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Le miroir de la visite du Prix Nobel nigérian Wole Soyinka en Haïti (1re partie)

Par Leslie Péan*

Soumis à AlterPresse le 23 février 2018

La visite en Haïti de l’écrivain nigérian Wole Soyinka du 16 au 26 février 2018 est un événement sans pareil qui mérite le plus grand écho. Un vrai coup de force ! Un miroir qui fait une mise en valeur de la culture de la qualité dans toutes ses dimensions. Mais aussi un miroir qui nous renvoie notre propre image sans distorsion ni complaisance. Les enjeux de l’événement sont donc multiples. Dans le cadre des Rencontres d’Ici et d’Ailleurs organisées par le Laboratorio Arts Contemporains, le Prix Nobel de littérature de 1986 était accompagné d’une forte délégation de plus de quinze personnalités nigérianes, béninoises et suisses dont un cinéaste, un journaliste, un chorégraphe, un metteur en scène et des chanteurs.

La carte de visite de Soyinka a du relief. On y trouve en anglais vingt-cinq pièces de théâtre, deux romans, trois nouvelles, cinq récits autobiographiques, huit recueils de poésie, sept essais et un opéra. Des centaines d’articles de journaux parus au Nigéria et dans la presse internationale. Wole Soyinka est très prolifique. Vingt-sept de ses œuvres ont été traduites en français. Avec ses cheveux blancs, à 83 ans, il a la tête qu’il faut. Sans fausse modestie.

Avec le Prix Nobel Wole Soyinka comme tête d’affiche, le public haïtien a fait la connaissance d’un écrivain, un poète, un dramaturge, un penseur, un militant politique et lutteur qui n’a cessé d’aller à contre-courant de l’arbitraire et des pouvoirs absolutistes toute sa vie. La dizaine de jours passés en Haïti est un bout de chemin qui l’a emmené au Cap-Haitien et dans d’autres villes de province. Initiative poursuivie par Rencontres d’Ici et d’Ailleurs à Jacmel et aux Cayes. Initiative de qualité qui nous raffermit et nous démarque des dérives grotesques qui ont marqué la période du carnaval 2018.

Devenir des êtres humains

Échappant à la catégorie d’intellectuels des classes moyennes qui ne se mouillent pas en politique, Wole Soyinka n’a jamais permis aux armes des dictatures de ramollir sa pensée et son action. Pendant que d’autres étaient déboussolés par la guerre civile du Biafra, il prenait position et répondait simplement à la question de la nécessité de la paix. Pour avoir refusé toute forme d’échappatoire, il a été emprisonné pendant deux ans et trois mois, de 1967 à 1969, par le régime militaire du général Gowon, sans inculpation. Libéré, il reprend ses activités littéraires, mais il est obligé de prendre l’exil sur une motocyclette en 1994 sous le gouvernement du général Sony Abacha. Sa tête est mise à prix et il est condamné à mort in abstentia. À l’étranger, tout en enseignant aux universités Cambridge, Yale, Princeton, Duke, etc. il ne cesse de continuer de dénoncer les violations des droits humains par les régimes militaires de son pays. Soyinka ne pourra revenir au Nigeria qu’en 1998 après la chute du dictateur Abacha.

Avec le même mordant, le militant continue le combat pour les libertés démocratiques et la justice. Il fonde un parti politique en l’an 2010, le Front démocratique pour une Fédération des peuples (DFPF en anglais). Il déclare qu’il n’est candidat à aucun poste et veut seulement donner une alternative aux jeunes et aux déçus des partis traditionnels du Nigéria. Entre les combats menés dans son pays contre les dictatures militaires, Wole Soyinka continue d’enseigner à Harvard, Oxford et dans les plus grandes universités américaines et britanniques. Suite à la victoire de Donald Trump aux élections américaines, le professeur tient une promesse faite en novembre 2017 à ses étudiants d’Oxford et détruit en signe de protestation sa carte verte (green card) de résident américain.

Dans le reflet du miroir de la visite de Soyinka, on voit plein de ces petites choses susceptibles de nous aider à être des femmes et des hommes. Soyinka le disait lui-même, lors du kidnapping de 276 jeunes filles par les islamistes obscurantistes de Boko Haram en 2014 qu’il est d’abord un être humain avant d’être un Nigérian et un Africain. Et en tant qu’être humain, il avait des revendications de base qui devaient être satisfaites. Cette aide pour devenir des êtres humains n’a pas de prix.

Les reflets que renvoie le miroir de la visite de Wole Soyinka ne seront pas nécessairement reconnaissables à l’œil nu. D’où la nécessité de les souligner, car le dramaturge nigérian apporte un peu de ce sel réparateur perçu comme fondamental pour les morts-vivants que nous sommes devenus devant la bêtise. Wole Soyinka fait une expérience particulière avec cette visite en Haïti. Cette fois-ci, il n’est plus dans le pays fictif Gouatouna de sa pièce théâtrale Baabou roi. Il est dans une vraie république de bananes dirigée par un président qui a pris le pouvoir non sans manigances, et avec la bénédiction d’un prédécesseur pervers et déglingué dont les excès sont connus de tous.

Nous regarder dans la glace

Soyinka avait prévu dans la fiction ce ramollissement des principes républicains et pressenti la réalité du pouvoir dirigé par des experts en vulgarités. En foulant le sol haïtien où le simple bon sens est devenu une incongruité, le dramaturge se rend compte que ce n’est pas seulement en langage haoussa que Baabou signifiant « rien » peut être le roi d’une nation. Et avec le feu allumé ainsi dans la demeure, on comprend tous les débordements scatologiques qui suivent. D’où aussi sa réponse d’une grande ferveur du 20 février 2018 aux étudiants de l’Institut supérieur d’études et de recherches en sciences sociales (IERAH / ISERSS) sur les rapports des élites africaines avec l’Occident : « Le plus grand problème de l’Afrique est la trahison de l’élite et de la classe dirigeante. Même après l’indépendance, celle-ci s’est comportée comme les colons, voire pire qu’eux. Le Nigéria peut être considéré comme un laboratoire d’expérimentation de tous ces problèmes dont a hérité l’Afrique [1]. » Incitation à ses interlocuteurs à prendre du recul pour réfléchir et reconnaitre leur image dans le miroir qu’il leur offre.

Soyinka nous incite à combattre l’obscurantisme martelé et cultivé par l’indigénisme et l’école des Griots. En appelant à une meilleure connaissance de soi, Soyinka oriente notre regard vers nous-mêmes, en s’attaquant à la psyché de générations d’intellectuels qui ont sucé le noirisme mystificateur à la mamelle. De ce fait, Soyinka appelle au combat essentiel pour ce qu’il nomme « la restauration de l’esprit » [2] détruit par le séisme du 12 janvier 2010 mais aussi par celui des tontons macoutes de Duvalier.

Face à la gestion nébuleuse des autorités haïtiennes, Soyinka a déploré plusieurs points parmi lesquels on peut retenir trois points essentiels : « la catastrophe humaine dépasse les catastrophes naturels… Le chaos créé par les anciens dirigeants a affaibli Haïti… La déshumanisation des Haïtiens par leurs propres dirigeants, leurs propres frères [3]. » Soyinka nous oblige à regarder dans la glace pour nous faire voir notre ignorance de l’Afrique et de l’histoire de nos ancêtres. Cela ne signifie nullement qu’il faut négliger l’histoire et le rôle fondamental de l’Europe dont la France, pays des droits de l’homme, dans la traite des esclaves mais aussi la responsabilité des rois africains dans ce scandale humanitaire. Un savoir historique sur la traite des Noirs que nous aborderons dans la deuxième partie. (à suivre)

* Économiste, écrivain


[1Causerie de Wole Soyinka avec des étudiants à l’IERAH-ISERSS, Le Nouvelliste, 21 février 2018, p. 25.

[2Wole Soyinka, « Nous sommes tous Haïtiens », Haïti, le sursaut, Paris, Le Courrier de l’UNESCO, Septembre 2010, p. 10.

[3Gotson Pierre, « Le défi d’Haïti est de retrouver sa dignité du passé, selon Wole Soyinka », AlterPresse, 23 février 2018.