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Haïti : Le saut dans l’inconnu d’une politique monétaire

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 9 mars 2018

Les services du Centre national de météorologie (CNM) qui analysent les tempêtes considèrent l’échelle classique de 1 à 13 pour rendre compte de la force des vents, leur vitesse en kilomètres et les dégâts qu’ils peuvent créer. En se référant à cette analogie, on peut dire que c’est une tempête de force 14 à l’échelle de l’intolérance que la déclaration de la MINUJUSTH du 25 février 2018 a déclenchée dans les milieux gouvernementaux. Pour avoir salué la nomination d’un juge appelé à faire la lumière le plus vite possible sur l’utilisation des fonds PetroCaribe et incité à ce que le même processus soit enclenché sur les dossiers des atrocités commises à Lilavois et Grand-Ravine, Madame Susan Page a été conspué. Cette tempête de force 14 à l’échelle de l’intolérance s’est accompagnée d’un saut dans l’inconnu sur le plan monétaire par le gouvernement haïtien.

Comme l’explique Fritz Jean [1], ex-gouverneur de la Banque de la République d’Haïti (BRH), il s’est agi d’une grossière manœuvre pour manipuler la population et lui faire oublier la question PetroCaribe qui est sur toutes les lèvres. En effet, le commun des mortels ressasse le thème des 3,8 milliards de dollars de PetroCaribe gaspillés par l’équipe du PHTK. Un thème qui pave les trottoirs. Pourtant, les autorités haïtiennes auraient dû se féliciter de la déclaration de Madame Susan Page de la MINUJUSTH. Le gouvernement devrait dire que cet ancrage est tout à fait approprié pour renforcer la confiance dans la politique de justice sociale et de développement qu’il prétend vouloir mener. Mais le gouvernement se rebiffe. Et sur sa route, il semble embarquer avec lui les autorités monétaires qui acceptent de mauvaise grâce.

Dans un océan d’amateurisme, la Banque centrale c’est-à-dire la BRH, n’est pas un ilot isolé. Elle fait comme tout le monde et suit le courant de celui qui donne froid dans le dos — Point barre — pour signifier que son autorité ne doit pas être contestée. Avec cette bonne dose d’arbitraire qui caractérise tous ceux qui ont du pouvoir en Haïti, sans tenir compte d’une expérience similaire dans un passé récent, le Conseil des ministres publie un arrêté le 28 février portant obligation de libeller et de payer toutes les transactions commerciales sur le territoire national en gourdes. Le lendemain 1er mars, le texte est publié au journal officiel Le Moniteur N° 38.

L’hémorragie de la gourde

La prise de décision du gouvernement qui s’est faite sans concertation avec les principaux acteurs intéressés démontre encore une fois la continuation d’une conception médiévale et archaïque de l’autorité. Les autorités de la BRH savent bien qu’il existe des lois économiques contre lesquelles on ne peut pas se battre comme nos ancêtres le firent avec des baïonnettes. Il faut de l’esprit. Combien de fois n’ont-elles pas injecté des dollars sur le marché en grande quantité pour combattre la dépréciation de la gourde ? En effet, la BRH a encore mauvaise grâce d’annoncer que l’hémorragie de la gourde continue malgré ses interventions de vente sur le marché des changes qui sont d’une moyenne annuelle de 70 millions de dollars depuis 2011. Les résultats sont comme des coups d’épée dans l’eau.

Haïti arrive rarement à respecter les objectifs internes et externes qui lui sont assignés dans la gestion de son économie. Le tableau 1 indique les variations du taux directeur de la BRH, lequel est l’équivalent des bons BRH à 91 jours. Les autorités monétaires baissent les taux directeurs dans le but d’induire les banques commerciales à financer notamment des secteurs porteurs capables de permettre des rentrées de devises. Quand les taux directeurs augmentent, il s’agit de diminuer la masse monétaire et de combattre l’inflation.

Sous la gouvernance du parti PHTK, la dépréciation systématique de la gourde a continué de plus belle, malgré l’aide massive des milliards de dollars reçus de PetroCaribe et de la CIRH. En septembre 2011, il fallait 40 gourdes pour un dollar et aujourd’hui il faut 66 gourdes pour un dollar. En sept ans, la gourde a perdu 26 points alors qu’elle n’avait perdu que 2 points dans les sept années antérieures à 2011, car il fallait 38 gourdes pour un dollar en 2004. C’est dans un pareil contexte que la politique de dédollarisation partielle contient de multiples risques. Si les revenus publics peuvent augmenter, la profitabilité du secteur financier risque d’en pâtir ainsi que les taux de change. La BRH peut être obligée de diminuer le coefficient de réserves obligatoires sur les passifs en gourdes et en dollars pour faciliter la réalisation de ces objectifs monétaires. Mais par-delà la mise en vigueur de ces mesures sectorielles, ce sont les goulots d’étranglements dans les esprits qu’il faut éliminer pour une nouvelle organisation du pays.

La mendicité arrogante

Les facteurs fondamentaux de l’économie font que les agents économiques ont une préférence pour le dollar. À la moindre occasion, le gouvernement PHTK augmente le déficit budgétaire. Un exemple parmi cent est la décision du président Martelly de dépenser 40 millions de gourdes en mai 2013 pour célébrer le second anniversaire de sa prise de pouvoir. Le coût du carnaval des Cayes de 2017 est estimé à 240 millions de gourdes, celui de 2018 à 180 millions de gourdes. Le décor du défoulement et de la débauche est bien en place dans nos têtes. Cette représentation de la vie et du pouvoir prédomine. Aussi, la BRH ne met-elle pas la charrue avant les bœufs en se lançant dans une dédollarisation partielle sans la réorganisation des finances publiques et la mise en chantiers de mesures réelles permettant la réduction du déficit budgétaire par rapport au produit intérieur brut (PIB) ?

Il importe de mettre fin aux simulacres, au faire semblant et à une folie des grandeurs qui ne cadrent nullement avec notre réalité. Peut-on parler d’économie nationale quand le budget d’investissement est financé à 80% ou 90% par l’aide étrangère ? Question aussi pertinente pour le budget de fonctionnement subventionné à 30% ou 40%. À quoi s’ajoutent les transferts de la diaspora qui représentent un tiers du PIB. De tels chiffres n’autorisent aucun discours musclé et aucune « arrogance » d’un gouvernement qui organise des « caravanes » sans la moindre planification. La preuve la plus flagrante est que le financement des « caravanes » estimé à 3,9 milliards de gourdes augmente le déficit budgétaire pour les cinq premiers mois de l’année fiscale de 13,1 milliards de gourdes [2]. Dans le même temps, les interventions des paysans de Bocozelle au programme Intersection de Radio Caraïbes le 7 mars 2018 pour réclamer des actions sur leurs terres laissées en friche indiquent bien qu’il n’y a aucune planification dans ce qui est pourtant considéré comme le projet par excellence du gouvernement.

Le gouvernement a toujours mauvaise grâce quand il fait semblant d’écouter les voix de la raison. Il préfère un gouvernement de personnes à un gouvernement de lois. Et il le fait avec cette mendicité arrogante qui doit être vue pour ce qu’elle est : son incapacité à produire les moyens d’existence à la population, tout en se référant constamment à 1804 pour masquer cette incompétence. Les dépenses somptuaires du gouvernement en congrès, voyages, carnavals, etc. créent cet « environnement financier étriqué » [3] comme la BRH l’a d’ailleurs affirmé dans « Un agenda monétaire pour la croissance et l’emploi. »

Une fuite de capitaux

Après le départ de Leslie Delatour comme ministre de l’économie et des finances, le général Prosper Avril en 1989 avait pris un arrêté déclarant la gourde l’unique monnaie pouvant circuler sur le territoire national. La montagne a accouché d’une souris et après moins d’un mois, les agents économiques ont recommencé à utiliser le dollar car cette mesure de contrôle rendait le dollar plus cher. Le président Avril a pensé d’un autre côté, tergiversé et a reculé. La situation d’insécurité économique créée avait alors conduit à une fuite de capitaux sans précédent. Ce qui risque de se produire avec le saut dans l’inconnu de la politique monétaire actuelle. Selon le journaliste Christian Lionet, « Cinquante-six millions de dollars en devises américaines ont été expatriés à l’étranger en 1989 par des Haïtiens, annonce "Le Nouvelliste", citant Delatour qui qualifie de "véritable saignée" cette fuite de capitaux qui avait déjà atteint en 1988 le chiffre record de 88 millions de dollars [4]. »

On doit se demander si on ne va pas d’un saut dans l’inconnu vers l’abîme aujourd’hui avec cet Arrêté du 7 mars 2018 qui introduit son argumentation en disant : « Vu le décret du 7 juillet 1989 faisant obligation aux banques commerciales et aux maisons de transfert de remettre à la Banque de la République d’Haïti (BRH) la totalité des devises générées par les opérations d’exportations, les transactions de toutes sortes et, en particulier, tous paiements faits de l’étranger aux maisons de transfert ». Rocambolesque ! Cette référence ne saurait passer inaperçue. Au contraire. Nos compatriotes se couvrent le plus possible en accumulant des dollars américains tout comme les agents économiques dans le reste du monde achètent de l’or pour se couvrir contre le dollar. En effet, le dollar est devenu en réalité du papier de toilette depuis le 15 août 1971 quand le président Nixon a mis fin à sa convertibilité en or. Tous les économistes de l’école monétariste autrichienne, en particulier le professeur Antal Fekete [5], n’ont cessé d’argumenter pour l’utilisation de l’or comme monnaie internationale.

Haïti n’est pas isolée du reste du monde. Cette république est donc condamnée à évoluer. Tout comme les anciens esclaves, partis esclaves depuis l’Afrique, se retrouvent à Saint-Domingue au contact des jésuites abolitionnistes, partisans de l’émancipation, autour de la cérémonie du Bois-Caïman. Ce qui fera dire au sociologue Laënnec Hurbon : «  Que la tête du père Philémon ait été apposée par les colons, sur la place d’armes du Cap, à côté de celle de Boukman sur la potence, cela devra encore être médité par les historiens [6]. » Avec 16 prêtres sur 24 dans la plaine du Nord aux côtés des esclaves, la révolution française de 1789 ébranlait des certitudes à Saint-Domingue en bousculant de puissants intérêts. Réalité que ne pouvait admettre le nouveau formatage des consciences des nouvelles élites haïtiennes.

C’est aussi le cas pour la monnaie qui doit tenir compte de l’environnement général dont parle Jean Baden Dubois, gouverneur de la BRH, à la page 22 de Mise en œuvre du programme d’incitation aux secteur productifs dans le cadre de la politique monétaire de la Banque de la République d’Haïti. Il déclare : « Toutes ces initiatives risquent d’être inefficaces sans un environnement légal approprié, sans l’existence des infrastructures nécessaires au bon fonctionnement de l’environnement économique, sans la participation du secteur privé des affaires, sans une amélioration de la gouvernance globale des institutions publiques et privées [7]. » Des éléments qui n’existent pas aujourd’hui et sans lesquels les ennuis ne feront que succéder aux ennuis. Dans une impunité, une crise de confiance généralisée et loin de toute sincérité.


[1Fritz Jean, « Entrevue avec Liliane Pierre-Paul », Radio Kiskeya, 5 mars 2018.

[2Etzer S. Émile, « Comment comprendre le déficit budgétaire enregistré au cours des cinq derniers mois », Le Nouvelliste, 7 mars 2018.

[3BRH, Un agenda monétaire pour la croissance et l’emploi, Port-au-Prince, 2017, p. 67.

[4Christian Lionet, Haïti, L’année Aristide, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 323.

[5Antal Fekete, Le Retour au Standard Or, Paris, Le Jardin des Livres, 2011.

[6Laënnec Hurbon, L’insurrection des esclaves de Saint-Domingue (22-23 août 1791), Paris, Éditions Karthala, 2000, p. 11.

[7BRH, Mise en œuvre du programme d’incitation aux secteur productifs dans le cadre de la politique monétaire de la Banque de la République d’Haïti, Port-au-Prince, 20 juin 2017, p. 22.