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Un an après

Haïti : Retour sur la chute de l’idole

Par Bernard Diederich

B Diederich, expert des questions politiques haïtiennes, fait part de son point de vue sur la crise haïtienne et le départ de l’ex président Jean Bertrand Arsitide le 29 février 2004. (Article paru dans le quotidien dominicain El Caribe, le dimanche 21 mars 2004, sous le titre « La chute de l’idole »)

Traduction libre par Gotson Pierre pour AlterPresse

Certains observateurs sont tellement confus quant aux récents événements qui se sont produits en Haïti, que leurs considérations n’aident en rien le peuple haïtien. Ils ont le devoir moral d’observer les faits et la réalité au-delà d’Aristide. Le peuple haïtien a besoin de reprendre vie ainsi que d’une gouvernabilité qui mette fin à sa misère et à l’oppression. Il a suffisamment souffert tout au long des 29 années d’une dictature féroce sous Duvalier, de dictatures militaires sanglantes et de la décennie perdue du violent gâchis (desgobierno) d’Aristide. Le peuple haïtien a assez souffert. La tromperie a été d’autant plus énorme qu’en 1990 il avait vu dans le père Jean Bertrand Aristide, non un politicien, mais un prophète. Les « experts » étrangers sur Haïti se sont jetés dans l’arène pour présenter, dans des auditions à Washington et dans les médias, leurs avis sur la démission d’Aristide le 29 février (2004). Ils ont qualifié Haïti d’« Etat chaotique » et de « narco-Etat », cherchant à diaboliser Aristide ou à excuser ses péchés. Souvent, ils oublient le peuple haïtien.

Comme si sa souffrance ne suffisait pas, le peuple haïtien est devenu un ballon de football dans la compétition présidentielle américaine. Le sénateur John Kerry, candidat démocrate, a déclaré au quotidien américain The New York Times, durant une tournée de campagne à Houston, que, s’il était président, il enverrait « immédiatement » des troupes en Haïti pour sauver la présidence d’Aristide. On a indiqué que, le même jour, les partisans armés du parti Lavalas d’Aristide ont blessé par balles plus de 25 manifestants pacifiques, dont certains mortellement. Le président George Bush n’a pas envoyé de troupes pour maintenir Aristide au pouvoir. Le secrétaire d’Etat Colin L. Powell a dit qu’il n’y a « franchement pas d’enthousiasme » au sein de l’administration Bush à l’idée d’envoyer des troupes ou des forces policières pour « résorber la violence ».

D’accord

Les membres de la commission exécutive des parlementaires afroamericains du Congrès et quelques démocrates sont d’accord avec la version d’Aristide, selon laquelle, « il a été kidnappé », et accusent Washington de soutenir un « changement de régime », en soulignant que, de fait, cela a été un coup d’Etat. Ils ne prennent pas en considération la boucherie dont sont responsables les partisans armés de Lavalas, les meurtres d’innocents Haitiens, et ils essayent de promouvoir le thème Aristide comme un bon sujet politique controversé, durant la période électorale.

Evidemment, Aristide, qui s’est réjoui de cet appui, s’est transformé en chouchou de la complaisante Communauté des Caraïbes (Caricom) et en particulier du président de cet organisme, le premier ministre jamaïcain PJ. Patterson, qui dirige le mouvement de béatification d’Aristide et en profite pour rendre la monnaie de sa pièce au président Bush. Orlando Marville, un ex diplomate respecté de la Barbade, qui a dirigé l’équipe d’observateurs électoraux de l’Organisation des Etats Américains (OEA) durant les élections parlementaires contestées en Haïti en l’an 2000 (L’OEA a conclu que ces élections n’ont pas été « sérieuses et justes ») a déclaré dans son article publié par le journal de la Barbade « Nation », le 14 mars : « Il est nécessaire d’oublier Aristide, même s’il se trouve en Jamaïque. Il a été élu (en 2000) dans des circonstances qui ne sont acceptables dans aucun autre pays de la Caricom et il a polarisé le pays, lâché dans la rue des hordes d’assassins et a amassé une grande fortune, tandis que le peuple a été appauvri. Il est improbable qu’Aristide représente une force positive dans l’Haiti du futur ».

Qui est responsable ?

Qui a renversé Aristide ? Les Etats-Unis et la France bénéficient d’une grande partie du crédit. Aristide accuse les grandes puissances. Ses lobbyistes aux Etats-Unis ont propagé cette thèse. Le crédit de la chute d’Aristide doit être octroyé aux jeunes courageux étudiants haïtiens, dont quelques-uns ont laissé leur peau dans des marches pacifiques de protestation. Il n’était pas possible de destituer Aristide ni de demander un referendum, parce qu’il n’y avait pas de Parlement ; l’alternative était les marches de protestation et des milliers de personnes sortaient quotidiennement dans la rue où elles étaient la proie des partisans d’Aristide, les « chimères ». A Port-au-Prince et dans d’autres villes et villages d’Haïti, les gens sont descendus dans les rues pour protester pacifiquement. Aristide lui-même n’a fait aucun cas de ces manifestants qui demandaient sa démission. Il les qualifiait de « tizuit » - une petite minorité. Ces manifestants étaient, en réalité, une grande majorité et ont pu paralyser le pays.

C’est Aristide

Au bout du compte, Aristide a causé lui-même sa propre chute. Le petit prêtre, celui qui, en quelques années, est passé de sa chambre à l’école des Salésiens, à une villa entourée de hautes grilles, avec 10 chambres, dans les faubourgs de Tabarre, a obtenu le statut social de bourgeois, précisément la classe qu’il dit haïr. A ce changement de demeure, était lié un mandat arrogant, autocratique et maladroit ainsi qu’une dépendance par rapport à une armée de durs. Ses odieux « macoutes » étaient les « chimères ». Un jeune chef de l’une des bandes d’Aristide à Cité Soleil a indiqué : « Nous sommes les fils des « macoutes ».

Les protestations massives qui ont eu lieu à la capitale ont été uniques. Elles ont été la preuve que les Haitiens de toutes les classes sociales étaient capables de s’unir et de protester ensemble et avec discipline. Riches et pauvres, des hommes, des femmes et même des handicapés sur chaises roulantes, ont marché pendant des kilomètres, épaule contre épaule, protestant contre l’arbitraire d’Aristide et demandant sa démission.

Au début de décembre 2003, le parti Lavalas d’Aristide affrontait l’université. C’est alors que les étudiants universitaires et les élèves du secondaire, issus des classes moyennes et pauvres, ont entrepris des protestations. Aristide était mis en échec. Ses partisans se sont alors montrés plus agressifs et la Police lançait des gaz lacrymogènes contre les manifestants. Les « chimères » ont tué ou ont blessé des étudiants mais les protestations ont continué à être pacifiques.

« Extraordinaire, véritablement extraordinaire », a dit un chef d’entreprise riche qui prenait part aux manifestations. En février, les protestations ont paralysé le pays. La populace entra alors en scène. Des rebelles de mauvaise conduite prenaient place sur les écrans de télévision américaine, française et britannique.

Les rebelles

La poignée de « rebelles » qui est intervenue en Haïti depuis la République Dominicaine nuisait à l’image des manifestants non violents. Toutefois, ces rebelles n’étaient pas la véritable opposition. Ils étaient des opportunistes. Ils ont profité de l’anarchie croissante au niveau de toute la nation, pour assaillir des villes et des villages. Les pauvres, fatigués du harcèlement quotidien des durs et des « chimères » d’Aristide, les ont bien accueillis. Ils ne pouvaient pas songer aux dossiers de violations des droits humains qui pesaient sur les rebelles ou l’implication de ces derniers dans le trafic de la drogue.

Les « rebelles » ont fait l’objet de beaucoup de fictions. Un responsable (américain) déclare au New York Times : « des auteurs de vagues de meurtres dans le passé, dirigent les nouveaux rebelles haïtiens ».

Les rebelles faisaient partie d’un groupe relativement petit, au départ, et passaient allègrement la frontière. La multiplication rapide des mythes a permis l’entrée violente des rebelles en Haïti. Les lobbyistes d’Aristide insistent sur le fait qu’ils étaient soutenus par les services de renseignements américains (CIA) ou formés en République Dominicaine par les forces spéciales de l’Armée américaine. Cela fait rire les « rebelles ». Ils ne cachent pas qu’ils pourraient plutôt eux-mêmes entraîner les forces spéciales et leur enseigner certaines techniques. Les rebelles ont acheté une grande partie de leur équipement en République Dominicaine. Beaucoup d’entre eux portaient d’anciens fusils de la marque Springfield, de la Première Guerre Mondiale. Ces fusils peuvent abattre, à grande distance, un policier (armé de pistolets calibre 38).

Les rebelles avaient attaqué des postes de police et des villages d’Haïti durant des mois et avaient construit un dépôt d’armes dans le centre du pays. Ils n’étaient pas plus d’une douzaine quand ils ont commencé leur mouvement. Eux et leur chef politique, Paul Arcelin, vétéran de la campagne du général Léon Cantave en Haiti en 1964, avaient les contacts nécessaires pour pouvoir traverser la frontière vers le territoire haïtien. En Haiti, ils se sont alliés a un ancien camarade qu’Aristide avait renvoyé, lorsqu’il a dissout l’Armée, sans lui donner une pension pour des années de service.

L’heure a sonné

L’heure des rebelles a sonné lorsque l’armée cannibale d’Aristide s’est retournée contre lui et a pris Gonaives. Cette levée de boucliers contre Aristide aux Gonaives eut un tel impact qu’il coupait la communication avec le Nord du pays. Les rebelles ont mené une guerre de guérilla psychologique qui a poussé les « chimères » et la police à s’enfuir de Hinche et d’autres régions du plateau central. Le Cap Haitien était, comme ils disaient, « un maïs ». La ville tombait presque sans combat.

Dans la nuit du 28 février, vers 11 heures du soir, la nouvelle selon laquelle Aristide avait déjà fait ses valises et était prêt à s’enfuir, circulait à la capitale. Aristide n’aurait jamais admis s’être enfui. Ceci détruirait sa réputation de chef. N’avait-il pas dit qu’il se ferait tué au palais ? Quand ses partisans à Cité Soleil ont su qu’il s’était enfui, ils ont immédiatement dit : « ils l’ont kidnappé ». Aristide n’est pas un dirigeant courageux. Il était hanté par la peur d’être assassiné ; il avait un contrat de plusieurs millions de dollars avec une compagnie de sécurité nord-américaine qui le protégeait. C’est la peur qui l’a poussé à s’enfuir d’Haiti.

Sécurité garantie

Kenn Kurtz, principal responsable de la Fondation Steele, qui assurait la sécurité d’Aristide depuis 1998, a déclaré au San Francisco Chronicle le 12 mars 2004 : « Notre travail était de protéger le président pour qu’il ne soit pas assassiné, kidnappé et intimidé. C’est ce que nous avons fait ». Les rapports selon lesquels l’équipe de Steele en Haïti a fait savoir à Aristide qu’elle n’allait pas pouvoir garantir sa sécurité au moment où les forces rebelles s’approchaient de la capitale le 29 février, obligeant Aristide à s’enfuir dans un avion qui l’attendait, « sont totalement contraires à ce qui s’est passé en réalité », a dit Kurtz. « De fait - a-t-il poursuivi - Steele était prêt à défendre le palais présidentiel de toute attaque si Aristide avait décidé de rester, comme il le disait a ses gardes du corps ». « Aristide a décidé à la dernière minute de se rendre à l’aéroport, probablement parce qu’il voulait éviter une effusion de sang alors que les rebelles progressaient vers la capitale », a-t-il dit.

Kurtz a ajouté qu’il est « faux » que les Etats-Unis aient kidnappé Aristide ou que Steele aurait influencé sa décision de partir. Kurtz a indiqué que ses gardes du corps l’ont accompagné à l’aéroport et ont pris place à bord de l’avion dans lequel il a quitté Haïti. L’image télévisée montrant le chef de l’« armée cannibale » victorieux aux Gonaives s’est avérée déconcertante. Son chef, Amyot (Cubain) Metayer, avait été brutalement assassiné et les photos de son corps horriblement mutilé ont mis en fureur ses partisans. La bande qu’il (Aristide) a armée pour terroriser ses opposants politiques s’était retournée contre lui.

Les lobbyistes d’Aristide prennent plaisir à souligner le teint blanc de l’entrepreneur haïtien André Apaid, qui, étant donné ses excellentes connaissances de la langue anglaise, a eu le rôle de dénoncer Aristide durant les marches de protestations. Ils l’accusent d’avoir vu le jour aux Etats-Unis. L’épouse d’Aristide est américaine. Il y avait des milliers de personnes comme Apaid, mais elles ne pouvaient pas s’exprimer sur les chaînes de TV américaines. Les lobbyistes d’Aristide, rondement payés, oublient les revendications qui se sont multipliées au niveau de toutes les couches sociales en faveur de la démission d’Aristide.

N’importe quel étranger qui se rendait en Haïti pouvait remarquer à quel point les Haïtiens étaient fatigués d’Aristide et de l’insécurité. Ses « chimères » étaient spécialisés dans le trafic de la drogue, les vols de voitures, les kidnappings, les assauts sur les routes et tout type de banditisme. Quand Aristide s’est rendu compte qu’il ne pouvait pas intimider la presse, ses partisans de Lavalas ont obligé des stations de radio à éteindre leurs émetteurs, ont tué, ont blessé et ont contraint trois douzaines de journalistes à s’exiler. Il a également commencé à acheter des stations de radio et de télévision. Qui a été l’auteur intellectuel de l’assassinat du journaliste vedette Jean Dominique ? Une enquête autour de cet assassinat n’a jamais eu de suite durant l’administration d’Aristide.

Ce qui s’est passé en 1996

Un incident m’a préoccupé à propos d’Aristide lorsque celui-ci est revenu au pouvoir. Il s’est produit le 19 janvier 1996, deux jours après que les membres de l’« armée rouge », une des bandes, à l’origine, fidèles à Aristide à Cité Soleil, ait attaqué une patrouille policière. Aristide s’est rendu à Cité Soleil accompagné de fonctionnaires de la police afin de procéder à la réconciliation de la police avec les brigands. Le policier Marie-Christine Jeune, 19 ans, une des premières femmes graduées de la nouvelle académie de police, a refusé de donner la main aux membres de la bande. Exactement deux mois plus tard, le 19 mars, son corps a été retrouvé sur la route de Frères. Ils l’avaient torturée et violée.

Avant et après le départ d’Aristide, Lavalas a attaqué des entreprises et des industries de ses adversaires. Les assaillants forçaient les portes et les grilles et invitaient les gens à piller et à brûler les lieux. Plus de 400 millions de dollars de dommages, mais le pire est que cette destruction a privé les pauvres Haïtiens de leurs emplois. Haiti prendra des années à surmonter la catastrophe laissée par Aristide. Le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan a dit le 8 mars : « Il ne s’agit ni d’un an ni même de 10 ans. Cela prendra beaucoup plus de temps, 10 ans ou plus, et nous devons être patients ». C’est une ironie et Haïti est pleine d’ironies. Quand les troupes américaines ont remis Aristide au pouvoir, celui-ci a dissous les forces armées haïtiennes et a exigé que les troupes américaines désarment les supporters du coup d’Etat (1991). Les Etats-Unis ont dépensé des millions pour préparer la nouvelle force policière. Une fois de plus, les forces américaines sont en Haïti et leur rôle, cette fois-ci, est de désarmer l’armée de durs d’Aristide. Et nous pensions que Papa Doc était machiavélique.