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Haiti : De l’intellectuellement engagé au politiquement correct...

Par Giscard Bouchotte

Soumis à AlterPresse le 8 mars 2005

Frantz Fanon prétendait que « tout intellectuel vit avec son peuple ». On ne peut compter le nombre de soulèvements, de départs forcés, de révolutions que les intellectuels du monde ont provoqués et qui ont marqué l’Histoire. Les vrais engagés se sont mouillés complètement. Albert Camus par exemple, mais aussi Victor Hugo, Emile Zola, Jean-Paul Sartre, André Gide ou Saint-John Perse pour ne citer que ceux-là . Si les œuvres littéraires ont su mieux exprimer leur point de vue concernant les gabegies hypocrites des politiciens, il n’en est pas moins vrai qu’il en soit autant dans des disciplines comme la danse, le théâtre ou le cinéma. Certains artistes n’ont jamais caché leur position idéologique. En novembre 2003, à Port-au-Prince, des manifestants- quelques inquisiteurs d’un genre nouveau- mirent le feu aux œuvres de Pierre Barra. Seule la Fondation AfricAméricA et quelques plasticiens avaient osé demander aux responsables du Gouvernement des explications.

Si la conscience intellectuelle haïtienne fit un coup de maître courant 2003 (Collectif NON), avec comme principal objectif l’évacuation du président haïtien au pouvoir, il ne s’agissait guère d’une affaire contemporaine. Rappelons entre autres les journées de 1946 dites les « cinq glorieuses », ces journées révolutionnaires portées par des intellectuels de Port-au-Prince qui ont conduit à la chute du président Lescot. La nouveauté (en 2003) était de voir une classe de penseurs réagir ouvertement après une longue période d’indifférence à la chose publique de leur pays.

Néanmoins, beaucoup d’écrivains haïtiens ont su tremper leur plume en plein dans le bain incandescent. Le feuilleton, « La politique de Buron », très écouté de l’écrivain Gary Victor traduit une participation à l’opinion publique nationale. L’exil prolongé et forcé sous la dictature de Duvalier d’un René Depestre, d’un Jacques Stephen Alexis- torturé et disparu depuis 1961 pour cause politique- ou d’un Gérald Bloncourt témoignent encore d’un vrai engagement intellectuel. On peut déplorer que l’engagement dans sa forme contemporaine s’individualise de plus en plus, mais a t-il le droit de ne pas exister, surtout en Haïti ? A ce propos, le père Joseph Wresinski disait que « là où les hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré »

C’est souvent au Ministre de la culture qu’incombe le mieux le devoir d’un certain politiquement correct à un certain devoir d’engagement. Quelques artistes de renommée internationale ont marqué ce Ministère en Haïti : le réalisateur Raoul Peck de 1995 à 1997, le peintre et écrivain, spiraliste et subversif Frankétienne pendant une courte durée sous le gouvernement de Leslie Manigat et tout récemment, l’ethnologue et l’écrivaine Lilas Desquiron. Le reste, c’est de trouver discutable ou non cette idéologie chère à Frankétienne selon laquelle l’œuvre artistique doit être essentiellement une question d’esthétique ( ?)

Sinon, qu’est-ce que le « politiquement correct » et quelles en sont les modalités ? Devrait-on définir un certain « politico-intellectuellement correct » ? Il semble qu’aucun quota intellectuel ne soit exigé à un politicien voire à un président d’une république. Anti-intellectuel, Bush serait le premier président à avoir un MBA, sans même maîtriser la langue de Shakespeare. En France, en Haïti, les diplômes et les langues ne se comptent plus ; l’expérience de ces dernières décennies a seulement prouvé que les alliages avec la médecine, l’agronomie ou la théologie ne donnent pas forcément les meilleurs résultats.

Les succès d’un Jack Lang en France ou plus actuellement d’un Gilberto Gil au Brésil font rêver. Il serait intéressant de réfléchir à un probable Léopold Sédar Senghor qui a gouverné le Sénégal de 1962 à 1980 (quoique les avis des sénégalais eux-mêmes sont peu convaincants) ou un respectable Aimé Césaire, maire de Fort-de-France. Haïti a bien le droit d’opter pour d’autres modèles, à défaut de mêler religion et politique (ou modèle américain). Le malheur vient souvent de vouloir ramener notre position au « pour ou contre » - vision malheureusement trop simpliste du monde. Oublions-nous que les arguments et la finalité des programmes politiques sont les seuls qui prêtent au vrai jugement.

Par ailleurs, si les politiciens, se prenant trop au sérieux, n’arrivent pas à respecter leur engagement, une vision artistique ou intellectuelle du monde peut être la bienvenue. L’essentiel consiste à ne pas réinventer des technocrates reconvertis qui, pris dans leur narcissisme, ne cesseront de se faire valoir. L’engagement intellectuel ne passe pas forcément par l’occupation de postes officiels de la fonction publique. Une fois encore, dès qu’il s’agit de jouer les « illuminés verbomoteurs » pour reprendre l’expression de Debray, on a l’avis de tous, y compris de ceux qui ne s’occupent pas assez de la politique de leur pays. S’agit-il du concret et de mettre la main à la pâte, ils deviennent moins bavards. Haïti demande trop aux autres et pas assez à ses intellectuels. Le pays a sans doute besoin d’eux, les vrais que visait Frantz Fanon. Ceux-là mêmes proches du prolétariat qui ne se contenteront pas forcément d’être des employés de Gouvernement.