Par Nancy Roc
Soumis à AlterPresse le 16 mai 2018
Dans le monde d’aujourd’hui, les Mathématiques sont partout, innombrables et quotidiennes : dans les finances, l’architecture, la météo, les robots, les cartes bancaires, les automobiles, l’aéronautique, les satellites (systèmes de localisation), les portables etc. Pourtant en Haïti, la société semble frappée d’innumérisme [1], soit l’illettrisme en mathématiques. Pour tenter de contrer ce dernier, le Groupe de Réflexion et d’Action pour une Haïti Nouvelle (Grahn-Monde) a inauguré une mini-école de mathématiques en avril dernier, dans le Nord d’Haïti. Dans un pays ou le discours scientifique est inexistant, Nancy Roc fait le point sur cette initiative avec l’un de ses organisateurs, le professeur Alain Togbe de l’Université Purdue des États-Unis et le mathématicien Jean Marie Bourjolly, professeur titulaire de logistique à l’École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM) et conférencier aux Premières Journées Scientifiques Internationales du Grahn.
Lors de son rassemblement annuel PiGRAN 2018, Grahn-Monde a lancé une mini-école de mathématiques lors de la Semaine de la science et du savoir pour le progrès social, qui s’est tenue du 23 au 28 avril sur le site de la Cité du Savoir, à Génipailler, Milot, dans le Nord d’Haïti. Cette mini-école est destinée aux étudiants de niveau universitaire qui souhaitent améliorer leurs connaissances en mathématiques. De manière plus précise, pour être admis à participer à cette mini-école, les candidats doivent avoir complété des études universitaires de niveau licence avec spécialisation dans l’un ou l’autre des domaines suivants : mathématiques, physique, chimie, sciences économiques ou ingénierie.
Selon le Grahn, il y avait un fort intérêt pour Haïti à organiser une mini-école de mathématiques comme moyen de promouvoir et de développer de nouveaux domaines de recherche (notamment algèbre, théorie des nombres et cryptographie), attirer de nouveaux étudiants et développer une collaboration scientifique avec d’autres pays. « Les étudiants participant à cette mini-école ont non seulement eu l’occasion d’assister à des mini-cours sur des sujets importants de l’algèbre moderne et de la théorie des nombres, mais aussi de voir différentes applications des méthodes algébriques et de la théorie des nombres en cryptographie, théorie et systèmes dynamiques », explique le professeur Alain Togbe de l’Université Purdue d’Indiana, aux États-Unis.
C’était le premier contact de ce professeur de mathématiques avec Haïti : « Je me suis rendu compte qu’il y a beaucoup de choses à faire ici sur le plan éducationnel, particulièrement en mathématiques. Mon séjour au Cap Haïtien m’a également permis de comprendre la lutte que mène la diaspora haïtienne, en particulier le Grahn. Je ne peux que féliciter ce dernier et lui demander de faire davantage encore pour l’éducation, en particulier celle des formateurs », a-t-il déclaré. Cette mini-école préparera la route pour une école de recherche CIMPA 2019 (Centre International de Mathématiques Pures et Appliquées) mais le professeur Togbe ne cache pas que la tâche sera rude : « Les mathématiques sont très importantes pour le développement des sciences en général. Elles interviennent dans la formation des informaticiens, ingénieurs, médecins, etc. Il est donc crucial que ceux qui vont enseigner les mathématiques à vos enfants et aux jeunes chercheurs soient bien formés. Malheureusement, ce n’est pas le cas. Je suis très déçu par le niveau des participants qui sont pourtant des enseignants de mathématiques. Alors, nous avons du pain sur la planche ! », avoue-t-il.
Sur 30 inscriptions disponibles, il y a eu 28 inscriptions, mais aucune femme ne s’est présentée. « C’est la déception à ce niveau-là », souligne le professeur Alain Togbe, qui espère que, pour 2019, davantage d’efforts seront déployés pour inclure les femmes : « Notre séjour nous a donné une idée de la réalité locale, des problèmes auxquels nous devons nous préparer. La tâche qui nous attend est énorme et nous avons besoin du support de tout le monde en commençant par le gouvernement. L’avenir d’un pays dépend de l’éducation de ses filles et de ses fils. Si vos enfants sont bien formés, ils feront la force de l’Haïti de demain », conclut-il.
L’importance des mathématiques dans le développement d’un pays
Lors de l’évènement PiGRAN 2018, le Grahn a également organisé les Premières Journées Scientifiques Internationales. L’objectif de ces dernières était de sensibiliser tous les acteurs politiques et sociaux, ainsi que le public en général, à la nécessité de fonder les décisions importantes concernant la nation et la vie de tous les jours sur la science et la pensée rationnelle. Ces journées visaient aussi à consacrer en Haïti la dernière semaine du mois d’avril de chaque année comme la « Semaine de la science et du savoir au service du progrès social ». C’est dans le cadre de ces Journées scientifiques que Jean-Marie Bourjolly, Ph.D., professeur de logistique, École des sciences de la gestion de l’Université du Québec à Montréal (UQÀM), a prononcé une conférence autour du thème « l’importance des mathématiques dans le développement d’un pays ». En effet, pour le Grahn, « dans le cas d’Haïti, le développement économique et la résolution de certains problèmes fondamentaux commandent le recours à la science. Cependant, ces dernières années, en l’absence d’une vulgarisation des connaissances scientifiques, une grande partie de la population a eu recours à des explications plutôt mystiques pour des phénomènes triviaux. Dans la pratique, beaucoup d’Haïtiens se tuent par ignorance scientifique. Dans le temps, parce que l’ignorance tend à se reproduire, la répétition des comportements anti-scientifiques se sont multipliés ces dernières années lors de l’apparition du choléra, du séisme de 2010, des récentes éclipses solaires, etc. », constate le premier think-tank haïtien.
Et de fait, en Haïti, la présence des mathématiques dans la réalité sociale est totalement ignorée. « Le discours scientifique est inexistant et la démagogie, en tant que discours manipulateur et vide de contenu réel, siège en maître et seigneur », déplore le Dr Marc Antoine Archer, coordonnateur de l’Observatoire de l’énergie en Haïti (Observeh). [2] Sa pensée fait écho à celle du mathématicien Jean-Marie Bourjolly : « De nos jours, plus que jamais, la rigueur n’est pas bien vue, car il est plus facile et confortable de surfer sur la surface des choses », constate-t-il.
Alors en quoi les mathématiques peuvent-elles aider au développement d’un pays comme Haïti ? En premier lieu, « les mathématiques nous amènent à imaginer des solutions aux problèmes qui nous entourent plutôt qu’à subir passivement leur loi. C’est d’abord une question d’attitude mentale, que l’on peut développer avec l’expérience », affirme le professeur Bourjolly. « Qu’il s’agisse de désengorgement des salles d’urgence, d’assainissement, d’agriculture durable, de protection du territoire national contre les inondations, ou, de façon plus générale, d’utilisation rationnelle de ses ressources, les mathématiques s’allient aux autres disciplines pour trouver des solutions innovantes qui tirent le meilleur parti de ce dont on dispose », poursuit-il.
Pour étayer sa thèse, il explique que dans les cours de Master in business administration (MBA), qu’il dispense - conjointement avec des spécialistes de la gestion des opérations et de la gestion des ressources humaines et des relations de travail - ses étudiants interviennent dans diverses entreprises pour identifier des problèmes, les analyser, poser un diagnostic de ce qui va mal et proposer une solution. « Cela résulte en, par exemple, la réduction des temps d’attente à une clinique médicale (à Montréal), l’amélioration des opérations du centre d’appels d’une chaîne de cliniques privées (à Guayaquil, en Équateur), la réduction des pertes dans un réseau électrique (à Santo Domingo, en République dominicaine), l’amélioration du service à une banque (à Douala, au Cameroun), la diminution du nombre de pièces défectueuses dans une manufacture de pièces d’autos (à San Luis Potosí au Mexique). En Haïti, cela pourrait donner, par exemple, un meilleur conditionnement de nos mangues pour l’exportation, le ramassage et le traitement des déchets qui jonchent le bord-de-mer du Cap, le désengorgement d’un port, ou des progrès dans la lutte pour éliminer le choléra », explique- t-il.
Les mathématiques sont vraiment le langage de l’innovation et si les sociétés occidentales veulent maintenir un niveau économique important face aux pays émergents, leur rôle devrait s’accroître. Des pays comme la Chine, l’Inde ou la Corée ont compris ce besoin, et investissent massivement dans l’éducation de leurs étudiants, en particulier en mathématiques. Haïti est tellement à la traine, comment envisager que les prochaines générations puissent même faire face aux mêmes générations dans la région aussi bien que dans le monde ?
« Je retiens le mot éducation. Qui devrait viser à former des têtes bien faites : savoir lire de façon critique, être capable de structurer ses idées et de les exprimer clairement, à l’écrit comme à l’oral, savoir « résoudre des problèmes », et pas seulement en mathématiques », répond le professeur Jean-Marie Bourjolly.
Enfin, en Haïti comme dans le reste du monde, les filles hésitent à s’embarquer dans des filières scientifiques, surtout en maths, alors qu’elles sont bonnes élèves au lycée, et sous-représentées dans la recherche. Les maths sont souvent considérées comme une matière largement ‘’masculine’’. Comment encourager les filles à choisir cette matière et comment les convaincre aujourd’hui ? « Aujourd’hui, dans bien des pays, les filles tendent à surclasser les garçons à l’école ; de plus en plus de jeunes femmes s’inscrivent en génie et la majorité des étudiants en médecine sont des femmes. En Haïti comme ailleurs, les filles ne sont pas moins disposées ou moins douées que les garçons, quelle que soit la discipline de l’esprit considérée, et leur mise à l’écart se fait aussi au détriment de la société tout entière. C’est le message qui doit être transmis aux filles dès leur plus jeune âge et renforcé avec le passage des années – et martelé à l’échelle de la société – pour surmonter les barrières culturelles à leur émancipation. En plus de ce nécessaire effort, la priorité des priorités, à mon avis, est d’offrir un enseignement de qualité à tous. Je n’insisterai jamais assez sur le mot qualité, car quand la qualité n’y est pas, l’enseignement a quelque chose d’un cadeau empoisonné. Un enseignement de qualité ouvert à tous, dans toutes les disciplines », conclut le mathématicien et membre de Grahn-Monde, Jean-Mary Bourjolly.
Soulignons que le rapport Science for Haiti (AAAS, 2011) a rappelé une vérité qui devrait en fait être une évidence : « Les efforts à consentir pour la reconstruction d’Haïti et pour assurer, à terme, son développement durable et améliorer les conditions de vie de tous les Haïtiens exigent, tous les deux, l’apport de la science et de l’enseignement scientifique ». Les différents scientifiques de l’Association américaine pour l’avancement des sciences (AAAS) soulignent le fait que « la science constitue un élément fondamental de l’avenir d’Haïti ». C’est dans le prolongement historique de cette pensée, au demeurant incomprise par les décideurs, que le Groupe de Réflexion et d’Action pour une Haïti Nouvelle (GRAHN) a créé, en 2016, l’Académie Haïtienne des Sciences (AHS).
Photo logo : Le professeur Alain Togbe avec des participants à la mini-école de mathématiques à Génipailler – Photo : @NancyRoc
[1] L’innumérisme est à la maîtrise des nombres, du raisonnement et du calcul ce qu’est l’illettrisme à la maîtrise de la langue. Définition du mathématicien québécois Normand BAILLARGEON.
[2] Marc Antoine Archer, La promotion de l’Éducation Mathématique en Haïti : un besoin fondamental, Le Nouvelliste, 18 mars 2016.