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A l’approche de la visite de Barack Obama

Et si Frederick Douglass retournait en Haïti…

Par Jean-Claude Icart*

Soumis à AlterPresse le 21 juin 2018

Aux États-Unis, l’année 2018 est consacrée à celui que plusieurs considèrent
comme le plus grand leader afro-américain, Frederick Douglass. Né esclave,
cet autodidacte devint un brillant orateur et un écrivain respecté. Conseiller
spécial d’Abraham Lincoln, il eut une certaine influence sur l’abolition de
l’esclavage.

Il y a des preuves écrites que, depuis au moins 1846, Frederick Douglass admirait Haïti et son indépendance mais qu’il était aussi conscient de l’intérêt des Etats-Unis pour ce pays [1]. En 1871, il fut secrétaire d’une commission « dont la mission consistait très officiellement à écrire un rapport sur la situation de la République dominicaine en vue de son éventuelle annexion ». Si cette mission avait été couronnée de succès, selon tous les analystes de l’époque, Haïti aurait été occupée par les Américains bien avant 1915 et annexée également.

En 1889, Douglass fut nommé ministre résident et consul des États-Unis en Haïti. Durant son séjour en Haïti, c’est à lui qu’il revint, en 1891, de demander la concession du Môle Saint-Nicolas aux États-Unis afin d’en faire une base militaire. Il fut accompagné dans ces négociations par le Vice-amiral Gherardi, un blanc, commandant en chef de la flotte américaine dans l’Atlantique nord, connu pour son arrogance, son mauvais caractère et complètement étranger à la diplomatie. Les interlocuteurs, côté haïtien, étaient le Président Florvil Hyppolyte et le Ministre des Affaires étrangères, Anténor Firmin.

Douglass écrira plus tard : « Je pensais, dans ma simplicité quand j’étais Ministre et Conseiller Général en Haïti, qu’elle pourrait, en geste de courtoisie, faire cette concession aux États-Unis, mais j’ai bientôt découvert que le jugement d’un Ministre américain n’était pas le jugement d’Haïti. (…). Il n’y avait ni insulte ni mauvaise foi dans cette affaire. Haïti a le même droit de refuser que nous nous avons de demander et il n’y avait d’insulte ni dans la demande ni dans le refus. »

Blâmé pour l’échec des négociations, Douglass démissionna à l’été 1891. Il répondit à ses détracteurs et dénonça le racisme qui avait transpiré dans la conduite de ce dossier. L’année suivante, le président Hyppolite lui demanda d’être le commissaire du pavillon d’Haïti à l’Exposition universelle de Chicago. C’est à ce titre qu’il prononça, le 2 janvier 1893, dans « le seul espace non ségrégué de cette exposition », son célèbre Discours sur Haïti [2] .
Deux éléments semblent avoir influencé l’évolution de la pensée de Douglass au sujet d’Haïti selon cette intervention.

1- La ferveur patriotique

« Jusqu’à ce que je fasse l’effort pour l’obtenir (la concession du Môle Saint-Nicolas), je ne connaissais pas la force et la vigueur du sentiment avec lequel il allait être refusé ».

Aujourd’hui, beaucoup pensent que le destin du pays a échappé au peuple haïtien, que d’autres ont décidé et continuent de décider de toutes les grandes orientations et que donc, les intérêts du pays et de sa population sont les derniers éléments à être pris en compte.

Le 2 mai dernier, on pouvait trouver sur Facebook ce message du directeur d’un collège bien connu de Port-au-Prince [3] : « Drôle de matin. Une conscience aigüe de nos dysfonctionnements couplée à un sentiment d’impuissance absolue. Nous voir collectivement rentrer dans le mur en étant en même temps acteur et spectateur. Je comprends un peu mieux cette phrase écrite sur un mur du Paris d’il y a tout juste cinquante ans : ’’La lucidité est la blessure la plus proche du soleil’’. »

Toujours ce 2 mai, le responsable d’un mouvement communautaire [4], a affiché cette citation sur son mur : « Le peuple dont je suis issu est en train de s’éteindre sous mes yeux et personne ne s’en soucie. Moi, je veux saisir par la bride l’Histoire qui pense s’écouler sans nous et nous laisser pour morts, telles des épaves anonymes. » Galsan Tschinag (écrivain mongol de langue allemande).

Au matin du 17 mai, certains internautes affichaient ces propos attribués à
Michaëlle Jean : « J’ai mal à mon coeur d’Haïtienne d’être interpellée par ceux,
sourire en coin, qui tirent la ligne et ne voient plus en Haïti qu’un pays foutu,
déliquescent, sans boussole, sans État, sans avenir, un tronc pourri, un monde
de corruption et, certains n’hésitent pas à le dire, d’incapables. »

Il y a un an, un canadien d’origine haïtienne faisait la proposition suivante dans une lettre au Boston Globe : « Une nouvelle constitution haïtienne devrait contenir une clause inédite : renoncer à l’auto-gouvernance et la confier pour, disons 50 ans, à un pays qui aurait le pouvoir d’agir dans les meilleurs intérêts à long terme d’Haïti. (…) les États-Unis ont fait un véritable gâchis dans cette terre jadis appelée « La perle des Antilles ». La France et la Grande Bretagne sont également hors-jeu. Le Brésil et l’Afrique du sud sont des possibilités mais les deux sont aux prises avec leurs propres difficultés. Quant aux Nations-Unies, elles furent un véritable désastre. La réponse pourrait être le Canada, qui est, depuis des années, un des amis et donateurs les plus fidèles d’Haïti. » [5] (Notre traduction)

Espérons que ces sentiments soient passagers ou minoritaires et que la ferveur patriotique reprenne bien vite le dessus.

2- Les déstabilisateurs

Douglass n’a pas mâché ses mots à l’endroit de ses compatriotes qui contribuaient à déstabiliser le pays à des fins égoïstes et personnelles : « Pour eux, le bien-être d’Haïti n’est rien ; l’effusion du sang humain n’est rien ; le succès des institutions libres n’est rien, et la ruine du pays voisin n’est rien. Ce sont des requins, des pirates et des Shylocks, avides d’argent, peu importe le coût de la vie et la misère de l’humanité. ».

Aujourd’hui, il ne faudrait sans doute pas parler seulement des compatriotes de Douglass qui sont à l’extérieur. Le mois dernier, un membre de l’élite économique a fustigé les nantis du pays pour leurs manquements à leurs devoirs les plus élémentaires [6]. Il fut critiqué très durement pour avoir « lavé le linge sale devant une étrangère », en l’occurrence, la nouvelle ambassadrice américaine, dans le cadre d’une rencontre avec la Chambre de commerce haïtiano-américaine (AMCHAM). Et si ce lanceur d’alerte n’avait pas fait d’erreur ? Et si, consciemment ou non, il avait choisi le bon forum pour faire passer son message ?

Les observateurs estiment qu’environ 80% des membres du haut commerce en Haïti ont une autre citoyenneté, généralement la citoyenneté américaine. Par conséquent, la nouvelle ambassadrice se trouvait peut-être avec une majorité de compatriotes lors de cette rencontre de la mi-mai 2018 à Port-au-Prince. Des compatriotes qui ne seraient réceptifs qu’à un message venant d’elle ou d’une autre personne en autorité du pays « de l’autre bord de l’eau » dont ils ont la citoyenneté.

Frédérick Douglass ne retournera pas mais Barack Obama, qui le connaît bien, visitera Haïti du 25 au 28 juin prochains. Il rencontrera le président Jovenel
Moïse, les membres du Parlement, les leaders de l’opposition et d’autres
personnalités de la scène politique.

* Professeur, chercheur

….


[1Yvens Rumbold. Frederick Douglass et Haïti. Une histoire d’amour mouvementée. Ayibo Post, February 16, 2018.
http://ayibopost.com/frederick-douglass-et-haiti-une-histoire-damour-mouvementee/

[2Speech of Frederick Douglass Haitian Pavilion Dedication Ceremonies At Chicago World Fair, 1893 https://canada-haiti.ca/sites/default/files/Douglass%201893.pdf

[3Guy Serge Pompilus, Centre d’études secondaires.

[4Danell Georges, directeur de MUCI.

[5Richard Albert « Haiti should relinquish its sovereignty” Boston Globe, May 2, 2017.
https://www.bostonglobe.com/opinion/2017/05/02/haiti-should-relinquish-its-sovereignty/LxQmNZivNWI2Nj9DHiiREP/story.html

[6Discours de Gérard Daniel Rouzier à la AMCHAM, la Chambre de Commerce Haitiano-Américaine
https://rtvc.radiotelevisioncaraibes.com/opinions/discours-gerard-daniel-rouzier-la-amcham-la-chambre-commerce-haitiano-americaine.html