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Le nouveau roman de Yanick Lahens « Douces déroutes », un thriller envoûtant et déroutant

Par Emmgé*

Soumis à AlterPresse le 8 janvier 2018

 
Les personnages du nouveau roman de Yanick Lahens « Douces Déroutes » évoluent tous dans la ville capitale Port-au-Prince en proie parfois à des violences contrôlées, mais où de très belles rencontres ne sont jamais loin car la ville, bien que délabrée, chiffonnée par le séisme dévastateur du 12 janvier 2010, garde quelques beautés intérieures, de fraîcheurs succulentes qui attirent des habitués du monde entier qui veulent percer l’épais mystère de ce pays, qui aux yeux de plus d’un, est insaisissable à tout point de vue ; charriant des contradictions à n’en plus finir et déconcertent même des chercheurs les plus madrés. Comme ce professeur à l’École des hautes études en sciences sociales, qui lâche au visage de son ETUDIANT haïtien « je ne comprends rien à votre pays. » L’affaire semble être réglée, entendue, couler dans du béton armé, au point que même les plus optimistes sont gagnés ces dernières années par le pessimisme congénital. Le constat de l’auteur est sans appel et prend forme dans un « désabusement » le plus complet : « Des malheurs. Rien que des malheurs. Haïti la maudite, Haïti la misérable, Haïti La sauvage, Haïti la récalcitrante, Haïti la « à jamais foutue » laid qu’on arrive pas à achever. Un voyage pour voir, toucher, vouloir, comprendre et ne pas comprendre. » 

Francis est arrivé en terre haïtienne comme tout immigré, il doit s’approprier de la ville voire même s’aventurer car pas d’intégration sans un minimum de fréquentations des habitants du pays. C’est ce qui est arrivé à un journaliste français. Francis fut touché par un coup de foudre, désormais le voilà à Port-au-Prince, sirotant son Rhum Barbancourt ou sa bière prestige dans des bars dont les noms en général constituent déjà des matrices poétiques à ciel ouvert : « Francis en est à son verre de rhum et regarde les barmen se déplacer sereinement derrière le comptoir. La musique se déverse sans fin comme une pluie. Et les voix, rivières en crue, montent et descendent dans un bruit sourd. Francis imagine un instant pascal dans un tel lieu et si loin de la France. Pascal, son frère représentant commercial, était venu de province jusqu’à Paris pour la compagnie qui l’employait. De sa province, il ramenait d’habitude dans ses bagages, avec ce qui restait d’affection fraternelles, une inguérissable amertume. Et, depuis quelques mois, les mêmes vociférations acides que le maire Front National de la ville où il vivait. L’attentat contre Charlie Hebdo avait fait monter son délire de plusieurs crans. »

Le roman de Yanick Lahens n’est pas seulement urbain, il est aussi sociologique d’une lucidité topographique à toutes épreuves. Port-Au-Prince est racontée sur toutes les latitudes économiques, sociales, amicales, classe moyenne et bourgeoise, un kaléidoscope explosif dont l’auteur dresse un inventaire particulièrement négatif sans tomber dans un pessimisme dévastateur. Il faut dire heureusement qu’avec l’auteure on est entre de bonnes mains. Elle n’est jamais tombée dans les caricatures que l’on voit dans d’autres romans parlant de notre pays. C’est toujours avec respect et bienveillance qu’elle décrit une réalité, la nôtre, avec autant de candeur que de connaissances sociologiques. On ne saurait parler de cette ville bouillonnante de vie si on n’entretient pas des rapports amoureux avec elle. Les personnages que nous présentent Yanick Lahens sont typiques et atypiques de Port-au-Prince et reflètent bien l’atmosphère de la ville : « Brune et sa mère habitent un quartier de petites gens. Raymond Berthier n’a jamais voulu quitter cet endroit, où il avait emménagé à la mort de ses parents. La maison est aussi modeste que le nom du quartier le dit. Bas peu de choses. Être peu de chose, et bas de surcroît dans ce peu de chose. Il n’y a que Port au Prince pour receler de tels mystères. Ce quartier avait pourtant fait, il y’a deux décennies, la gloire de familles d’avocats inconnus, de médecins de campagne, de petits commerçants arrivés de province, ravis d’avoir conquis leur part de Port au prince. Le quartier cache aujourd’hui des cours encombrées de bric à Brac, une végétation sauvage, des maisons à demi titubantes. Quelques habitants de la diaspora y ont construit par bravade et nostalgie des demeures aux couleurs criardes, rose bonbon, vert pomme, aux formes extravagantes, colonnades et voiles de béton. A vouloir donner le change ou faire revivre un passé perdu, ces maisons nouvelles ont ajouté à la confusion »

On sait gré à notre aîné Marcel Bonaparte Auguste de nous avoir conté avec autant d’élégances que de poésies ce quartier de Port-au-Prince où sont enfermés bien des souvenirs de jeunesse de plusieurs générations de compatriotes qui ont vécu là. En effet « Douces déroutes » est un roman réaliste, dont le décor se projette dans une ville, tantôt coupe-gorge, tantôt féerique, mangeuses et faucheuses de vie à souhait. Un poète de grande envergure, de surcroît avocat, qui se donnait dans la protection des « droits d’auteur » a laissé sa vie au coin d’une rue à quelques mètres de son bureau. Une fois de plus Yanick Lahens nous entraine dans une saga autour de son pays, cette fois c’est Port-au-Prince qui est au centre, mettant le doigt où ça fait mal, sur nos dérives, toujours les nôtres qui courent les rues de Port-au-Prince sans aucune parcimonie. Nos dérives vous dites. Il faut dire que la romancière à l’habitude de les peindre dans des romans comme « Failles » ou encore « Bains de lunes », prix Femina 2015, pour ne citer que ceux-là. Cette femme discrète a pourtant un regard juste et acéré sur la société haïtienne qu’elle décrit d’un roman à l’autre, avec toujours les mêmes préoccupations sociales sur fond de chaos, les personnages qu’elle invente qui collent tant et si bien avec les réalités de notre quotidien viennent de tous les milieux. Dans « bains de lune », le personnage de Messidor est un archétype de chez nous. On retrouve à peu près les mêmes dispositions romanesques dans ce nouveau roman. Port-au-Prince, la ville capitale est omniprésente avec ses habitants, ses rues, ses trottoirs. Ce qui se passe jours et nuits dans cette ville est au cœur de ce roman « Douces déroutes » est un thriller haletant bâti autour de ces faits brûlants distillés à chaque chapitre du livre dans une narration enlevée avec un style télégraphique aussi émouvant que captivant.

Le roman s’ouvre sur une lettre particulièrement brûlante d’actualité. Les gazettes haïtiennes et étrangères en avaient abondamment parlé à l’époque. Dans cette missive des menaces feutrées, mais des menaces quand même, qui pleuvent sur une proie qui ne tardera pas à mourir sous des balles : « L’étau se resserre. Un ami perdu de vue depuis des années, m’a rendu visite il y a quelques jours. Visiblement en mission. Pour me rappeler que j’avais une femme et une fille. Que la vie recelait bien des charmes. Que ma voiture n’était plus très confortable pour les rues défoncées de la capitale. Que, pour un juge de mon calibre, il existait des quartiers bien plus agréables que celui où nous vivons. J’ai souri sans répondre. Il est parti avec un rictus qui était à la fois un étonnement et un regret. Hier deux hommes à moto m’ont suivi jusqu’au virage menant à la maison et, en dépassant la voiture, l’homme assis à l’arrière a juste soulevé son tee-shirt pour me faire voir son 9mm. Et puis il y a cette voix au téléphone, qui ricane quand je réponds, m’insulte. »
 
L’auteure ne s’embarrasse pas de périphrases romanesques pour administrer sa vérité. Elle campe un juge, suivez mon regard, c’est le juge Berthier dont la fille Brune est chanteuse dans un bar. Comme souvent chez Yanick, la réalité et la fiction se mêlent dans un bel ensemble et charrie toutes sortes de dangers dans cette ville où tout peut basculer d’un moment à d’autre dans des horreurs les plus insoutenables : « Cyprien a à peine posé les pieds par terre que chacun y va de sa sagacité, de sa belle âme, de sa bienveillance. La marchande de Frittaille et les badauds s’immobilisent eux aussi un instant attendant l’événement qui va soit les faire s’esclaffer à se plier en deux, soit nourrir leurs conversations pendant quelques jours. Le vendeur d’une entreprise de téléphonie veste rouge sur le dos arrête de proposer des minutes de communication aux passants et observe Cyprien en se grattant le menton. »

Port-au-Prince au delà des clichés

Port-au-Prince et ses rues, que l’on peut allègrement confondre avec les trottoirs, des scènes de la vie courante parfaitement emboîtées dans un carnaval de portraits juxtaposés à nos délirantes et cyniques actualités autour des crimes les plus médiatisés. Yanick Lahens à l’habitude de promener son regard acéré sur nos désœuvrements comme nos richesses, pour en faire des plus beaux récits. Ceux qui oublient vite, possédant des mémoires défaillantes, elle les a rafraîchies déployant une époustouflante érudition. Des actualités de ces quinze dernières années ont été passées en revue à travers des personnages comme l’oncle de Brune, revenu au pays en solidarité avec sa nièce qui a perdu son père. Cet oncle a été mis en avion et expulsé du pays à cause de son homosexualité, car ses parents ne voulaient pas affronter cette honte. Dans cet édifice romanesque, c’est l’insécurité qui préoccupe l’auteure. Elle place le curseur sur nos faits et gestes, un réquisitoire sévère de nos dérives en la matière. Ah, Yanick Lahens sait mettre avec maestria les mots sur nos maux, tenant une comptabilité fiable. On croise des personnages issus des entrailles sociologiques Haïtiennes avec leurs travers, leurs blessures, leurs chimères, leur mal de vivre, parfois leurs misères qui sillonnent les rues de la ville. C’est un tableau particulièrement sombre que la romancière haïtienne vient de peindre dans ce cinquième roman, après Bain de Lune (prix Fémina 2015). Yanick Lahens est au mieux de sa forme avec toujours les mêmes lancinantes dérives de son pays, campant des personnages qui sont confrontés à des épouvantables problèmes :« A la sortie du korosol resto -Bar Warner Nerline et moi nous engouffrons dans la voiture déglinguée de Waner, dont seul le phare avant gauche fonctionne. Elle fait office de taxi à son oncle durant la journée. Waner l’emprunte de temps en temps contre les cinq cents gourdes d’essence que les amis parviennent à collecter. Comme pour cette soirée. La prestation de Brune valait le déplacement, et puis, tous voulaient la soutenir. Seul Cyprien semblait ne pas le comprendre. Tous ont cru que la mort du père de Brune les avait rapprochés. Mais, depuis quelques temps, Cyprien fait l’important. Il joue au monsieur à costume et cravate, et qui y croit. Une évidente distance s’est creusée entre eux. Il n’est pas venu écouter Brune chanter. Brune n’a pas fait allusion à son absence. »

* Pseudonyme

Douces déroutes, Yanick Lahens, Sabine Wespieser Eds, Paris, janvier 2018