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Haïti : Le scandale sexuel Oxfam, un révélateur du fonctionnement de l’aide humanitaire internationale

Par Frédéric Thomas*

Repris par AlterPresse du site du CETRI [1]

Le choc provoqué par le scandale Oxfam est considérable. L’erreur serait pourtant de s’en tenir à une simple condamnation morale. En réalité, ce scandale est aussi un révélateur du fonctionnement de l’aide humanitaire internationale.

L’attitude d’une dizaine de membres d’Oxfam Grande-Bretagne en Haïti, en 2011, n’est représentative ni de l’organisation elle-même, ni des acteurs humanitaires, en général. Elle ne peut toutefois s’apparenter à un accident ou à un dysfonctionnement ; encore moins à un cas isolé. Des cas similaires dans d’autres pays (Libéria, Tchad, Sud Soudan…), attribuables à d’autres ONG, apparaissent de plus en plus au grand jour.

S’il convient de ne pas céder au réflexe d’autodéfense « corporatiste » du secteur, il faut surtout dénoncer le lynchage précipité et injuste d’Oxfam. Celui-ci, instrumentalisé par ceux qui veulent couper les budgets « inutiles » de la coopération au développement, vise en réalité la solidarité Nord-Sud et la critique politique des inégalités. Le scandale s’inscrit dans le contexte de dénonciation des agressions sexuelles envers les femmes, mais il constitue également un révélateur de la place qu’occupe l’humanitaire aujourd’hui et de son fonctionnement.

Découvrir que des humanitaires, au lendemain du séisme du 12 janvier 2010, dans un pays dévasté où vit une population en détresse, se sont « offerts » des prostituées (dont certaines pourraient être mineures) lors de soirées, payées indirectement par l’argent récolté au nom de la solidarité avec le peuple haïtien, s’apparente à une chute. Et une chute d’autant plus grande que l’aura qui entoure l’aide humanitaire, du moins dans le monde occidental, est puissante.

Mais cette aura n’est que l’envers du désenchantement du politique et de notre paresse intellectuelle et affective. Investi de toutes les vertus, l’humanitaire doit nous laver des complications politiques et de notre impuissance. On juge de son efficacité et de sa légitimité sur base de son propre discours d’autolégitimation et au prisme de notre (bonne) volonté de faire le bien. Et ceux-ci font écran à toute analyse critique, à tout questionnement. C’est cet écran que le scandale Oxfam est venu briser, en obligeant chacun et chacune à reconsidérer l’aide au miroir des inégalités.

L’indignation morale actuelle reproduit paradoxalement le fonctionnement autocentré du système humanitaire. Nos si beaux idéaux salis, on se sent trahis. Et de demander des comptes. Soit. Mais c’est d’abord et avant tout aux Haïtiens et Haïtiennes, aux Tchadiens et Tchadiennes, à tous les autres, qu’Oxfam doit rendre compte, et ce y compris devant les tribunaux de ces pays s’il s’avère qu’il y a eu violation de la loi. On s’interroge beaucoup sur les retombées du scandale sur le milieu humanitaire. Aucun média semble-t-il pour s’intéresser à ce qu’en pensent les Haïtiens eux-mêmes ; une nouvelle fois cantonnés, comme en 2010, au rôle de victimes passives et muettes.

Que tout cela puisse se régler par une enquête interne, quelques renvois pour des « écarts de conduite » (permettant aux employés mis en cause de poursuivre ailleurs, dans d’autres ONG, leurs agissements), en ignorant superbement la justice haïtienne, met en évidence une culture de l’impunité et un haut degré de tolérance. Cela montre également l’incohérence d’acteurs humanitaires, qui ne cessent d’en appeler au renforcement de l’État et des institutions haïtiennes, tout en les contournant et en les affaiblissant par leur fonctionnement même.

Révélateur, ce scandale l’est plus que tout en ce qu’il met en évidence les inégalités et les rapports de pouvoir au cœur du fonctionnement humanitaire. Jaloux de leur indépendance, obsédés par le pouvoir que les États peuvent exercer sur eux, les acteurs humanitaires sont par contre avantageusement aveugles à leur propre pouvoir, ainsi qu’à la manière dont ils l’exercent envers des États du Sud disposant souvent de moins de moyens qu’eux, et plus encore envers les populations de ces pays. Et ce pouvoir est d’autant plus imposant qu’il est occulté au nom de l’urgence et d’une action neutre et apolitique.

Bien sûr, le recours à de jeunes femmes noires et pauvres dans des orgies, donne à voir ces rapports de pouvoir jusqu’à la caricature. Pour autant, ils ne s’y réduisent pas. Du fait de son terrain d’opération et de ses caractéristiques mêmes, ils imprègnent en réalité toute l’architecture de l’aide humanitaire. Celle-ci se déploie, en effet, le plus souvent dans des pays, comme Haïti et le Tchad, marqués par la pauvreté, les inégalités et la dépendance de l’État. Or, loin d’y échapper, elle tend à se baser sur ces inégalités et à les reproduire.

Leurs 4X4, leurs salaires et per diem, leurs moyens et leur accès aux financements, aux médias et aux décideurs, sont autant de signes extérieurs de richesse et de pouvoir, qui placent les humanitaires, presque « naturellement », au-dessus de l’État et de la société civile, des fonctionnaires aux salaires (lorsqu’ils sont payés) dérisoires et des acteurs locaux dont l’expérience et l’expertise est ignorée, sinon méprisée, et dont, de toutes façons, on se méfie toujours.

Ce scandale est donc un marqueur du pouvoir et des inégalités qui structurent toute la chaîne de l’aide humanitaire internationale, et qui permet de tels abus. Y remédier suppose plus et autre chose que des comités de vigilance et des codes de bonne conduite. Il oblige à repenser radicalement le fonctionnement de l’aide, à renverser cette relation asymétrique et à en finir avec la dépossession des pouvoirs et de la parole des « bénéficiaires ».

* Docteur en science politique, chargé d’étude au CETRI.

Photo : Oxfam 2011


[1Centre Tricontinental, Belgique
www.cetri.be