Par Gary Olius*
Soumis à AlterPresse le 22 janvier 2018
"L’économiste doit étudier le présent
à la lumière du passé afin d’éclairer le futur"
John Maynard Keynes
L’économie haïtienne s’apparente à un vrai taudis dont les occupants se retrouvent à l’étroit ou même coincés de tous les côtés. Le mal-être et le déficit y élisent domicile, sauf dans le système bancaire où le profit a cru de manière exponentielle au cours des vingt-cinq dernières années. Comme qui dirait une foire aux paradoxes, les banques commerciales ont toujours le vent en poupe et repoussent d’année en année les limites de leurs bénéfices nets, pendant que les entreprises privées luttent pour rester à flot face à d’énormes difficultés d’accès au crédit et à des mesures incongrues ou inappropriées des pouvoir publics. L’Etat, le plus grand agent économique, se retrouve assez souvent aux prises avec de monstrueux problèmes qui dépassent de loin sa capacité financière. De plus en plus coincé dans un espace budgétaire misérable, cet Etat ne trouve pas mieux que de recourir à des mesures fiscales d’exception qui compliquent beaucoup plus sa situation que de l’aider à trouver une bonne partie des ressources financières dont il a besoin pour répondre aux innombrables besoins de la population haïtienne.
La croissance salutaire de plus de 5%, qui fait le bonheur des pays voisins, fuit notre économie depuis plusieurs décennies, laissant derrière elle une vaste étendue de pauvreté. Et, pour entretnir un certain espoir, des économistes haïtien(ne)s comme la plupart des responsables politiques discourent avec conviction sur un hypothétique retour de la croissance, de la création soutenable de richesses et de la réduction de la pauvreté, à la manière des protestants convaincus qui ressassent avec ferveur : « l’éternel est mon berger, je ne manquerai de rien… ». Avec une fierté qui frôle la suffisance, ils se réfèrent à des modèles théoriques qui, sous certaines conditions, ont fait leur preuve ailleurs. Mais la plupart de ces économistes ne se rendent pas compte que l’économie haïtienne – dans son état de délabrement actuel - ne sait plus que faire de bon nombre de ces vues de l’esprit qui ignorent royalement les problèmes structurels et existentiels de notre pays. C’est justement cela, Haïti se porte mal depuis des décennies parce que nos éminences grises n’ont jamais pu remarquer que l’économie haïtienne n’a rien d’une économie normée ou rationnelle qui fonctionne avec des agents économiques égaux devant la loi et qui génére des opportunités équitablement accessibles à tous et à toutes dans un environnement d’affaires exempt de tendances monopolistiques et d’influences politiciennes néfastes.
N’en déplaise à nos penseurs et décideurs politiques, j’ose croire qu’avant toute autre chose l’économie haïtienne est d’abord une économie à viabiliser. Cette viabilisation, à elle-seule, constitue un processus laborieux et pénible, un travail de longue haleine qui risque de faire des mécontents. Au prime abord, elle devra s’adresser au secteur financier bancaire pour contrôler les attaques spéculatives sur la monnaie nationale, rationnaliser l’intermédiation financière et démocratiser l’accès au crédit. Elle devra interpeller les entrepreneurs pour les inviter à sortir de la logique de boutiques personnelles ou familiales pour penser à la création de vraies sociétés novatrices et conquérantes qui vivront des bons résultats d’une production à forte valeur ajoutée et non des rentes émanées de relations de copinage avec les milieux politiques mafieux.
Cette viabilisation de l’économie haïtienne devra s’adresser à l’Etat qui, au premier chef, devra changer de reflexe et de comportement pour assumer pleinement son rôle de régulateur et pour créer les conditions fondamentales permettant aux investisseurs et entrepreneurs d’agir, en toute liberté et rationalité, dans la mise en place de nouvelles entreprises capables de générer des emplois dignes et durables. Enfin, ce processus de viabilisation ne serait qu’une initiative sans lendemain si on ne trouvait pas les moyens pour lui donner un encrage indéfectible dans les universités et les écoles supérieures du pays, car une économie nationale est avant tout ce que Martin Heidegger appelle un ‘mente concipere’, un projet pensé dans sa globalité qui - pour mieux intégrer ses agrégats (production, croissance, richesse et emploi) – s’évertue en permanence à les questionner pour mieux traquer leurs mystères et les maitriser. C’est exactement cette choséité de la chose qui n’est pas souvent à la portée de nos acteurs politiques et que seule l’institution universitaire est en mesure de faire sienne pour être utile à ce secteur vital pour le pays.
Quoi qu’on dise et quoi qu’on fasse, l’économie haïtienne se singularise de plus en plus. Les divers dirigeants, analystes et experts qui sont à son chevet peinent depuis des années à trouver la panacée qui la sortirait du marasme et l’entrainerait dans un cercle vertueux de croissance et de création soutenue de richesses. Dans cette réalité dédaléenne, ces beaux messieurs et ces belles dames ne voient pas seulement rouge, mais de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Leur raison s’égare bien souvent lorsqu’ils expérimentent des formules qui, loin d’apporter les résultats escomptés, échouent piteusement sans qu’ils ne soient en mesure de saisir le pourquoi de ces échecs répétés. La chose est devenue si désespérante que l’économie haïtienne et les finances publiques ont dû être maintenues sous perfusion depuis un certain temps et alimentées par les transferts de la diaspora, la charité financière internationale et la planche à billets de la Banque de la République d’Haïti. Dans de telles conditions, il est devenu un fait accompli que l’économie haïtienne ne saurait se créer de nouvelles perspectives sans préalablement soigner ses maux, se guérir et sceller son divorce avec certaines pratiques inappropriées. Se guérir d’abord et s’arranger ensuite pour ne pas rechuter, voilà le grand défi auquel elle devra se confronter.
Pour signifier sa propre guérison, l’Etat haïtien ne doit pas continuer à être dépendant des revenus douaniers provenant de l’importation massive de produits usagers (pèpè), tout en faisant semblant de promouvoir une certaine production nationale, portée majoritairement par des entreprises informelles. Car, cela est paradoxal et n’est ni viable ni soutenable. Sous cet aspect précis, il faut croire que la viabilisation de l’économie haïtienne devrait aussi passer par la tenue d’un discours cohérent et potable. En fait, l’importation de vêtements et de meubles usagers qui a assuré et qui assure encore à l’Etat une bonne partie de ses revenus ne peut que clouer les couturier(e)s, les ébénistes et les menuisier(e)s dans leur informalité, la crasse et la pauvreté.
Dans le même ordre d’idées, la taxe prohibitive de près de 70% perçue sur les véhicules neufs n’est en réalité qu’une mauvaise disposition de l’Etat qui, sans le savoir peut-être, appauvrit les gens de la classe moyenne en les obligeant – faute d’un niveau de revenu adéquat – à se procurer de véhicules usagers (venus d’ailleurs) dont les pannes récurrentes les conduisent tout droit à la décapitalisation ou à la ruine. De telles politiques sont à bannir pour paver la voie à la viabilisation économique souhaitée, car leurs seuls gagnants sont l’Etat haïtien qui y puise une recette impropre et les pays exportateurs qui utilisent Haïti comme d’une vaste poubelle pour se débarrasser de leurs détritus.
Cette démarche de viabilisation est en réalité une transition obligée qui mérite l’élaboration d’un paradigme approprié, prenant en considération tous les dysfonctionnements de notre économie et du système de gouvernance qui l’entretient. C’est la réussite d’une telle transition qui pourra mettre notre pays sur la voie de la croissance durable et de la prospérité partagée. L’Etat devra concevoir les politiques y relatives et un cadre juridico-légal idoine qui porteront tous les acteurs et les agents économiques à modifier leur comportement pour qu’à terme nous puissions mettre en œuvre la masse critique d’actions positives et d’initiatives d’envergure qui placeront notre économie dans un cercle vertueux indéfectible.
La singularité de la sphère économique haïtienne appelle à un mode opératoire original, nourri des réalités vécues quotidiennement afin de la transformer en un espace normé de transactions. Oui, un espace productif, rationnalisé, juste et équitable. Toute persistance à continuer à agir suivant le format actuel n’est qu’une condamnation de la société à croupir dans la misère et la pauvreté. En cela, je pense que le grandissime réformateur - Dumarsais Estimé – nous a montré la voie à suivre.
Ce visionnaire hors pair a compris que son plan quinquennal de développement ne serait qu’un recueil de vœux pieux s’il ne créait pas les conditions économiques, financières et sociales lui permettant de trouver les ressources nécessaires pour le concrétiser. Il est allé jusqu’à interdire certaines choses qui étaient susceptibles d’aggraver les conditions socioéconomiques de la majorité des gens, comme c’était le cas dans la publication de la loi du 14 septembre 1947 qui interdisait strictement l’augmentation du prix du loyer en Haïti. Cette disposition légale a fait des gorges chaudes, mais il a su prendre certaines mesures d’accompagnement pour compenser le manque-à-gagner des propriétaires mécontents.
De façon originale, il a fait ce qu’il fallait pour donner un vrai sens au dicton haïtien ‘grès kochon an ki dwe kwit kochon an’, en la transformant en une vraie démarche économique que des économistes chevronnés, comme Paul Romer et Robert Lucas, ont eu à baptiser ultérieurement de modèle de développement endogène. Cet effort d’endogénéisation, empreinte d’originalité, a été une émanation de sa politique de libération financière, laquelle lui a permis de trouver les voies et moyens pour exécuter des projets grandioses comme la cité de l’exposition ou le bicentenaire, le champ de mars, l’achèvement du barrage électrique de Peligre, etc. Tout cela a été possible aussi grâce à la performance fiscale de son régime et des prêts extérieurs, obtenus justement parce qu’il a su projeter pour Haïti l’image d’un pays viable et solvable. Faut-il enfin le rappeler, c’est sur son règne que le salaire journalier minimum est passé de 2.50 gourdes à 3.50 gourdes et le salaire des professeurs de 75 à 225 gourdes.
Dumarsais Estimé a compris ce que la plupart des experts haïtiens contemporains ont encore du mal à comprendre : Haïti est dépositaire d’une histoire qui la singularise sans pitié devant le reste du monde, avec toutes les conséquences que nous connaissons ; cela a engendré la singularisation de son peuple de sa société, de son espace géographique et de son économie. Ce grand Chef d’Etat nous a légué un modèle de développement à la mesure de nos limites et de nos réalités de peuple rebelle. Il nous a donne aussi une grande leçon que nous n’avions pas su valoriser, à savoir que nous ne pourrons développer ce pays qu’en assumant le courage de sortir des sentiers battus et de faire preuve d’originalité dans la conception de nos politiques publiques. La reproduction en grandeur nature de formules toutes faites ne mènera notre pays nulle part. Car, comme l’a si bien dit le professeur ivoirien Kouma Youssouf ‘le développement endogène requiert, avant tout, des dispositions originales et des savoirs endogènes …’. Comprenne qui pourra !
*Économiste, spécialiste en administration publique
Contact : golius_3000@hotmail.com