Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 13 mars 2005
« Cent jours après la crise qui a chassé Jean-Bertrand Aristide du pouvoir, Haïti reste un esquif prêt à sombrer, avec ses 8 millions de naufragés à bord, tant jusqu’à ce jour ses prétendus sauveteurs ont failli à leurs missions. » L’analyse du journaliste français François Hauter du Figaro était sans appel et tranchait comme un scalpel dans son édition du 17 mai 2004 à l’occasion de la fin de la période de grâce accordée à tout nouveau gouvernement. : « Sur le plan intérieur, le premier ministre « de transition », Gérard Latortue(Â…), n’a marqué aucune rupture avec son prédécesseur : la pire violence urbaine continue de régner à Port-au-Prince, avec son cortège d’assassinats, de règlements de comptes et de rapts crapuleux. La reprise de l’activité économique en Haïti en est gravement compromise. M. Latortue, un technocrate des organisations internationales semble juger inutile de communiquer avec une population qui sort doucement de l’anesthésie dans laquelle le régime Aristide l’avait plongée. (Â…) Aujourd’hui, entre l’ignorance des réalités haïtiennes par une équipe gouvernementale largement composée d’élites émigrées depuis longtemps et la prudence de la communauté internationale qui veut savoir comment seront dépensés ses deniers avant d’accorder un sou, la situation des Haïtiens ne fait qu’empirer. » [1]
Un an après la chute d’Aristide, le constat fait par François Hauter est toujours d’actualité et la presse internationale dénonce d’une même voix l’incapacité du gouvernement Alexandre/ Latortue de garantir le bon fonctionnement de l’Etat et d’assurer la sécurité à l’ensemble de la population à l’horizon des prochaines élections. Des journaux français comme Le Monde ou l’Humanité à l’agence Associated Press, en passant par les influents quotidiens américains tels que The Independent, le Miami Herald, le New York Times, The Christian Science Monitor ou la presse latino américaine, le gouvernement de transition est cloué au pilori face à son inefficacité. Mais il n’est pas le seul : certains acteurs de la société civile sont également pointés du doigt ainsi que la non représentativité de la majorité des partis politiques aujourd’hui en Haïti. Un constat lamentable sur lequel joue Aristide qui, selon l’Humanité, « un an après son départ et même exilé en Afrique du Sud, pèse toujours sur la société et la politique haïtiennes. En premier lieu, bien avant son éviction, il a créé des groupes de jeunes partisans dans les quartiers populaires, appelés les « chimères », pour asseoir son pouvoir ». Ensuite, « avec un budget personnel estimé à 800 millions de dollars, Aristide paie des lobbyistes internationaux pour propager des informations positives sur lui et négatives par rapport à l’actuel gouvernement ». [2] Dans ce vide politique, Haïti est toujours un pays à la dérive et les différents acteurs, locaux et internationaux valsent dans l’incompétence et les tiraillements devant les yeux ébahis du peuple haïtien qui assiste, impuissant, à sa descente constante dans la spirale de la violence, de l’incompétence et de la misère.
Lors de sa visite en Haïti en mai 2004, Michel Barnier, Ministre Français des Affaires Etrangères avait été explicite en déclarant : « c’est le sursaut de vos forces morales, le développement de vos institutions de droit, le rassemblement de vos volontés, notamment autour d’un calendrier électoral crédible et réaliste, qui seuls pourront relever le formidable défi auquel vous êtes confrontés : doter votre nation d’un Etat digne d’elle ». Doter Haïti d’un Etat digne demeure toujours un pugilat. « Si les hommes étaient assez malheureux pour ne s’occuper que du présent, on ne sèmerait point, on ne bâtirait point, on ne planterait point, on ne pourvoirait à rien : on manquerait de tout (Â…) », disait Voltaire. Et c’est exactement ce qui nous est arrivé. Pire ! C’est ce qui continue de nous arriver par manque de prévision, de planification, de bonne gouvernance, de sursaut moral, du sens collectif du devenir d’une nation. La répétition des mêmes schémas de médiocrité, lâcheté et perversité de la politique haïtienne nous entraînera-t-elle de charybde en scylla ? C’est la question à laquelle nous tenterons de répondre dans notre grand dossier de ce soir.
Un gouvernement néolavalassien et pro onusien ?
« Rien ne vous tue un homme comme d’être obligé de représenter un pays », dit le dicton. Et pour cause ! Gérard Latortue l’a démontré au détriment des urgences nationales. Sur la scène internationale, le gouvernement de transition n’a pas réussi à s’imposer comme un gouvernement responsable et l’absence de ses projets concrets pour le pays le plus pauvre du continent américain, est dénoncée dans la presse internationale : « La capitale, où s’entassent 2 millions de personnes, est l’image de la misère du pays. Les bidonvilles dominent le champ de vision. Des maisons en bois, agglutinées sur des rues sans pavage. Sans emploi, la population n’a d’autre option que de s’adonner au commerce ambulant, à la mendicité et, trop souvent, à la criminalité, galopante dans la ville. Dans certains quartiers, comme Bel-Air, on entend des tirs tous les soirs. Alexandre et Latortue sont incapables de garantir le fonctionnement de l’Etat haïtien. Tout d’abord, il leur manque le consentement populaire. Le président, ancien chef de la Cour de cassation (Haute Cour de justice d’Haïti), adopte la stratégie de l’éloignement élégant : il n’exécute rien, n’opine à propos de rien et préfère le confort de sa maison au palais national. Le premier ministre a été imposé par la communauté internationale - Etats-Unis, France et Organisation des Etats américains (OEA). Il a habité la plus grande partie de sa vie à l’étranger, travaillant pour des organismes financiers internationaux. Grande est sa distance par rapport à la population d’Haïti. Il ne connaît pas le pays, ne sait pas quels sont les besoins du peuple qu’il gouverne. D’éducation française, il ne lit pas le créole, seule langue parlée par 85 % des Haïtiens. », écrit le journal français, l’Humanité [3]. De son côté, l’agence en ligne EIU views wire service avance qu’en Haïti ’’il n’y a aucun signe de réconciliation. Si l’économie se redressait cela pourrait aider (Â…) mais l’aide internationale tarde à arriver car le gouvernement n’a toujours pas présenté de projets crédibles et (Â…) l’insécurité à découragé les autres bailleurs de fonds » [4]. L’équipe au pouvoir qui se targuait d’être constituée de technocrates a jusqu’à présent échoué piteusement à se construire une image respectable sur la scène internationale.
Sur la scène locale, la fragile confiance dont bénéficiait le gouvernement de transition s’est volatilisée depuis le déclenchement de l’Opération Bagdad : plus de 400 morts en quelques mois dans la capitale uniquement dont une trentaine de policiers décapités par les anciens partisans d’Aristide. Quant au viol des femmes, il est redevenu systématique comme sous le coup d’Etat de 1991. Si le journal The Independent écrit que ’’dans les quartiers les plus pauvres de la capitale, le viol est de plus en plus utilisé comme une tactique politique’’ [5], nos récentes enquêtes nous ont prouvé que la situation est bien plus grave et que le viol touche désormais toutes les couches sociales : ce phénomène n’est plus seulement une pratique de répression politique mais bien un phénomène social grandissant que le silence des victimes- en particulier des couches plus aisées- contribue à perpétuer. Les kidnappings ont également ressurgi et cela fait belle lurette que l’on entend plus parler de l’unité anti-kidnapping mise sur pied par la police à travers le Ministère de la Justice.
A ce sombre constat vient s’ajouter la complaisance complice du gouvernement envers les corrompus et les corrupteurs d’hier : aucune exemple n’a été tracé. Pire ! La corruption n’épargnerait pas les cabinets de la Présidence et celui de la Primature. De scandales de riz à l’évasion spectaculaire du Pénitencier le 19 février 2005, en passant par des pots de vin et des postes achetés, deux noms reviennent systématiquement sur les lèvres et nous ne pourrons évidemment pas les citer. Il se révèle en effet, très dangereux sinon suicidaire, de dire la vérité dans un pays qui a appris à se taire devant les corrupteurs et les corrompus, ’’ ces voyous qui ont une telle capacité de se recycler dans cette société qui accepte tout, même de leur vendre ses jeunes filles pour assurer le futur financier de certaines familles’’ comme l’a déclaré le Professeur Michel Soukar sur Metropolis le 26 février 2005. Lorsque l’on compare aujourd’hui les budgets de l’Etat sous Aristide et sous la présente administration, il y a lieu de se poser des questions pertinentes.
En effet, sous la dictature d’Aristide, le budget total alloué annuellement à l’Etat s’élevait à environ 17 milliards de gourdes. Ce budget est passé à près de 20 milliards de gourdes sous l’actuel gouvernement de transition. Or. Le Professeur Soukar a judicieusement fait remarquer que sous le régime d’Aristide, le Palais National, connu pour sa ’’voracité’’ et l’accaparement des deniers publics, détenait un budget de 514 millions 700,000 gourdes ; aujourd’hui, sous la présidence de Bonniface Alexandre, le budget du Palais National est passé à 523 millions 355,200 gourdes et celui de la primature à 593 millions 839,700 gourdes soit davantage que le budget du Palais National actuel ou sous Aristide ! Mais, ce qu’il y a de plus frappant est de comparer ces sommes avec des secteurs clés de la vie nationale dont les sommes allouées sont modiques et des plus significatives quant aux priorités du gouvernement de transition : le pouvoir judiciaire détient un budget deux fois moins important que celui de la Primature avec 243 millions 276,500 gourdes ; le Ministère de l’Agriculture, dans un pays qui n’arrive toujours pas à être auto suffisant dans sa production alimentaire réduite à une peau de chagrin, n’a qu’un misérable budget de 320 millions 145,000 gourdes ! Quant à l’INARA , l’Institut National de la Réforme Agraire, créé sous Aristide et qui n’existe plus officiellement, il s’est vu alloué la somme de 31 millions de gourdes ! Le Conseil National de la Police, dont le Premier Ministre est le garant, a un budget de 120 millions de gourdes, la Justice, qui devrait être primordiale dans un pays comme Haïti est traitée en parent pauvre avec la modique somme de 99 millions de gourdes ! Enfin, alors que les soldats de la MINUSTAH se chargent (quelle honte pour nous !) d’enlever les détritus dans nos rues, le Service Métropolitain de Collecte des Résidus Solides (SMCRS) détient un budget de 132 millions de gourdes soit 34 millions de plus que le Ministère de la Justice ! La Police Nationale, quant à elle, se taille la part du lion avec 2 milliards 168 millions 175,000 gourdes. Ces chiffres ne parlent-ils pas d’eux-mêmes ? Que traduisent-ils des véritables intentions du gouvernement de transition ? N’est-il pas étonnant que les journalistes qui enquêtaient sur des affaires de corruption notamment sous le régime d’Aristide, devant la permanence de l’impunité en Haïti, ont été obligés de s’autocensurés comme l’avait prédit l’expert indépendant des Nations -Unies l’année dernière, Mr Louis Joinet ? De charybde en scylla, la politique et la société haïtienne demeurent gangrenées par la corruption et l’impunité au détriment des besoins urgents du peuple haïtien.
A son arrivée au pouvoir, le Premier Ministre Latortue avait déclaré qu’il allait démontrer qu’il y avait une autre façon de gouverner en Haïti mais ses promesses demeurent des vœux pieux au grand dam des secteurs des droits humains, des étudiants et des citoyens honnêtes qui ont fait tant de sacrifices en 2004 pour retirer le pays des griffes des prédateurs et des rapaces de la nation. Si Gérard Latortue avait promis que l’adage haïtien qui veut que l’enquête se poursuive indéfiniment, ne serait plus applicable sous la présente administration ; aujourd’hui, mise au pied du mur, l’équipe gouvernementale s’est révélée incapable, volontairement ou non, de trancher sur des dossiers brûlants de corruption. D’autre part, l’enquête ’’indépendante’’ demandée par le gouvernement sur les événements autour du Pénitencier le 19 février dernier restera certainement lettre morte. « Alexandre et Latortue n’avaient pas de grandes responsabilités. Ils devaient consolider, d’une façon minimale, les institutions haïtiennes, mises à bas par Aristide, et garantir les élections, prévues pour octobre et novembre. Ils sont tellement incompétents que le chaos institutionnel du pays, n’a cessé d’empirer », a affirmé la Directrice du Centre de recherche et de formation économique et sociale pour le développement (CRESFED), Suzy Castor au journal l’Humanité du 5 mars 2005.
Cent jours après l’accession au pouvoir du gouvernement de transition, un diplomate européen nous confiait déjà son inquiétude face à des ’’nominations pas très catholiques’’ au sein de l’administration Alexandre/Latortue et soulignait que « la communauté internationale ne souhaite vraiment pas voir ressurgir les mauvaises habitudes installées depuis 50 ans en Haïti ». Ce diplomate notait également que « le Premier Ministre veut effectivement tout gérer lui-même et n’aime pas être contrarié. Certaines nominations peuvent constituer des signes inquiétants de népotisme et ne sont pas très positifs pour son image. La question est de savoir si la pagaille qui commence à caractériser ce gouvernement est faussement organisée ou non » avait-t-il conclu. Aujourd’hui, il est clair pour de nombreux observateurs que cette pagaille a été organisée pour maintenir une structure administrative à la fois néomilitariste, néoduvaliériste et néolavalasienne. Dans ce bourbier, chaque secteur fait son beurre au détriment des masses. Pourquoi, depuis un an le gouvernement a-t-il systématiquement refusé de faire la chasse aux sorcières sachant qu’elles pouvaient revenir nous chasser ? Pourquoi rien n’a été fait lors du procès de Clifford Larose en République Dominicaine ? Comment se fait-il que des sbires dangereux de l’ancien régime tels que Paul Raymond et René Civil coulent des jours heureux en République Dominicaine ? Pourquoi retrouve-t-on des figures comme un ex général du CNG de 1986 au Ministère de l’Intérieur ou un colonel des FADH, figures connues du duvaliérisme ? Pourquoi le dossier des militaires démobilisés n’a-t-il pas été réglé et que ces derniers s’affichent toujours armés notamment dans les provinces où ils occupent des postes qui auraient du être attribués à la police ? Le gouvernement et la police disent rechercher activement Ravix Ramissainthe et ce dernier a pourtant donné une entrevue en Haïti à un reporter d’Associated Press trois semaines après qu’un mandat d’arrêt ait été lancé contre lui ! Cela ne nous rappelle-t-il pas les procédés de l’ancien régime envers Amyot Métayer et les membres de l’armée cannibale ?
A force de jouer à la politique de la chèvre et du chou, il est clair que la vapeur est en train de renverser le macabre jeu politique. La police haïtienne est devenue une institution non grata dans les quartiers restés fidèles au dictateur, comme le Bel Air, déchu mais la MINUSTAH y est désormais accueillie et applaudie. Le 4 mars 2005, des partisans de l’ancien président ont manifesté le 4 mars, encadrés par les casques bleus de la Mission des Nations Unies pour la Stabilisation d’Haiti (MINUSTAH. Ils ont qualifié le pouvoir actuel de ’’de facto’’ et ’’d’assassin’’. Rappelons que la manifestation organisée le 28 février à Bel Air par des partisans de l’ancien régime a déclenché une polémique entre la police et la MINUSTAH. La marche a été dispersée par la police et au moins 2 personnes ont été tuées, selon des informations rapportées par les médias. La police a fait savoir qu’elle n’a pas fait usage d’armes à feu pour disperser la manifestation, qu’une personne avait été tuée en dehors du lieu de dispersion et que des manifestants étaient armés. Une version contraire a été soutenue par la MINUSTAH qui a fait état de 3 morts, après que des policiers aient ouvert le feu contre les participants à la marche. Aujourd’hui, le Parti Lavalas fort de la faiblesse du gouvernement de transition et de la complaisance internationale ne pose pas mais exige des conditions (et pas des moindres !) pour participer aux prochaines élections : libération de tous ses ex-dirigeants et militants emprisonnés sans motif sinon leur seule affiliation politique, respect de la liberté de rassemblement et de tenir librement des réunions politiques en n’importe quel point de la république, lancement d’un "dialogue politique" authentique, retour d’exil du président Aristide ! Rien que cela ! Le 8 mars, les partisans d’Aristide ont encore manifesté au Bel Air et, cette fois, n’ont pas lésiné à féliciter la MINUSTAH d’avoir pris ses distances avec la PNH ! Et ce sont ces mêmes bandes qui, hier, se revendiquaient être les dignes héritiers de Dessalines et de Toussaint Louverture et qui insultaient la communauté internationale d’avoir participé au ’’coup d’Etat’’ contre Aristide ! Ce soudain vedettariat politique de la MINUSTAH ne dénote-t-il pas d’une lecture erronée d’une certaine gauche latino-américaine qui risque de mettre de l’eau au moulin des mouvements populistes et des gangs lavalassiens ?
Pourtant, dans la même semaine, le général brésilien Augusto Heleno, à la tête de la MINUSTAH affirmait au journal O Globo qu’il n’y aura pas de "violence aveugle" et qu’il n’utilisera pas la "force incontrôlée" dans l’île, même si la situation s’est aggravée reconnaissait-il au journal [6]. "Au début, les groupes étaient désorganisés par l’entrée des troupes de l’ONU et les partisans du président Aristide apeurés par la perte du pouvoir. A partir du moment où ils se sont organisés, nous avons commencé à les affronter. En octobre la situation s’est aggravée. (...) La police, parce qu’elle veut agir à court terme, fait des opérations et nous appelle seulement après’’, a-t-il déclaré. Il a rappelé qu’il avait conscience de la difficulté de sa tâche quand il est arrivé en Haïti le 25 juin dernier avec seulement 2.000 hommes."Comment contrôler le pays ? J’étais très inquiet mais je ne pouvais pas le dire publiquement. Il y a 8 millions d’habitants en Haïti", a-t-il avoué. Pourtant, la presse haïtienne se rappellera des invectives du général à son encontre, une presse qu’il accusait d’être alarmiste et d’évoquer un chaos non existant selon lui dans la capitaleÂ…
A quelques mois des élections, la situation reste plus que précaire et pourrait facilement devenir volatile. En effet, le désarmement n’a toujours pas été effectué et le journal Le Monde rapportait récemment que face aux puissants lobbyistes d’Aristide, les Américains avaient décidé de suspendre l’aide destinée à financer le désarmement. On estime que près de 300 000 armes sont en circulation dans le pays et détenues illégalement. Les partisans d’Aristide continue de recevoir des armes, les autres multiples gangs armés poursuivent leurs crimes et l’évasion du 19 février dernier ne fera qu’augmenter l’insécurité. De leurs côtés, les militaires démobilisés refusent obstinément de remettre leurs armes. Ces anciens militaires contrôlent plusieurs zones à l’intérieur du pays, cohabitant avec les forces de stabilisation de l’Onu (Minustah). Ils insistent sur leur légalité, rappelant que la Constitution prévoit leur existence. "La décision d’Aristide de dissoudre l’armée est illégale et arbitraire", a déclaré le sergent Jean Denis aux Cayes, qui réclame comme ses camarades la réhabilitation de l’armée et le paiement de plus de dix ans de soldes, selon une dépêche de l’agence AFP datée du 7 mars. "Si le gouvernement veut que je désarme, il faut compenser ma femme, mes dix enfants, ma mère, mon père, mes soeurs et frères, ma tante, mon oncle et les autres", ajoute le sergent Denis dans ce local désolé, qui compte un téléphone, un poste de musique et une télévision cassée. La lune de miel entre les ex-militaires et le Premier ministre, Gérard Latortue, qui les qualifiait de "combattants de la liberté" pour leur rôle dans le départ du président Aristide, n’est vraiment plus d’actualité. "Jusqu’à présent, le gouvernement n’a rien fait pour nous. Nous n’avons rien reçu, rien de rien", assure le chef des ex-militaires des Cayes, Arnold Calixte, portant une chemisette blanche siglée FADH, des bagues, une chaîne et un bracelet en or. "Le gouvernement ne veut pas la paix, il préfère la guerre pour rester au pouvoir", assure Jean Denis, en agitant un paquet de feuilles tâchées où il dit avoir répertorié les noms d’ex-militaires devant recevoir des compensations. Pour la sécurité du pays, "il serait très important que le gouvernement se saisisse de cette question, participe au désarmement, à la réintégration et la réinsertion des FADH", estime le Canadien David Beer, chef de la police civile de la MINUSTAH. Les autorités haïtiennes provisoires ont indiqué que la question de la réhabilitation de l’armée devait être tranchée par le futur gouvernement issu des élections attendues en 2005. En attendant, les ex-militaires disent vivre grâce à la générosité de la population, et démentent être mouillés dans le trafic de drogue. » [7]
Le gouvernement a certes proposé un plan visant à faire rentrer dans le rang les quelque 7 000 anciens militaires, qui exigent des compensations pour les dix années perdues depuis la dissolution de l’armée haïtienne. Il s’agit de leur verser une indemnisation : 3 000 dollars pour les hommes de troupes, 10 000 dollars pour les officiers ; et de les intégrer dans les services de l’Etat (police, gardes-frontières, etc.). Mais beaucoup doutent de l’efficacité de ce programme. « C’est la grande inquiétude de la communauté internationale, note un observateur européen, car ce programme de près de 30 millions de dollars n’impose pas de rendre les armes tout de suite, mais après le versement d’une partie des sommes. Ce qui signifie que ces anciens militaires auront toujours armes et uniformes quand la campagne électorale commencera, dans les prochains mois. » Cela fait redouter qu’ils puissent être manipulés par ceux qui n’ont rien à gagner à voir le pays s’engager enfin sur la voie du droit et de la stabilité. La démonstration du 9 mars dernier à Hinche n’est-elle pas éloquente ? Les militaires démobilisés ont manifesté, lourdement armés, dans les rues de cette ville pour réclamer le départ du gouvernement de transitionÂ… Quant au trafic de drogue, il est toujours très lucratif en Haïti comme le constate le dernier rapport annuel sur la lutte anti-drogue publié le 5 mars 2005 par le département d’Etat américain.
Enfin, le transfert le 11 mars par la MINUSTAH de l’ancien Premier ministre d’Aristide, Yvon Neptune, dans un hôpital argentin situé près de l’aéroport alors que Neptune a été écroué au Pénitencier National pour son implication dans le massacre de Saint Marc, est venu augmenter les craintes de nombreux observateurs politiques et citoyens quant à l’orientation néolavalassienne de l’actuelle équipe au pouvoir ainsi que confirmer la rumeur des pressions internationales exercées sur le pouvoir pour la libération de Neptune. Yvon Neptune qui avait entamé une grève de la faim pour exiger sa libération sans condition avait reçu la visite de la congressiste américaine pro Aristide Maxime Waters qui, au mépris de tous principes internationaux ou souverains, a demandé sa libération immédiate. Maxime Waters a qualifié Neptune de prisonnier politique sans jamais évoquer son implication dans le massacre de Saint Marc ! Quel est le député ou sénateur haïtien qui pourrait se permettre de se conduire ainsi aux Etats-Unis ? Suite au transfert de Yvon Neptune, qui a recommencé à se nourrir, les réactions ont fusé de toute part : « C’est une gifle à la justice haïtienne », a indiqué M. Madistin, avocat de la défense dans l’affaire du Massacre de la Scierie à Saint Marc. « La décision des responsables de la mission onusienne de transporter l’ancien Premier ministre dans cet hôpital militaire représente un affront à la justice haïtienne », a déclaré le doyen du tribunal civil de Saint-Marc. Pierre Espérance de la Coalition nationale pour les droits des Haïtiens (NCHR) s’est dit ’’ être choqué’’ d’une telle décision et il a accusé directement la mission onusienne en Haïti d’organiser une évasion en douceur pour l’ex-numéro 2 de l’ancien régime lavalas. Ce soupçon s’est rapidement répandu à travers la société haïtienne et la population de St Marc a violemment réagi le vendredi 11 mars en manifestant dans les rues, brisant des vitres de véhicules et en incendiant plusieurs maisons. « Il s’agit d’une décision du gouvernement haïtien pris de concert avec la Minustah », a affirmé Damian Onsès Cardona, porte-parole de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (Minustah). Il a rejeté les accusations selon lesquelles la mission onusienne a décidé de façon unilatérale de transférer le prisonnier à l’hôpital des militaires argentins et a qualifié le déplacement de M. Neptune « d’action humanitaire. » Le chef du cabinet particulier du président Boniface Alexandre a pour sa part indiqué que le gouvernement était en contrôle du dossier et le Ministre de la Justice, Me Bernard Gousse, reste persuadé que le détenu ne pourra pas échapper aux autorités policières nationales. « Deux agents de la police sont en permanence aux côtés de M. Neptune et l’accompagnent partout où il va », a-t-il déclaré. Malgré ces déclarations officielles, la population reste suspicieuse et il se dit déjà partout dans les rues que si Yvon Neptune quitte le pays, ce gouvernement tomberaÂ…
La transition en danger
Dans de telles conditions, comment envisager les prochaines élections ? La dernière polémique entre la MINUSTAH et la Police haïtienne inquiète les secteurs de défense des droits humains, qui en profitent pour poser le problème du désarmement. L’agence Alterpresse rapporte que ’’Le Secrétaire Général du Comité des Avocats pour le Respect des Libertés Individuelles (CARLI), Renan Hedouville, a jugé très grave la situation. Jean-Claude Bajeux du Centre œcuménique des Droits Humains (CEDH) a estimé que cette situation traduit un manque de coordination entre les deux parties, et une absence totale d’une politique de sécurité pour le pays par les autorités en place. Monsieur Bajeux s’est interrogé sur la volonté réelle des forces présentes sur le terrain à assurer la sécurité des citoyens et à désarmer les détenteurs illégaux d’armes à feux. « Il est impossible de nous faire comprendre que la (PNH), avec ses 3.000 policiers, et la (MINUSTAH), avec ses plus de 7 mille membres, ne peuvent assurer la sécurité des citoyens et, procéder au désarmement dans le pays », s’est-il exclamé’’ [8] Beaucoup craignent aujourd’hui que le pays se retrouve une fois de plus au bord de la guerre civile et la projection du dernier film de Raoul Peck sur le génocide au Rwanda et de la faillite des Nations Unies dans ce pays martyr n’a fait que raviver cette crainte. En effet, les Haïtiens y ont vu les mêmes mécanismes autodestructeurs qui fracturent leur société et la même inefficacité onusienne. D’autre sont persuadés qu’avec la présence des ’’Blancs’’ les élections auront lieu envers et contre tout et tous les Haïtiens. Mais qu’attendre d’une telle finalité ? Le peuple, totalement démobilisé pour le moment, pourrait, au mieux, se présenter à hauteur de 10 % à 20% au prochain scrutin et la communauté internationale pourra alors se féliciter d’avoir réussi son but ultime : utiliser Haïti comme terrain de luttes géopolitiques et s’emparer de la pseudo légitimité du prochain gouvernement élu comme paravent à un protectorat international. Gérard Latortue pourra alors repartir pour Boca Raton et se ’’targuer’’ d’avoir été un bon ’’gouverneur des Nations Unies’’Â…
En attendant, le journal français l’Humanité souligne une autre vraie réalité haïtienne : ’’des 120 partis qui animent actuellement la scène politique d’Haïti, plus de la moitié n’a pas de base sociale. Plusieurs ne sont composés que d’une ou deux personnes. Cependant, dans les médias, ils prennent un énorme espace. Parlent de tout, critiquent le gouvernement et la communauté internationale, s’attaquent entre eux, mais ne présentent pas de programme. Le résultat est une énorme confusion populaire par rapport aux prochaines élections, qui devraient décider du futur d’Haïti. D’autant plus que les partis traditionnels, affaiblis pendant le gouvernement d’Aristide (2001-2004), n’osent pas trop prendre le devant du débat politique. Par manque de références, la population n’est pas vraiment en mesure de différencier les groupes de gauche de ceux de droite’’, écrit le journal. De plus, malgré la violence, la démission généralisée et la misère, la plupart des partis politiques craignent toujours de s’opposer officiellement au gouvernement croyant qu’en organisant les élections, ils pourront passer à autre chose. Mais pour qui ? Avec quel exemple pour le changement des masses ? Avec quels exemples pour le prochain gouvernement qui, lui, sera obligé de remplir ses devoirs de séduction auprès de son électorat ? De quel résultats accouchera la transition en organisant des organisations coûte que coûte et dans n’importe quel conditions ? Quant à la société civile, elle est retombée dans sa léthargie légendaire et est sans doute dépassée non seulement par la conjoncture politique mais aussi par le constat du contrôle international sur le pays. En effet, comment peut-on aujourd’hui oser parler de souveraineté lorsque l’on constate que le coût global des prochaines élections est estimé à 44 millions 300 mille dollars américains et que l’Etat haïtien n’y contribuera qu’à hauteur de 3 millions de dollars ? Si un pays ne peut pas assurer ses propres élections, comment pourrait-il forger son futur ?
Un an après le départ d’Aristide Haïti est un pays en piètre état. Police, justice, éducation : le règne d’Aristide aura achevé d’avilir les valeurs de droit et d’intérêt général, déjà sapées par la cupidité aveugle des nantis et surtout des corrompus. Le journaliste Français Vincent Hugueux du journal l’Express a rencontré dans la rade de Jacmel, Jean Petit, un sculpteur désœuvré, qui traînait son ennui non loin d’une épave rongée par la rouille. Ce dernier a sans doute moins de diplômes ou d’expérience politique que certains et n’est certainement pas technocrate mais il a bien cerné la tragédie haïtienne qui nous entraîne tous de charybde en scylla : « Les Haïtiens refusent d’admettre que le mal est en eux. La loi, ici, c’est chacun pour soi », a-t-il soupiréÂ… [9]
Nancy Roc
Le 12 mars 2005
[1] François Hauter, Port-au-Prince s’enfonce dans la faillite, Le Figaro 17 mai 2004
[2] (2) Haïti : un pays à la dérive, l’Humanité le 5 mars 2005
[3] (3) Ibid
[4] EIU views wire service, Haiti politics, One year on
[5] Death of a democracy, The Independent, 28 février 2005
[6] "Le général brésilien Heleno n’utilisera pas la "force aveugle" en Haïti’’, AFP, 2 mars 2005
[7] Les ex-militaires haïtiens refusent obstinément de désarmer AFP, 7 mars 2005
[8] Haiti : Manifestation sans incident de partisans d’Aristide, Sur fond de polémique entre la police et la MINUSTAH, Alterpresse le 5 mars 2005
[9] Vincent Hugeux, ’’Haïti : L’héritage empoisonné’’ L’Express, 27 décembre 2004