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Haïti-Insalubrité : Au pays des cloaques

Par Nancy Roc

Pour AlterPresse

Depuis plus de 30 ans, la gestion des déchets demeure un casse-tête en Haïti. Quelques pluies et les rues de la capitale - comme d’autres villes de provinces - se transforment en gigantesques cloaques d’eaux usées, d’immondices et de toutes sortes de déchets nauséabonds et malsains. Entre démission des autorités de l’État et manque de civisme des citoyens, Port-au-Prince vient d’être classée la ville la plus sale du monde. Comment les Haïtiens peuvent-ils vivre ainsi et que faire pour arrêter cette gangrène ? Notre collaboratrice Nancy Roc s’est penchée sur le problème et présentera une série spéciale de trois articles, dont voici le premier.

En 1985, la population de Port-au-Prince était estimée à 600.000 personnes. Aujourd’hui, elle a atteint les 4 millions et, en 2018, 52% des Haïtiens vivent en ville [1]. Il est lieu de se questionner sur la gouvernance de l’État par rapport à la situation démographique et toutes les conséquences que cela implique telles que, la pauvreté, l’enclavement des régions, l’explosion démographique, la gestion des déchets et une catastrophe écologique qui augmentent l’impact des phénomènes naturels dans un pays extrêmement vulnérable et classé parmi le top 5 des pays les plus exposés de la planète [2].

C’est grâce à l’éthologue John B. Calhoun que l’on connait les effets de la surpopulation sur le comportement animal et humain. Le cloaque comportemental est un concept qu’il a développé en 1962 et qui est « la résultante de tout processus qui rassemble les animaux en nombre anormalement élevé ». Le terme cloaque (lieu destiné à recevoir les immondices) est choisi à dessein car les comportements observés sont en fait une augmentation de l’apparition des pathologies observées dans un groupe donné. En menant des expériences de surpopulation chez les rats, il a démontré scientifiquement comment une variété de comportements anormaux, souvent destructeurs, apparaissent. Les animaux mis dans une situation anormale de surpopulation vont être plus agressifs, des perturbations de l’activité sexuelle et des perturbations dans l’organisation sociale vont apparaître. Sa conclusion était que l’espace lui-même est une nécessité [3]. Des études ultérieures impliquant les humains ont montré que ce n’est pas le simple manque d’espace qui provoque ce phénomène. C’est la nécessité pour les membres de la communauté d’interagir avec l’autre. Lorsque les interactions forcées dépassent un certain seuil, les normes sociales se cassent. Ainsi la densité sociale est considérée comme plus importante que la densité spatiale géométrique. Même si la nature humaine diffère des animaux, il est reconnu qu’avec peu d’espace et une forte densité de population, toutes sortes de problèmes peuvent surgir. Cela conduit à de la frustration. L’être humain ne reconnaît plus son entourage et lui-même. C’est une question d’aliénation.

Une dernière conséquence indirecte de la surpopulation a aussi rapport avec notre système politique. Dans le cadre de notre processus décisionnel démocratique, la défense des intérêts collectifs en Haïti n’existe pratiquement pas. Ainsi, les gens ne trouvent pas leur identité dans le processus décisionnel ou ne se sentent pas concernés. En raison de la grande distance géographique ou psychologique entre les personnes directement concernées et les hommes du pouvoir (responsables et politiciens), il en résulte également de l’aliénation.

En Haïti, la surpopulation a déjà été montrée du doigt en maintes fois par des organisations humanitaires et des experts internationaux pour expliquer la misère, la dégradation de l’environnement, la famine et le décès de milliers de personnes écrasées lors du séisme, à cause [entre autres] de la densité des habitations construites sur des espaces limités. Malgré tout, les conséquences de l’explosion démographique n’ont pas été gérées par la succession de gouvernements plus prédateurs que concernés par le sort de leur population. Sous le gouvernement Martelly-Lamothe et son parti actuellement au pouvoir, on est davantage préoccupé par l’image du pays et sa place sur la carte mondiale touristique, que par la nécessité primaire de nettoyer les villes avant d’y convier des touristes. Gérer la surpopulation ou décentraliser la capitale est le cadet des soucis des dirigeants, en témoigne le dernier budget contesté de la République qui prévoit 94,3 % des dépenses de fonctionnement pour le département de l’Ouest, soit moins de 6% pour le reste du pays [4].

Comme nous le verrons, en Haïti, le cloaque est aussi un foyer de corruption morale et intellectuelle qui a permis que Port-au-Prince soit classée comme la ville la plus sale du monde dans le 20ème rapport de l’enquête annuelle de Mercer sur la qualité de la vie, publié en mars 2018, et qui concerne 231 pays. [5]

L’insalubrité, symptôme de la corruption et de l’impunité

Devant le spectacle récurent et hideux de la capitale, la Mairie de Port-au-Prince s’en lave les mains : « la gestion des déchets dans l’air métropolitaine ne relève pas des compétences de la mairie », souligne son porte-parole Allwitch Joly qui renvoie cette mission au Service métropolitain de collecte de résidus solides (SMCRS), qui a lamentablement échoué. « Mon rêve, c’est de faire du SMCRS une institution modèle dans le pays », avait déclaré sa directrice, Magalie Habitant, deux semaines avant son installation à la tête de cette institution. [6] Mais son rêve s’est transformé en cauchemar et aujourd’hui, ses employés l’accusent d’absence de leadership et de mauvaise gestion : « Nous avons des enfants à l’école. Nous sommes venus ici, au travail tous les jours. On nous doit de l’argent depuis cinq mois, mais personne ne nous pipe mot, comme si nous devrions bouffer les ordures », tempête une des employées. Un autre a indiqué que la directrice ne se serait pas présentée à son bureau depuis cinq mois.

La propreté des rues et de notre environnement est le respect de base le plus minime qu’une administration doit à sa population. Alors, que dire des dirigeants qui laissent un peuple vivre dans une telle saleté ?

« Ils ne sont intéressés qu’à se servir et non à servir la population et sont asservis par le dieu argent/pouvoir. Ceux qui sont ou qui se sont placés dans des positions d’autorité, de pouvoir, de contrôle et d’influence n’ont jamais hésité à jouir pleinement des droits et des privilèges qu’ils estiment, à tort ou à raison, leur être dus tout en ne faisant aucun cas de leurs devoirs et de leurs responsabilités », déclare Martine Jean Claude, consultante spécialisée en opérationnalisation et en exécution, dans une interview à AlterPresse.

Pour cette citoyenne concernée, le degré d’évolution de notre conscience, aussi bien individuelle que collective, détermine la qualité de notre relation avec nous-mêmes, avec nos prochains et avec notre environnement et doit aussi dicter la qualité de la société que nous pouvons créer ensemble. Or, en Haïti, dit-elle, « cette insalubrité généralisée, cette absence de considération pour notre communauté, notre écosystème, notre écologie indiquent clairement qu’à date, les pensées, les intentions, les motivations, les sentiments de la grande majorité des membres des « élites » d’Haïti sont caractérisés par l’individualisme et l’égocentrisme. L’état de notre pays est le reflet parfait, la matérialisation fidèle de cet état d’être, avide et cupide ». L’insalubrité immonde de la capitale n’est, à son avis, que « le symptôme de cette cause première qu’est le règne de la corruption et de l’impunité ».

A quoi bon être riche si l’on doit vivre dans une poubelle ?

Selon les responsables du SMCRS, en 2012, la quantité de déchets générés à Port-au-Prince était estimée à 6 000 m3 par jour, dont seuls 30 % sont collectés. Le reste est déversé dans les rues et les ravins. Le taux d’enfouissement des déchets durant cette période était de 200 à 300 tonnes par jour. Le ministère de l’Environnement a évalué la production de déchets solides à 2 500 tonnes par jour, soit 912 .500 tonnes par an d’ordures ménagères, et une production de plus de 2.75 millions de tonnes si l’on tient compte des autres catégories de déchets : démolition, déchets verts, déchets industriels et commerciaux, déchets hospitaliers, balayures, etc. [7]

« On vit dans une gigantesque poubelle et ce qui m’énerve c’est que les gens semblent ne pas être concernés. La plupart, riches comme pauvres, jettent tout dans les rues, sans aucune gêne et en toute impunité. Il faut prendre conscience qu’on vit dans une poubelle, que l’air que nous respirons contient 70% de matières fécales et ne parlons pas de la qualité de l’eau ! », s’insurge Philippe Bayard, Président de la Société Audubon Haïti [8]. La Croix-des-Bossales, (photo ci-dessus) le plus grand marché public de Port-au-Prince, en est un exemple répugnant. Reconstruit en 2008 avec des fonds du Venezuela et mal géré, il croule sous les immondices qui dégagent une odeur pestilentielle. Pourtant, c’est aussi dans ce dépotoir que de nombreux riches commerçants sont devenus millionnaires en y revendant du riz importé. Qu’ont-ils fait pour aider à enlever la boue puante qui s’y trouve depuis plus de 100 ans ? Ils y garent chaque jour leurs jeeps de luxe, respirent cette boue pendant qu’ils y mangent, comptent leurs milliers de dollars sales avant de rejoindre leurs somptueuses villas dans les hauteurs de Port-au-Prince ou de la commune de Pétion-Ville.

« On constate une course après l’argent en Haïti mais à quoi cela sert-il d’être riche si l’on vit dans une poubelle ? Il nous faut changer de comportement et revenir aux vraies valeurs ! Avoir des voitures de luxe et s’habiller avec tout ce qu’il y a de plus beau alors que nous vivons dans des détritus ne fait aucun sens. Il faut un minimum environnemental à tout le monde et cela commence par des choses simples : de l’air et de l’eau de qualité », insiste Philippe Bayard qui avoue être écœuré tant par la saleté de la ville que par la société d’apparence qui prime en Haïti.

Sur les réseaux sociaux, Whatsapp en particulier, des privilégiés se complaisent à refaire le pays virtuellement en organisant des groupes de discussion et en se forçant de ne prôner qu’une lecture positive de la vie dans ce gigantesque cloaque socio-environnemental. Et gare à celui qui montre des photos des détritus dans lesquels vit la majorité de la population ! Dernièrement, le rédacteur en chef d’un important journal s’est fait vilipendé en montrant les tonnes de boites de polystyrènes et de bouteilles de plastique qui ont obstrué la Ravine Bois-de-Chêne (photo ci-dessus) qui facilite le déversement des tonnes d’alluvions et de détritus des quartiers ‘’huppés’’ de la capitale. Pour ces groupes, montrer de telles clichés relève d’un antinationalisme qui salit l’image du pays et ils agressent brutalement toute personne pointant la réalité du doigt.

« Si l’on veut donner une autre image d’Haïti, nous devons nous reprendre et cesser de nous mentir ou de faire croire aux gens qu’on est bien. Il faut travailler pour être bien et réapprendre à vivre ensemble », rétorque Philippe Bayard. Quant à Martine Jean Claude, elle pense que « la file qui conduit aux mensonges qui rassurent est exponentiellement plus longue que celle qui conduit aux vérités qui dérangent. Nous sommes encore à un point de l’évolution de l’humanité où ceux qui préfèrent « être giflés par une vérité qu’être embrassés par un mensonge » sont encore peu nombreux. La bonne nouvelle est que ce nombre augmente…lentement peut-être, mais surement. Heureusement (ou malheureusement…tout dépend de notre perception des choses), la vérité de la réalité finit toujours par nous rattraper », conclut-elle.

« Combien de temps pourrons-nous nous tromper encore ? Tous les délais expirent, le nombre des humains s’enfle comme une mer où les orages vont se déchaîner, le sol épuisé lasse nos efforts, l’eau manquera partout et l’air se raréfie déjà, les aliments ont toujours moins de consistance et les déchets encombrent l’œcoumène, en empoisonnant toute chose. L’heure de vérité sera-t-elle aussi celle de notre agonie ? » - Bréviaire du chaos (1982) - Albert Caraco.

Dans notre prochain article, nous aborderons la responsabilité du citoyen et les pistes de solutions pour commencer à résoudre les problèmes d’insalubrité à Port-au-Prince et dans d’autres villes d’Haïti.


[1Haïti : Crise ou changement’’, documentaire de Gotson Pierre et Fabrizio Scapin, Production : PARTICIP GmbH, 2018.

[2World Risk Index 2017, http://weltrisikobericht.de/english/

[3Cloaque comportemental, Wikipédia.

[5Raoul Junior Lorfils, ‘’Voilà pourquoi P-au-P est #1 des villes les plus sales au monde’’, Loop Haïti, 1er mai 2018

[6Worlgenson Noël, Magalie Habitant :« Mon rêve, c’est de faire du SMCRS une institution modèle dans le pays ». Le Nouvelliste, 10 avril 2017.

[7Joe Antoine Jean Baptiste, La mairie de Port-au-Prince impuissante face à la gestion des déchets, Le National, 9 janvier 2017.

[8Fondée en 2003, cette fondation à but non lucratif, vise à aider les citoyens haïtiens à ’améliorer leur qualité de vie par la restauration de l’environnement, la conservation des espaces naturels et de leur faune.