Español English French Kwéyol

Lettre ouverte à Raoul Peck autour de son film " Sometimes in April "

" (...) je ne peux m’empêcher de trembler pour Haïti aujourd’hui car j’y vois les mêmes vices, les mêmes dérives, les mêmes signes de haine évocatrice, prémonitoire d’une catastrophe sans précédent dans notre histoire ".

Par Nancy Roc,

Soumis à AlterPresse le 28 mars 2005

Cher Raoul,

Cela fait plus d’une semaine que je voulais t’écrire pour te féliciter comme peu de mots pourraient le faire, pour la réalisation de ton dernier film sur le génocide du Rwanda. Ce soir, je l’ai regardé pour la seconde fois sur HBO et ma mère se joint à moi pour te présenter ses hommages et félicitations.

J’espère trouver les mots adéquats pour te dire à quel point je suis fière de toi, fière que tu sois un Haïtien comme on n’en fait plus, fière que tu sois devenu un réalisateur hors du commun, ayant la capacité de transmettre un message, un témoignage universel aussi important que celui que tu as réussi à passer à travers ce film. Ta façon de témoigner à travers tes films découle de la même conviction qui m’a menée à devenir la journaliste que je suis aujourd’hui : oser dire la vérité, témoigner devant l’humanité des dérives obscures et diaboliques de la race humaine, dues à l’indifférence, à la cruauté, à l’imbécillité et à la perversité. Le faire au-delà du danger, des vicissitudes, des critiques, pour le devoir de mémoire, pour remplir la mission que Dieu nous a confiée. Je ne sais pas si tu es croyant mais ce n’est même pas important : que tu le sois ou non, ton dernier film fait de toi un messager de l’humanité, un observateur fin et surtout humaniste des horreurs de notre monde. Au-delà de ce don que tu as démontré, tu auras surtout réussi à ne pas abuser ‘’d’hémoglobine’’ à la façon hollywoodienne mais, au contraire, grâce à une discrétion objective, à laisser la place à l’imagination, même lorsqu’elle ne pouvait conevoir l’inimaginable.

Je voudrais partager plusieurs choses avec toi comme je le fais rarement et comme je ne le ferai sans doute plus du moins par écrit et publiquement. Tout d’abord, sache que c’est au Zaïre, quand j’avais douze ans, que j’ai vu le premier film sur l’Holocauste avec Meryl Streep à l’époque. Ce jour là , je suis née une seconde fois : j’ai réalisé combien les hommes pouvaient être cruels et je n’avais jamais imaginé pareille cruauté. C’est ainsi que j’ai étudié la Seconde Guerre Mondiale pendant 8 ans et suis devenue par la suite, journaliste, me disant, naïvement à l’époque, qu’il fallait que je fasse tout ce qui était en mon pouvoir pour que ce genre d’horreur n’arrive plus. Mais j’ai grandi, et malgré ma lutte constante, j’ai réalisé que ces horreurs nous dépassaient et nous dépasseront toujours : il y a eu le Cambodge, la Bosnie Herzégovine, le Rwanda et aujourd’hui, sans doute comme toi, je crains le pire pour notre pays. Le fait que tu aies vécu au Zaïre comme moi, me rapproche davantage encore de ton travail et de ta vision. Nous qui avons toujours prétendu avoir donné à l’Afrique, savons depuis longtemps, ce que l’Afrique nous a légué. Contrairement à nos autres compatriotes, je crois que nous lui serons éternellement reconnaissants et savons être humbles devant tant de chance. Nous devons beaucoup à ce continent que la majorité des nôtres ont rejeté par complexe ou ignorance. Te souviens-tu de l’odeur de la pluie en terre africaine ? Cette odeur me hante depuis des années et lorsque ton film évoque la saison des pluies en avril au Rwanda et qu’ici, c’est la saison la plus sèche et la plus poussiéreuse, ce parallèle évoque pour moi toute la différence établie entre notre pays et le continent auquel nous avons été arrachés. Une différence telle une blessure aussi béante que les mers qui séparent Haïti de notre Terre Mère.

Lorsqu’au début du film, une élève demande en classe si le génocide aurait pu être évité et que l’acteur principal répond : « maybe if we could have been more courageous, maybe if the world would have paid more attention’’ ; je ne peux m’empêcher de trembler pour Haïti aujourd’hui car j’y vois les mêmes vices, les mêmes dérives, les mêmes signes de haine évocatrice, prémonitoire d’une catastrophe sans précédent dans notre histoire. Une haine cultivée depuis des années mais qui a atteint son apogée sous Aristide. Une haine qui peut être activée à l’extrême par la présence des Nations Unies chez nous avec leur lecture totalement erronée de la réalité sur le terrain. Dis-moi Raoul, tes projections privées à l’Impérial étaient-elles innocentes ou as-tu le même pressentiment que moi ? J’ai tellement regretté de ne pas pouvoir pu être là car je signais mon dernier livre, « Le Bicentenaire Amer »...Mais réponds-moi, c’est important.

Il y a tellement de scènes terribles qui m’ont marquée et qui m’ont enlevé le sommeil après avoir vu le film la première fois : celle ou Xavier dit qu’il fait partie du convoi de l’ONU et que le soldat Français répond que non, qu’il n’a de place que pour les expatriés. Ma mère a vécu cette scène avec sa meilleure amie en 1993 lors de l’évacuation des étrangers et elle a du être évacuée en laissant sa ‘’sœur’’ Zaïroise seule à terre. Elle n’avait rien pu faire pour elle. La différence avec ton film c’est que sa ‘’sœur’’, Johanne, a survécu et n’est pas morte comme Xavier. Je veux que tu saches que j’avais lu l’excellent livre de Colette Brackman sur le Rwanda mais que ton film dépasse cette œuvre. La scène de l’école ou celle dans les marais est terrible aussi. Mais étrangement, c’est l’image de la femme d’Augustin, qui après avoir été violée en maintes fois, est jetée comme un sac de viande, qui m’a hantée. Les femmes sont toujours doublement victimes. C’était insoutenable et je n’en ai pas dormi la nuit suivante. Mais, au-delà de l’horreur, le courage des victimes et en particulier des femmes dans ton film est EXTRAORDINAIRE, INOUBLIABLE et panse les plaies des douleurs du spectateur...si cela est possible. Sais-tu qu’aujourd’hui chez nous, les femmes de toutes les classes sociales sont systématiquement violées en ‘’tournante’’, ‘’gang raped’’ ? J’ai pensé aussi au système de ‘’guacaca’’ appliqué au Rwanda et qui est très présent dans ton film. Mais je ne vois pas comment on pourrait appliquer un tel système en Haïti. Et lorsqu’à la fin du générique, ces simples mots, « never forget » apparaissent, je me dis que c’est terrible car l’impunité demeure, là -bas, comme ici. Pareil au Cambodge : les tortionnaires n’ont pas été punis après les deux millions de victimes exterminées par le régime des Khmers Rouges. Alors que faire ? Comment éviter que cela ne se reproduise si à chaque fois, les tueurs s’en tirent ? Après la projection de ton film, tout le monde ici dit qu’il devrait être traduit en français et passé dans les salles de cinéma. A te dire vrai, je n’en suis pas si sûre car je ne pense pas que les esprits macabres chez nous en tireront les leçons adéquates. Bien au contraire : je suis absolument convaincue que ton film aurait l’effet contraire. Il y a trop d’impunité, d’ignorance et de méchanceté chez nous. Le proverbe dit bien que ‘’les oppressés d’hier feront les oppresseurs de demain’’. Or, chez nous, il n’y a qu’une vingtaine de psychiatres pour 8 millions d’habitants et les victimes d’hier, veulent aujourd’hui le pouvoir. C’’est un cycle infernal auquel les partis politiques n’échappent pas, ayant été eux aussi victimes de par le passé. Qui peut donc nous assurer, et encore moins nous garantir qu’ils pourront gouverner ce pays demain sans reproduire les mêmes schémas d’épouvante d’hier ?

Quant à l’attitude de la communauté internationale, tu l’as parfaitement décrite dans ton film et malheureusement, là encore, les mêmes scénarios se déroulent aujourd’hui. J’ai la profonde conviction que ce qui est arrivé au Rwanda a déjà commencé en Haïti et je ne sais pas comment nous pourrons arrêter cette machine infernale. Certes, toi et moi, et une poignée de gens ici, auront tiré la sonnette d’alarme. Malheureusement, même si nous avons fait notre devoir, nous sommes une minorité, comme les Tutsis, désignés à être exterminés ou à être exilés (dans le meilleur des cas). Mais comment éviter la catastrophe ? Nous serons des voix dans le désert jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

Ton film m’a coupé le souffle Raoul. Il m’a bouleversée telle une torture, telle une vision récurrente de nos horreurs, de nos douleurs, de notre haine les uns pour les autres. Une haine qui grandit ici tous les jours, sous nos yeux alors que les regards se détournent en espérant, vainement, que cela ne nous arrivera pas. Mais tous les signes sont déjà là . Si les ‘’Blancs’’ ont eu leur part de responsabilité dans ce massacre inoubliable, nous devons avant tout réaliser que les Tutsis et les Utus étaient des frères d’une même race, d’une même terre et qu’ils se sont entretués. Près d’un million de morts en moins de 100 jours, à la machette et à la mitraillette, avec l’aide de médias haineux. Cela te rappelle-t-il quelque chose ? Et pendant ce temps, Washington discutait, comme tu l’as si bien démontré, des définitions entre un génocide et un génocide ‘’actif’’ !!! Quant à la France, honte à la patrie des Droits de l’Homme à travers l’Opération Turquoise. On oublie aussi de rappeler que ce génocide a engendré 3 millions de blessés et de réfugiés. En ce moment, je lis le livre du Lieutenant Général Canadien Roméo Dallaire qui était au Rwanda et a attendu sept ans avant d’écrire son livre, ‘’J’ai serré la main du Diable’’ ou la faillite de l’humanité au Rwanda. C’est un livre terriblement édifiant et il avoue avoir traversé une grave dépression avant d’avoir le courage d’exorciser le cauchemar qu’il avait vécu là -bas. Il écrit d’ailleurs à ce propos, « Je sais que je ne cesserai jamais de porter le deuil de tous ces Rwandais qui avaient placé leur foi en nous, qui pensaient que les forces de maintien de`l’ONU étaient là pour mettre un terme à l’extrémisme, aux tueries, et pour les aider au cours de leurs périlleux voyage vers une paix durable. Personnellement, je ne connais que trop le coût en vies humaines que l’on peut imputer au mandat inflexible du Conseil de sécurité des Nations Unies, à la gestion financière mesquine des administrateurs de la mission, à la paperasserie tatillonne de l’ONU, aux manipulations politiques et à mes propres limites. Ce dont j’ai finalement pris conscience, c’est qu’à la sourde de tout cela réside l’indifférence fondamentale de la communauté internationale envers la situation critique de sept ou huit millions de Noirs Africains dans un minuscule pays n’ayant aucune valeur stratégique et aucune ressource naturelle susceptible d’intéresser une puissance mondiale. Un petit pays surpeuplé s’automutilait en détruisant son propre peuple, tandis que le monde le regardait faire et ne manifestait aucune volonté politique d’intervenir. J’ai encore en mémoire le jugement d’un groupe de bureaucrates venus pour ‘’évaluer’’ la situation pendant les premières semaines du génocide : « Nous recommanderons à notre gouvernement de ne pas intervenir, car les risques sont trop élevés, et il n’y a ici que des êtres humains », ont-ils conclu. » [1]

Je pense que ce passage est révélateur des événements qui se déroulent depuis un an en Haïti, en particulier à la lumière de ce qui s’est déroulé sous la MICIVIH en 1994, au moment même où le génocide commençait au Rwanda. A l’époque, nous étions trop préoccupés par le retour d’Aristide, ignorant que le diable en lui s’était déjà inséré pour poursuivre son œuvre maléfique chez nous dix ans plus tard.

J’ai pleuré, étouffée, en voyant ton film Raoul. Je t’offre mes larmes non point comme des perles mais comme les coquillages africains qui portent chance, en espérant de tout cœur, que ce nous avons entrevu et ce que ton film projette, nous épargnera de l’horreur qui se dessine de façon plus insidieuse et précise tous les jours en Haïti. Aujourd’hui c’est Pâques. Espérons et prions pour que notre nation puisse ressusciter de ses cendres...

De tout cœur,

Nancy Roc

Port-au-Prince, le 28 mars 2005


[1Roméo Dallaire, « J’ai serré la main du diable » La faillite de l’humanité au Rwanda, page 31, Editions Libre Expression, Québec Média, 2003