Par Marc-Arthur Fils-Aimé [1]
Soumis à AlterPresse le 23 mars 2004
Ce mois de mars ramène le premier anniversaire du gouvernement provisoire de Boniface Alexandre et de Gérard Latortue. Ce binôme a succédé à celui d’Aristide/ Neptune pour assurer une transition qui n’en est pas vraiment une si l’on tient compte de la persistance de presque tous les écarts constitutionnels et de la faillite économique qui caractérisaient le règne lavalassien. Le népotisme de ce gouvernement ne fait qu’empirer la situation qui était assez grave.
Depuis le 30 septembre de l’année dernière, un vent de violence souffle à travers le pays, notamment dans certains quartiers populaires de Port-au-Prince. Les partisans de l’ancien président réclament le retour inconditionnel de ce dernier qui a été obligé d’abandonner la première magistrature de l’Etat haïtien sous la pression des forces françaises et américaines avec la complicité de certaines fractions des classes dominantes et du secteur politique traditionnel. Elles avaient réagi ainsi pour étouffer une fois encore la montée du mouvement anti- lavalassien qui se radicaliasait.
A qui la responsabilité de cette violence ?
Comme une lapalissade, on voudrait faire de cette terreur presque indiscriminée l’oeuvre exclusive des « chimè ». Une appréciation de la conjoncture qui accuse les seuls lavalassienns de tous les faits malhonnêtes est sans doute erronée et conduit à négliger tous les autres secteurs haïtiens ou étrangers qui en bénéficient à court et à moyen termes. L’évasion spectaculaire de quatre cent quatre-vingt prisonniers de tout acabit le 19 février du principal centre pénitentiaire national, est la preuve de l’implication du grand banditisme dans la persistance de cette violence. Des « chimè », des ex- policiers et ex-soldats des Forces Armées d’Haïti, certains membres du Front des Gonaïves, font également partie des fugitifs. La plupart d’entre eux ont été arrêtés après la chute de l’ex-président Aristide pour avoir commis des actes répréhensibles. Cela présume bien l’origine plurielle de cette terreur.
Pourquoi l’ancien premier ministre Yvon Neptune et son ministre de l’Intérieur Joslerme Privert durent-ils emprunter le chemin honteux de la fuite pour regagner en toute apparence volontairement leur cellule ? Pourquoi en ce moment crucial, comme en d’autres en général, la patrouille de la MINUSTHA se trouvait-elle loin de ce poste si important ? Jusqu’à présent, le vrai motif de cet acte commis en plein jour seulement par sept personnes, sans compter les complices, n’est pas encore élucidé. Il est un fait que chacun de ces regroupements poursuit des objectifs spécifiques et répond aux ordres d’autres chefs connus ou tapis dans l’ombre même si dans la pratique, leurs actions s’entrecroisent.
Un parti politique qui lutte pour son retour au pouvoir et qui dépense de fortes sommes d’argent et d’énergie à cet effet, à l’intérieur comme à l’extérieur, endosse avec grandeur et même avec magnanimité une telle responsabilité. Cette impudente tactique qui vise à démontrer que la sécurité du pays dépend de la présence du chef à vie lavalassien sur le terrain, paradoxalement, donne de plus en plus de fruits grâce à la mauvaise politique des nouveaux dirigeants. Cette politique a engendré beaucoup de déceptions et a apporté de l’eau au moulin d’une large fraction de la communauté internationale qui n’avait pas béni avec gaieté de coeur le départ d’un président actif du système capitaliste dans sa version néolibérale.
Le pouvoir d’Etat versus l’Appareil d’Etat
En réalité, cette violence n’est que l’épiphénomène d’une crise plus profonde : l’absence quasi totale de contrôle des appareils d’Etat par l’actuelle équipe dirigeante. Disons en nous situant dans la logique de la pensée de Louis Althusser « qu’il faut distinguer le pouvoir d’Etat ( et sa détention parÂ…) d’une part, et l’ Appareil d’Etat d’autre part. » [2]
Le pouvoir actuel, depuis sa nomination par les forces étrangères, épate les classes et autres couches sociales issues des masses populaires par des promesses de toutes sortes sans posséder vraiment les moyens de sa politique. Il ne contrôle dans les faits ni les forces internes, ni celles dites d’appoint venues d’ailleurs. Pour rester fidèle au système néolibéral, et pour assurer les patrons impérialistes en ne leur donnant aucun signe de changement même virtuel, il a maintenu en place la structure étatique traditionnelle qui reste toujours sous la baguette des anciens fonctionnaires duvaliéristes et lavalassiens. La justice et son auxiliaire la police, les autres entités publiques comme celles dites autonomes comme la télécommunication, sont physiquement et idéologiquement dominées par les partisans de ces régimes précédents. Plusieurs des mesures administratives revêtues de l’autorité compétente d’un ministre sont restées lettres mortes du fait qu’elles se heurtent à des intérêts individuels ou claniques puissants.
Les grandes décisions qui engagent l’ensemble du pays sont prises généralement à l’insu de l’opinion nationale et internationale à Bruxelles, à Washington comme en juillet dernier pour le Cadre de coopération intérimaire (CCI) et dans d’autres capitales du monde comme ce 18 mars à Cayenne. Même les élections politiques qui constituent les prérogatives premières de toute nation souveraine se préparent sous le contrôle absolu des forces internationales qui nous en fournissent les conseillers et, à plus de 95%, l’argent.
Le gouvernement ne dispose non plus, d’aucune autorité sur la mission des Nations-Unies et de son bras armé la MINUSTAH [3]. Les deux composantes de ce ’parapluie humanitaire’ affichent de plus en plus leur autonomie vis-à -vis des autorités locales en se conduisant en de vraies forces d’occupation. A maintes reprises, le représentant du Secrétaire Général des Nations-Unies, Mr Juan Gabriel Valdes et le général brésilien, Heleno (Augusto), déconcertent le public par des déclarations ouvertes et parfois sur un ton comminatoire, qui contredisent celles des responsables haïtiens. Ces derniers s’évertuent, à chaque fois, d’amadouer les différents secteurs de la vie nationale en essayant de montrer l’unité entre eux et les occupants. Le vendredi 3 mars, par exemple, la MINUSTAH, d’après le Ministre de la Justice M.Bernard Gousse, a surpassé son mandat,- un mandat que même la classe politique traditionnelle affirme avoir ignoré - quand elle a interdit aux policiers haïtiens de traverser le cordon sécuritaire qu’elle avait dressé pour protéger une autre manifestation des chimères au Bel-Air. Ces derniers sont généralement armés et n’obtempèrent pas aux règlements de notification préalable à la police.
Les déclarations et les comportements des mandataires de l’ONU contribuent à l’affaiblissement des forces institutionnelles déjà insuffisantes et mal équipées plutôt qu’à leur renforcement, ce qui est la véritable tâche de cette mission dotée d’un budget de cinq cents millions de dollars par semestre. Son personnel se déploie à travers la capitale et toutes les villes de province dans un luxe qui contraste avec la misère envahissante qui affecte même certaines couches autrefois aisées de la petite-bourgeoisie.
La grande presse alimente l’idée que la faiblesse du gouvernement est constitutive du choix et de la nomination des deux principaux dirigeants qui évoluaient en dehors du monde politique haïtien. Le président de la république a été arraché de sa carrière d’avocat et de juriste où il s’était toujours enfermé et le premier ministre de sa paisible retraite en Floride après avoir passé plus de quarante ans de sa vie professionnelle, à l’étranger comme fonctionnaire des Nations-Unies et de la Banque Mondiale. Les éléments déterminants de cette faiblesse demeurent leur position politique et leur orientation idéologique. Elles expliquent en dernière instance leur distance vis-à -vis de la réalité sociopolitique haïtienne et leur complaisance vis-à -vis de la dite communauté internationale et d’une fraction de la bourgeoisie anti-nationale, caricaturalement connue sous le nom de « représentants de la société civile ». Ce gouvernement que l’on qualifie de néo-lavalassien n’est plutôt que la continuité d’un pouvoir néo-libéral dépendant, vieux de la dictature jeanclaudiste, où chaque nouveau ténor apporte sa note.
L’agenda des différentes composantes sociales qui occupent de nos jours la scène politique ne correspond pas forcément avec les besoins prioritaires de la nation et principalement avec ceux des masses populaires. Tous les partis politiques parlent d’élections mais du fait de leur faible emprise au sein des masses populaires, pensent-ils à la même qualité d’élections ? Quel genre d’élections nos tuteurs nous préparent-ils dans cette atmosphère délétère ?
19 mars 2004
Marc-Arthur Fils-Aimé