Par Stéphane Pierre-Paul, Radio Kiskeya
Repris par AlterPresse
Devant un parterre d’écrivains, d’artistes et d’intellectuels dans lequel on reconnaissait notamment Leslie Manigat (historien et leader politique), Michel Hector (historien), Frankétienne (écrivain), Lyonel Trouillot (écrivain), Syto Cavé (écrivain), Philippe Dodard (peintre) ou encore Me Gérard Gourgue, l’écrivain René Depestre, invité spécial de l’institut français d’Haïti, s’est livré mardi après-midi (22 fevrier) à une exploration savante et pluridimensionnelle de la crise deux fois séculaire d’Haïti, lors d’une conférence intitulée « Pour un pays debout dans sa culture ».
Depestre a été chaleureusement introduit par le directeur de l’institut Lévy Paul, l’attaché culturel et surtout par l’historien Claude Moïse, qui n’a pas caché son amitié et son admiration pour le célèbre auteur de qui il hérita dit-il, en grande partie, son émerveillement civique en 1946 et un peu plus tard la maturité de l’âge de la raison critique. Le public, hétérogène et intergénérationnel, composé en majorité de jeunes -heureux de découvrir en chair et en os un écrivain-culte, objet de toutes sortes de récits mythologiques en raison de sa longue absence du pays et de ses nombreuses pérégrinations -a été servi et a écouté avec bonheur, mais aussi des sentiments partagés, la démonstration magistrale d’un septuagénaire qui a gardé toute sa vitalité et sa jeunesse intellectuelle.
En pleine possession de ses moyens discursifs et dialectiques, de son savoir encyclopédique, témoin privilégié et acteur de la fécondité des débats politiques occidentaux, de la passion sans mesure des belles empoignades intellectuelles françaises, le vieux maître de Jacmel aura réussi le tour de force d’exposer en moins de deux heures, hors des sentiers battus ou idées reçues, l’interminable calvaire existentiel du peuple haïtien, les déchirements, les contradictions, les polarisations, les dérives dévastatrices, le vécu anti-démocratique d’une nationalité née de la grande épopée de 1804 ; mais, fondée sur la violence carnassière et l’ethnocentrisme. Ingrédients de l’autodestruction, de l’autoritarisme et vecteurs d’une culture de l’enfermement, d’une civilisation de solitude et d’opposition, suicidaire sur le long terme.
René Depestre dont le grand âge, 79 ans, n’a point affaibli les réflexes contestataires ni l’envie de la rébellion, s’insurge contre la mondialisation qui a généré la robotisation de l’humain, l’uniformisation du monde, le divertissement de pacotille et qui fait courir à notre espèce « des risques d’ensauvagement ».
Il se décrit volontiers comme un « pauvre législateur vaincu » devant les jours douloureux des cultures et des civilisations. Mais, méfions-nous de cet aveu d’impuissance. Car, s’appuyant sur la philosophie de Spinoza et la vision sociale de Jean-Jacques Rousseau, l’auteur « d’Hadriana dans tous mes rêves » se réfère à son homini maître qui, révèle-t-il, l’a sauvé. Dans la foulée, il prône le recyclage civilisationnel pour Haïti en particulier et les pays du sud en général. L’homme et la femme univers, arbitres des féroces affrontements entre le bien et le mal, sont invités à puiser leurs ressources dans l’imagination, le savoir et la conscience morale.
A cette conférence, qu’il considérait à l’instar de Claude Moïse comme une cérémonie d’adieu, Depestre s’est voulu modeste. N’empêche qu’il a été extrêmement sévère et son verdict sans appel, dans son analyse rétrospective de l’échec et du drame existentiel haïtiens. Et là , il n’hésite pas à sortir de son arsenal de citations, cette phrase peut-être froidement réaliste mais cruellement sentencieuse et assassine de son ami Régis Debray, le philosophe français : « Haïti est une société sans Etat ni nation ». Et notre écrivain-penseur de renchérir, en cette année du bicentenaire : « le système haïtien est sous-développant ». Pour lui tout est clair, un pays fondé sur les valeurs raciales, une identité ethnocentriste est condamné à vivre en dehors des circuits de la modernité ; étant tout à fait étranger à ses méthodes, procédures et attributs.
Face à l’immobilisme et au tragique, Depestre propose la laïcisation de notre culture politique afin de la sevrer de la violence, sa mère nourricière. Mais aussi, l’interdépendance avec les autres, compte tenu du rôle historique d’Haïti dans l’avènement de la francophonie en tant que communauté organique. Ainsi, cette grande nation culturelle, d’une densité créatrice peu coutumière, dans le domaine des arts plastiques et de la littérature, pourrait enfin se mettre à l’écoute de l’érotisme solaire, la doctrine littéraire si chère à René Depestre, épicurien de la plume et homme à femmes par excellence.
Et dans sa quête désespérée de voir son pays enfin débarrassé de son ethnohistoire, l’auteur, tout en rappelant les beaux jours de la négritude avec Senghor, Césaire, Price-Mars, convie toutes les composantes haïtiennes à bâtir un univers de rêves et d’aventures comme il en a vécus toute sa vie. Le créateur d’ « Eros dans un train chinois » ou de « Alléluia pour une femme- jardin » n’a pas renoncé à la voie qu’il s’est tracée, depuis sa rupture définitive avec la révolution cubaine en 1978.
Au soir de sa vie, ce champion du monde des aventures littéraires et des expéditions révolutionnaires les plus folles, de Prague à la Havane, en passant par Pékin et Moscou ; aux côtés de Alejo Carpentier, Jorge Amado, Pablo Neruda, Jean-Paul Sartre, Fidel Castro, Che Guevara ou Mao, se consacre autant à ses courses vertigineuses dans l’imaginaire qu’à des réflexions philosophiques et des discours politiques testamentaires sur son temps à l’avenir incertain. Son dernier livre, « Encore une mer à traverser » (titre emprunté à son ami martiniquais Aimé Césaire) se situe dans cette lignée d’œuvre-bilan ; autobiographique à souhait.
Le public présent à l’institut français s’est arraché avec gourmandise ce livre et toutes les autres publications de l’auteur qui étaient en vente-signature. Un véritable plébiscite littéraire ou référendum populaire -45 ans après son divorce avec la terre natale -pour René Depestre, qui a du même coup reçu de l’ambassadeur dominicain en personne Jose Serulle Ramà¬a, une invitation officielle à se rendre bientôt en République Dominicaine où un accueil digne de son rang lui sera réservé.
Radio Kiskeya