixto et sa cigarette, qui allumera, le 12 mai 1984 à Philadelphie, l’incendie dont il ne survivra pas.

L’être et l’oeuvre brulant d’actualité

Il s’agit, pour Antonin, de faire « découvrir Sixto comme être humain dans ses relations avec ses proches et amis, quelqu’un qui aimait Haïti et qui voulait la transformation du pays ».

C’est aussi, ajoute-t-il, « une occasion de réfléchir et de porter une lumière sur plusieurs problèmes de la société ».

A travers ses pièces, Maurice Sixto a, en effet, traité de « tous les grands problèmes d’Haïti ». Dictature, domesticité, esclavage des enfants, bureaucratie et bureaucrates sans coeur, favoritisme, inadaptation des expatriés qui reviennent, misère, etc.

Venant lui-même des classes moyennes, il les a peintes en détails, dans leurs rapports avec le reste de la société, relevant leurs divers travers. Il a voulu corriger en riant, souligne Antonin, qui rejette les critiques faisant passer Sixto comme un humoriste, qui faisait « rire de la misère du peuple ».

« C’est un témoin, qui observe… pas un donneur de leçon. Il incite à la réflexion ».

Antonin garde l’impression que le talent de diseur, conteur et odyansè de Maurice Sixto, était aiguisé par son handicap.

« Plus il s’enfonçait dans l’obscurité », à cause de sa perte de vue, « plus il mettait - avec brio - sous le projecteur les réalités haïtiennes ».

L’accent est également mis sur l’actualité de l’œuvre de Sixto, dont les histoires (qui reproduisent l’Haïti des années 1960) n’ont pas pris une ride.

« La situation, qu’il décrit, est encore présente et même pire qu’avant. Exploitation, misère généralisée - matérielle et spirituelle -, absence de scrupule des politiciens, mépris vis-à-vis de la population ... »

Le souffle du « Prince de l’oraliture »

Partant sur les traces de Maurice Sixto, Arnold Antonin n’a pas raté l’occasion de faire quelques arrêts, qui donnent du souffle au film.

Il fait réfléchir sur le rire haïtien, « très souvent qui oppresse », souligne le cinéaste.

Rire dans des situations dramatiques, tragiques. « Rire nerveux », rire de défoulement, qui agace. « Rire de déplaisir ».

Il alimente le débat sur la question de la langue créole et sur le genre littéraire Lodyans. Il tente la comparaison avec d’autres auteurs, classés dans le même courant, comme Justin Lhérisson (1873-1907), l’immanquable auteur de « La famille des Pitite-Caille », ou Georges Anglade (1944-2010).

Un rapprochement est également envisagé avec des comédiens, comme Daniel Fils-Aîmé (plus connu sous le nom de Tonton Bicha) et Fernel valcourrt (plus connu sous le nom de Jesifra), considérés comme de grands comiques. « Pour faire la distinction entre la comédie loufoque, la comédie grotesque et la ‘lodyans’ ».

Le film d’Arnold Antonin rejoint toute une série de démarches, qui donnent une autre portée à l’auteur-narrateur-diseur, dont les pièces ont, durant des années, mobilisé l’audience, tous les dimanches, sur les stations de radio. Si bien que des personnages comme Ti Sentaniz (domestique) ou Maître Zabèlbòk (avocat) sont aujourd’hui apparemment mieux connus que leur créateur.

Heureusement que Sixto est étudié à l’université. Il est l’objet de recherches, de rencontres universitaires. Et, surtout, il est joué - comme le montre le film – par des troupes de jeunes et constitue une source d’inspiration pour de nouveaux dramaturges. [gp apr 10/10/2018 12:00]

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