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Haiti / Nancy Roc : " Les sorcières sont revenues nous chasser "

7 questions à l’auteur de " 2004 : Un bicentenaire amer "

P-au-P., 3 mars. 05 [AlterPresse] --- La journaliste Nancy Roc signe ce 5 mars son livre intitulé « 2004 : Un bicentenaire amer », troisième volume de la série « Les grands dossiers de Metropolis ».

Dans cet ouvrage, Nancy Roc passe en revue les principaux évènements de la fin de l’année 2003 à la fin de l’année 2004. Très critique vis-à -vis du régime de Jean Bertrand Aristide, qu’elle n’a pas cessé de dénoncer, Roc n’est pas tendre envers le gouvernement de la transition, dont les tares sont fortement mises en relief.

AlterPresse a interrogé l’auteur de « 2004 : Un bicentenaire amer » :

Apr - Quel est l’objectif principal visé à travers la série des « grands dossiers de Métropolis ?

N. Roc - Principalement, témoigner de l’histoire immédiate. Cela me semble essentiel dans un pays d’oralité et où la mémoire collective est très souvent ignorée par nos historiens ou sociologues. Il y a des centaines de livres sur le lointain passé d’Haïti mais très peu sur l’histoire immédiate. Depuis 1986, j’ai eu le privilège d’être sur le devant de la scène de l’actualité. Depuis 2001, il m’a semblé important de participer à ’’enregistrer’’ cette dernière par l’écriture. Comme dit le dicton, ’’les paroles s’envolent, les écrits restent’’ et, au-delà de mon travail à la radio, il me semblait essentiel de léguer les analyses des ’’Grands dossiers de Metropolis’’ à la jeunesse de mon pays.

Apr - « 2004 : Un bicentenaire amer » est le titre du 3ème volume des grands dossiers. Amer pour qui spécialement ?

N. Roc - Pour nous tous qui avons osé mener la lutte contre le dictateur Jean-Bertrand Aristide : les étudiants, les femmes, les journalistes, la société civile et les partis politiques. Pour le peuple qui croupit davantage encore dans sa misère. Aujourd’hui, nous constatons amèrement que l’impunité demeure maîtresse en Haïti. De plus, toute la machine administrative laissée par l’ancien régime est toujours en place et constitue un frein important à la démocratie haïtienne. Quant à la violence, les ’’chimères’’ sont encore maîtres sur le terrain malgré la présence de la MINUSTAH. A force de ne pas vouloir faire ’’de chasse aux sorcières’’ comme l’a souvent déclaré le Premier ministre, ce sont les sorcières qui sont revenues nous chasser !

Apr - Vous avez tenté de mettre en évidence une « marche personnelle et solitaire d’Aristide » vers la célébration du bicentenaire. Il est vrai que l’atmosphère en 2003 n’offrait que très peu de possibilité d’initiatives citoyennes de célébration. Mais les observateurs (surtout de l’extérieur) se demandent toujours s’il n’y avait pas moyen de s’approprier le bicentenaire ?

N. Roc - Peut-être mais il me semble que c’est bien tard surtout pendant une période électorale. Je crois que nous avons quelque peu raté le coche et je vois difficilement comment on pourra mobiliser le peuple haïtien autour du Bicentenaire et du grand débat public qui aurait du en émaner.

Apr - A un certain moment, la perspective du bicentenaire paraissait pour vous « un tournant pour récupérer sa souveraineté ». Mais on constate que 2004 a été l’année d’une nouvelle présence étrangère sur le sol national. Quels commentaires peut susciter le constat d’un tel paradoxe ?

N. Roc - Cela renvoie justement à ma réponse précédente : il est trop tardÂ…pour tant de choses. On nous a coupé, une fois de plus, l’herbe sous les pieds. Si le mouvement GNB avait pu engendré son propre gouvernement, les choses auraient pu tourner autrement. Mais la nouvelle présence étrangère sur le sol national est venue tout biaiser. Aujourd’hui, nous avons très peu de raison d’être fiers (sinon aucune) et nous n’avons toujours pas, 200 ans après, réussi à fonder notre Nation. C’est plus que triste, c’est tragique.

Apr - En Octobre 2003, vous vous êtes beaucoup interrogée sur l’attitude américaine vis-à -vis de l’ancien régime. Dans un sens ou dans un autre, la suite des évènements, vous a-t-elle édifiée ?

N. Roc - Non, elle a juste confirmé mes pires craintes. C’est pour cela que je disais tout à l’heure qu’on nous a ’’coupé l’herbe sous les pieds’’.

Apr - Au fort de la crise vous avez mis en garde contre ce qui pouvait être assimilé à un coup d’Etat en souhaitant une issue qui soit un « coup de maître ». Qu’en est-il du 29 février ?

N. Roc - Ce fut justement un coup d’Etat contre le mouvement GNB. Si nous étions restés aux commandes (même au prix du sang) des aboutissants de ce mouvement, nous aurions réussi un coup de maître. Mais là , tout le monde est démobilisé et nous sommes passés à côté de l’essentiel et surtout d’une remise en question fondamentale de notre société.

Apr - En avril 2004, vous avez relevé l’impression que le premier Gérard Latortue pouvait passer comme « un gouverneur des Nations Unies ». Cette impression a tendance à se confirmer ou s’infirmer ?

N. Roc - Ni l’un ni l’autre. Je pense que M. Latortue a été déçu de constater que les promesses d’aide internationale ne se concrétisaient pas. Depuis, il a commis de nombreuses erreurs et surtout, on ne sent pas une main ferme à la tête de son Gouvernement. Ce n’est pas pour rien que ce Gouvernement qui au début suscitait une certaine confiance, est de plus en plus décrié pour son laxisme sans compter sa dérive vers la corruption. M. Latortue sera peut-être un « gouverneur des Nations Unies » s’il réussi les électionsÂ…mais en ce moment, je doute que celles-ci puissent se tenir dans de bonnes conditions. Allons-nous juste avoir 10% ou 20% du peuple qui iront aux urnes et utiliser la ’’légitimité’’ du prochain président comme un paravent au protectorat international ? C’est la grande question qu’il faut se poser aujourd’hui.

Apr - Merci et succès !